La ville de Jérusalem dans Un demi-sac de plomb
Le chapitre précédent a montré que la construction dramaturgique d’Un demi-sac de plomb s’élabore à partir de la spatialité propre au moment de la représentation858 . L’élaboration de cette spatialité spécifique et inscrite dans le temps de la représentation alimente la construction de l’espace dans le texte qui y occupe une fonction centrale. La pièce livre une description de la ville de Jérusalem qui se réalise selon différentes modalités. Les traditions construisent le récit, mythique, folklorique ou historique de la ville. Elles participent à l’expression d’une ode dédiée à la ville. La ville tient une place tellement importante dans le texte qu’elle concurrence les personnages au point qu’ils incarnent finalement le lieu qu’ils racontent, qu’ils habitent et qu’ils défendent. Ces procédés participent à l’opération de patrimonialisation déjà évoquée .
La description de la ville et ses différentes traditions
La description de Jérusalem dans Un demi-sac de plomb s’établit autour des deux éléments constitutifs des représentations largement répandues de la ville : le sacré et le politique. La pièce reprend ces éléments et construit une nouvelle représentation de la ville de Jérusalem.
Jérusalem, le sacré et le politique
Les différents noms de la ville sont donnés par le personnage d’Iwaz, au cours d’une scène de théâtre d’ombres : » عيواظ: احناَبالقدسَياَهبيله، القدسَالشريف، بيتَالمقدس، يبوس، ايلياَكابيتولينا،َاورسالم، الئدس ياَخالص. »860 « Iwaz : Nous sommes à Jérusalem, espèce de sot ! Bayt al-šarīf, bayt al-maqdis, Yābūs, Aelia Capitolia, Ūrusālim, al-ʾUds. » 861 Ces noms font référence aux différentes périodes de l’Histoire de la ville et en « vertu du principe que la pluralité des noms prouve l’excellence de celui qui les porte. » 862 . L’ouvrage Itḥāf al-aḫiṣṣāʾ d’al-Suyūṭī (9b 10b) recense dix-sept noms arabes pour désigner Jérusalem. Le premier terme utilisé par le personnage d’Iwaz, Bayt al-šarīf, signifie littéralement l’ « auguste maison ». Aelia Capitolia est le nom de la ville romaine donné après sa reconstruction par les Romains suite à la révolte de Bar Kokhba en 200 avant notre ère. Le nom est donné d’après le gentilice d’Hadtrien (Aelius Hadrianus) et en l’honneur de Jupiter Capitolin863 . Bayt al-maqdis est utilisé dès les premiers siècles de l’islam où le nom complet de Jérusalem est « Aelia, la ville du Temple » (المقدسَبيتَمدينةَإيليا( 864 . Bayt al-maqdis est resté et est employé notamment pour des raisons religieuses ou politiques à l’époque contemporaine. Bayt almaqdis vient de l’araméen et signifie « la maison du temple ». Yabūs est le nom d’une des anciennes tribus de la ville et est encore utilisé actuellement pour désigner Jérusalem. Il fait référence à un passé arabe ancien. Ūrusālim vient de Ūrušalīm, l’arabisation du terme araméen Uršlem et du terme hébreu Ūršālēm que la tradition chrétienne utilise également. On trouve dans les sources historiques et même dans la poésie arabe ancienne diverses versions arabes de l’hébreu. Al-ʾuds dans le dialecte palestinien de Jérusalem où la consonne occlusive vélaire qāf n’est pas réalisée, à l’instar des autres dialectes proche-orientaux, ou al-Quds dans le registre de l’arabe standard et classique avec réalisation du qāf, est l’appellation arabe la plus courante pour désigner la ville de Jérusalem. La mention de ces différentes appellations de la ville dans le texte de la pièce et leur emploi donnent à la ville une dimension fortement littéraire. Elles inscrivent Jérusalem dans une histoire ancienne.
La mention de Jérusalem
Dans ce texte où la ville de Jérusalem tient une place centrale, paradoxalement, une seule description du lieu est donnée au cours d’une scène de théâtre d’ombres : » عيواظَ: سورَكبيرَوسواقَمسكرةَومسجدَوكنيسهَبييجوهمَالعالمَمنَكلَمكانَوالليَماَبيزورهمَبيحلمَفيهم، مذكورهَ بالقرانَواالنجيلَوالتوراه، دارتَعليهاَحروبَفيَشوارعهاَوفيَالدروب، شوَبتكونَياَفهمانَ؟ كراكوزَ: صعبهَهاي!َعيواظ : يحرقَحريشكَشوَبتحبَتتهبل، ولكَهايَقدسَاألقداس مدينةَبيتقاتلوَعليهاَالناسَ! كراكوزَ: 865 ماَعرفتها! » «- Iwaz : D’épaisses murailles de rempart, des marchés couverts, une mosquée et une église que le monde entier vient visiter et dont rêvent ceux qui n’y sont pas venus. Mentionnée dans le Coran, dans la Bible et dans la Torah, Jérusalem a vu les guerres se succéder jusque dans ses rues et ses ruelles. C’est comme ça, tu comprends ? – Karakoz : Difficile… – Iwaz : Maudit sois-tu, tu aimes faire le sot ! Mais enfin, c’est Jérusalem. La ville sainte, la ville pour laquelle le monde entier se bat. – Karakoz : Je n’avais pas compris. » 866 Cette unique et brève description n’est pas le levier de la construction de la centralité de la ville dans la dramaturgie. C’est par les personnages, marqués par la ville à un point qu’ils finissent par se confondre avec elle, que la centralité de Jérusalem apparaît dans Un demi-sac de plomb. Les caractéristiques de ces personnages construisent une image poétique de la ville qui elle-même donne aux personnages une personnalité spécifique. Les liens étroits entre les personnages et le lieu participent à l’élaboration de « paysages personnages » tel que l’a développé Jean-Pierre Richard867. Pour lui, la description du lieu participe à la construction des personnages : « la marque du rapport ancien, profond et passionnel, qui, pour le meilleur et pour le pire, a relié l’un à l’autre un monde et un corps. » 868 . La construction d’un imaginaire visuel, notamment par l’écran et les ombres du théâtre d’ombres, donne à voir la ville de Jérusalem sur scène.