LA VIE D’UNE SAVONNERIE (2). LES SEANCES D’AMIN : PATRIMOINE ET PRATIQUES DE SOCIABILITE

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La savonnerie Tûqân : un lieu d’observation privilégié

Un espace singulier

La savonnerie Tûqân se trouve sur la place centrale de Naplouse, le Dawwâr al-shuhada (rond-point des Martyrs41), plus communément appelé Dawwâr. Avec la savonnerie Shakaʽa, elle est la seule ancienne savonnerie située en dehors de la vieille ville. Cela explique en partie42 pourquoi elles ont été épargnées par les destructions perpétrées en 2002 et 2003. Celles-ci ont en effet visé en priorité les camps de réfugiés et la vieille ville qui servait de refuge, on l’a dit, aux combattants palestiniens traqués par l’armée israélienne. Je précise « ancienne », car deux savonneries « modernes » ont été construites par les familles Shakaʽa et Kanaʽân, dans les années 1950, dans la zone industrielle de Naplouse. Sur le Dawwâr, place très animée les jours de semaine et théâtre quasi-quotidien de manifestations de soutien aux prisonniers de guerre, ou encore de funérailles, le passant se trouve vite pris dans le flux des voitures, klaxons, vendeurs ambulants. Les murs et les portes de la savonnerie ont été peu à peu couverts d’affiches politiques représentant des martyrs43 ou prônant la solidarité envers les prisonniers. Des vendeurs de vêtements pour enfants et de jouets en plastique ont installé leur étal (basta) de part et d’autre de la grande porte d’entrée44. La savonnerie ne constitue plus que rarement un point de repère pour les habitants ; on préfère se donner rendez-vous devant le vendeur de falâfel-s45 Sharaf, pourtant locataire de la savonnerie. C’est un gigantesque centre commercial en construction pourvu d’un parking à étages, juste derrière elle, qui domine aujourd’hui le Dawwâr.
Le Dawwâr s’appelait avant 1988 Dawwâr al-malik Hussein (rond-point du roi Hussein) du nom du monarque de Jordanie. Il a été rebaptisé Dawwâr al-shuhada (rond-point des martyrs) en hommage aux victimes de la première Intifada.
En partie seulement, car la maison jouxtant la savonnerie Shakaʽa a été complètement détruite par un bombardement israélien en 2006 ; la savonnerie a toutefois été épargnée.
Rappelons que tous les morts du fait de l’occupation et du conflit sont appelés « martyrs » (shahîd, pluriel shuhada), terme qui n’est donc pas réservé aux seuls combattants.
En 2007, l’Autorité palestinienne a effectué une reprise en main de grande envergure à Naplouse, qu’on accusait d’être le siège du « chaos armé » (fawdat al-silâh). Les étals sur le Dawwâr et dans ses environs furent supprimés, et regroupés un peu plus loin, devenant le « marché populaire de Naplouse » (sûq Nâblus al-shaʽbî). On soupçonnait en effet les commerçants de se livrer au trafic d’armes.
Les falâfel-s sont des boulettes de pois chiches frites dans l’huile, généralement consommées en sandwich.
Malgré cette perte de visibilité, la savonnerie jouit d’une position centrale, particulièrement intéressante pour les promoteurs immobiliers. Elle est également un lieu de passage important : la porte principale est largement ouverte sur le Dawwâr pendant la matinée et jusqu’à 14h30, heure de fermeture. Amîn Tûqân, le directeur, la franchissait plusieurs fois par jour pour se rendre à la banque ou au hadaf (Target for Investment and Securities), qui se trouve à deux rues de là. Le hadaf est une société d’investissement fondée en 1997, dans le but de gérer les actions de la trentaine de sociétés cotées à la Bourse qui se trouve à Naplouse (Palestine Securities Exchange Co.). Cette toute première Bourse palestinienne a ouvert en février 1997, à l’initiative de la PADICO (Palestine Development and Investment Ltd.) fondée en 1994. Trente-six compagnies y étaient cotées en 2007.
Située à une position centrale, voire stratégique, la savonnerie était également le lieu d’une relative « paix sociale » du fait de l’affabilité de son directeur Amîn, ainsi que de sa gestion paternaliste des affaires. Signalons d’ores et déjà que le terme « directeur » traduit ici l’arabe mudîr. Comme on le verra par la suite, la savonnerie Tûqân est en fait dirigée par un conseil d’administration, au sein duquel Amîn avait la charge de directeur général (mudîr ʽâm). Il en était également propriétaire puisque celle-ci appartenait à la famille. La savonnerie devait beaucoup de sa singularité à la personnalité haute en couleur d’Amîn, dernier rejeton, célibataire et sans enfant, d’une illustre famille. La famille Tûqân est en effet, avec la famille Nimr, emblématique de l’histoire politique et citadine de Naplouse depuis le XVIIe siècle46. Amîn Tûqân était le neveu, par sa mère, des célèbres poètes Ibrahim et Fadwâ Tûqân, ainsi que, par son père, de Qadrî Tûqân, qui siégea à plusieurs reprises au Parlement hachémite.
Amîn Tûqân passait toutes ses matinées dans la savonnerie, ne la quittant que pour se rendre à la banque ou au hadaf pour s’occuper de ses actions en Bourse. Il y travaillait et y recevait son cercle d’amis le matin, ainsi que des visites de courtoisie ou des demandes d’intercession (wasta). C’était un directeur très apprécié, en particulier de ses ouvriers qui, dès les premiers jours que j’ai passés à la savonnerie, évoquaient sa « générosité » ou sa bonté » : « Il est bon avec nous », disaient-ils souvent (huwwa mnîh maʽna). Je crus d’abord que ces affirmations exprimaient une rhétorique à destination de l’observateur étranger. Je compris ensuite qu’Amîn, extrêmement riche (il aurait hérité d’une bonne partie de la fortune personnelle de son oncle paternel Qadrî Tûqân), ne regardait pas à la dépense ; il n’hésitait pas à verser des primes, à dédommager les ouvriers lors des périodes difficiles, y allant parfois de sa poche. Cette attitude se démarquait nettement, aux dires de beaucoup (le Voir Legrain, J-F., 1999, « Les Palestines du quotidien. Les élections de l’autonomie, janvier 1996 », Les Cahiers du CERMOC n°22, Beyrouth, CERMOC. chauffeur du camion qui exporte le savon en Jordanie, les ouvriers de la savonnerie Tûqân mais aussi de la savonnerie Shakaʽa), de celle des autres directeurs de savonneries.
La savonnerie Tûqân avait encore une autre particularité : elle constituait à la fois un lieu de production et un espace de fréquentation. Se piquant d’un certain anticonformisme, Amîn Tûqân avait installé son bureau non dans la pièce réservée à cet usage, mais directement dans le vaste rez-de-chaussée, dévolu au stockage de l’huile et à la cuisson du savon. C’était là, « en bas » (taht), dans les odeurs d’huile fraîchement versée, qu’il recevait ses amis dès 7 heures 30 du matin, pour une « séance » (qaʽada) quotidienne. Lieu de passage, ouvert sur l’extérieur, la savonnerie était aussi, de facto, un bon observatoire d’interactions du quotidien, de petits événements qui, à travers leur banalité même, exprimaient des rapports de sociabilité entre notables urbains. Le lieu de passage était aussi un lieu de sociabilité citadine. La séance matinale au bureau d’Amîn pouvait être vue, en effet (et c’est la manière dont je l’ai envisagée au départ), comme la prolongation d’une pratique de réunion de notables propre à l’espace de la savonnerie, qu’on appelait la dîwâniyya47.
Je n’ai retrouvé dans les autres savonneries ni cette singularité ni cette ambiance de relative « paix sociale ». La savonnerie Masrî est située à l’Est de la vieille ville, dans le quartier Qaysariyya. A la différence de la savonnerie Tûqân, elle n’a pas été construite par la famille, mais a été rachetée, au début du XXe siècle, à la famille Abdo-Ghazzâwî48. Husâm Sharîf, qui publia en 1999 (avec le concours de la municipalité de Naplouse) un petit fascicule sur l’industrie du savon, indique qu’en 1942, la propriété (mulk) de la savonnerie était détenue par « les fils ‘Abdû » (abna’ ‘Abdû)49. Les licences d’exploitation consultées aux archives de la municipalité de Naplouse indiquent cependant qu’entre 1929 et 1951, la savonnerie était bien possédée par Tâher al-Masrî. ‘Aqîl, un ami proche que je connaissais depuis mes premiers séjours à Naplouse, m’avait emmenée dans les bureaux de la société Hajj50 Tâher al-Masrî, situés rue Hattîn, à l’extérieur de la vieille ville. La savonnerie n’est plus aujourd’hui qu’une branche modique des activités de la société. Celle-ci comprenait une minoterie, une usine d’allumettes, la savonnerie, des stations d’essence, 110 dunum-s (environ 110 hectares) de terrain d’orangeraies (bayyârâ-s) dans la vallée du Jourdain, ainsi que des immeubles dans la vieille ville (magasins et bureaux). Petit à petit, la société a dû fermer les usines : la minoterie et l’usine d’allumettes fermèrent en 1984 et 1985, face au coût qu’aurait demandé une modernisation du matériel. En 1994, outre la savonnerie, les terrains et les stations service, la société s’était lancée dans des investissements extérieurs, avec l’arrivée de l’Autorité palestinienne. En 2005, elle possédait des investissements dans l’usine de cartons, l’usine d’huiles végétales, la compagnie de télécommunications Paltel51 (al-Ittisalât al-filastîniyya), PADICO, certaines banques52…
‘Imâd al-Masrî, le directeur général de la société Hajj Tâher al-Masrî, ne se rendait plus à la savonnerie, et préférait ne pas traiter directement avec les ouvriers. C’est le comptable qui y allait environ une fois par semaine. L’oncle de ‘Imâd, Mohammad al-Masrî (surnommé le beîk53 car sa mère appartenait à la famille Tûqân54) qui dirigea la savonnerie jusqu’à la fin des années 1980, continuait de prendre les décisions depuis sa résidence à Amman.
Quant à la savonnerie Shakaʽa, elle ne jouit pas de la même position centrale que la savonnerie Tûqân ; elle est située à l’extérieur de la vieille ville, dans la rue al-Najâh al-Qadîm où habitent de nombreux membres de la famille Shakaʽa. J’ai pu, dès le début de mon enquête, y constater des fortes tensions entre le directeur Mâher al-Shakaʽa (Abû Zâfer55) et les ouvriers. L’accès m’en devint par la suite difficile, puisque après m’avoir tout d’abord bien accueillie, Abû Zâfer me fit savoir par l’un des ouvriers que je n’étais plus persona grata dans la savonnerie ; l’incident reflétait, du reste, la situation de tension à la savonnerie – j’y reviens au cours du travail.
Mon choix de la savonnerie Tûqân tient donc aussi, dans une large mesure, aux conditions de l’enquête, ainsi qu’aux relations établies, tout au long de ces trois ans, avec ceux qui furent ce qu’on a coutume d’appeler mes « enquêtés », qui furent parfois aussi des alliés ». Avec Amîn Tûqân, avec Diana, l’assistante du comptable de la société Tûqân, ainsi qu’avec les ouvriers, notamment les quatre ouvriers de la découpe, j’ai en effet noué une relation affective particulière.
Il s’agit de la forme abrégée de Palestinian Telecommunications.
Entretiens avec ‘Imâd al-Masrî et avec Nâdî, comptable de la société Hajj Tâher al-Masrî, 2005.
Il s’agit d’un rang militaire ou administratif à la période ottomane. En français, le titre est désigné par le mot « bey ». Le mot beîk est aujourd’hui utilisé comme terme de respect.
A Naplouse, le mot beîk est souvent associé à la famille Tûqân, tandis que celui de agha (chef militaire à la période ottomane) désigne la famille Nimr.
Abû signifie « père ». Dans le monde arabe, les hommes sont fréquemment désignés par un surnom (laqab), formé à partir du nom de leur fils aîné : « Abû Fulân » (père de Un Tel). Il en va de même pour les femmes, appelées Umm (mère de)… Un Tel.

Conditions de la recherche et relations d’enquête

Qu’on me permette tout d’abord un bref excursus sur la manière dont j’ai fait la connaissance d’Amîn Tûqân. Le lecteur pourra ainsi se faire une première idée du personnage, « flambeur » dans sa jeunesse comme d’autres membres de grandes familles, resté à Naplouse par nécessité alors que la majorité de ses proches résident hors de la Palestine, en Jordanie, dans le Golfe, au Canada ou aux Etats-Unis. C’est Nâ’ila, l’épouse tunisienne du vice-gouverneur de Naplouse, qui nous présenta en 2004. J’exposai à Amîn mon projet de recherche, et nous effectuâmes une brève visite de la savonnerie : il me montra d’abord le bureau à droite de la porte, et les photos des divers membres de sa famille. Puis nous montâmes à l’étage, « en haut », pour admirer les tours de savon. Enfin, lorsque nous nous rassîmes, Amîn m’offrit un gâteau à la figue, ainsi qu’une pendule en plastique, puis me raconta ses voyages en Corée du Sud et à Paris. Deux jours plus tard, je me rendis chez lui, dans la maison qu’il habitait avec ses deux sœurs aînées Nabîha et Nazîha sur la montagne du Sud, pour y faire un entretien. Nous discutâmes dans le grand salon ; sur le mur, en face du canapé où nous étions assis, trônait son portrait, dont il m’expliqua qu’il avait été fait en Asie du Sud-Est. Je repartis les mains pleines de tablettes de chocolat, et la tête emplie des récits de voyages d’Amîn, d’hôtels de luxe en casinos.
Lorsque je revins en mars 2005 et me présentai de nouveau à lui, Amîn me reconnut immédiatement. Il me prit rapidement sous sa protection, et me permit de passer tout le temps que je voulais dans la savonnerie, qu’il soit présent ou non. Je représentais une distraction et sans doute, à partir d’un certain moment, un élément exotique pour son assemblée et valorisant pour lui. Jouissant dans la savonnerie d’une autorité indiscutée, Amîn n’était pas du tout hostile à ma présence prolongée auprès des ouvriers. Ces derniers, habitués à voir passer des visiteurs munis d’un appareil photo, tout d’abord surpris de me voir revenir tous les jours, m’ont rapidement adoptée.
Enfin, je me suis assez tôt liée d’amitié avec l’assistante du comptable, Diana, seule jeune femme d’à peu près mon âge dans cet univers d’hommes. Cette relation était pour moi rassurante. Sa volonté de « m’aider dans mon enquête » était réelle ; sa situation, un peu à la marge de la société de Naplouse (son statut de femme non voilée, sa tenue vestimentaire, le fait qu’elle passe du temps tous les jours dans le monde très masculin de la savonnerie), ainsi que notre proximité en âge facilitaient la confidence. Diana est peu à peu devenue tout à la fois mon informatrice et mon « alliée » privilégiée. Je reprends ici une distinction établie par Florence Weber, pour qui [il existe] deux styles – incompatibles – de relations avec les indigènes : une collaboration amicale avec des alliés et une relation plus distante et plus orthodoxe (entretiens non directifs, longs et répétés) avec des enquêtés56 .
Si je reprends cette distinction à mon compte, il me semble pourtant important de la nuancer : sous une forme aussi tranchée, elle rend peu compte en effet de la complexité des relations humaines – ce que sont, avant tout, les relations d’enquête. C’est d’ailleurs parce que les deux types de relations se mêlent et se recoupent souvent qu’elles en viennent parfois poser des « cas de conscience ». Je parlerais pour ma part de tendances et de continuum, plutôt que de distinction absolue.
C’est bien cet entre-deux qui caractérisa ma relation avec Diana : ainsi que je le précise plus loin, je n’ai effectué avec elle qu’un entretien enregistré, cette entrevue scellant d’ailleurs (lorsqu’elle me demanda de couper l’enregistreur, et de garder ce qu’elle me racontait pour moi) notre relation « d’alliance ». Celle-ci fut souvent difficile à tenir. Se montrant parfois très disponible, Diana « disparaissait » ensuite pendant de longues périodes. Le sceau de la confidence, sous lequel elle me livrait généralement ses informations, me mit durablement mal à l’aise. Enfin, nos relations acquirent une dimension nouvelle lors de la seconde attaque et de la mort d’Amîn, à la toute fin de mon enquête.

La vie d’une savonnerie : (ré)orientations de l’enquête, questions de méthode

Durant mes trois séquences d’enquête (de quatre à six mois chacune : de mars à septembre 2005, puis de février à août 2006, enfin d’avril à août 2007), je me suis livrée à des activités distinctes, faisant « feu de tout bois » : en plus de « suivre » le travail dans les trois savonneries encore en activité (puis deux quand je me fis congédier de la savonnerie Shakaʽa, puis une, quand en 2007 la savonnerie Masrî ferma), je me suis longuement promenée dans la vieille ville, à la recherche des anciennes savonneries, posant des questions sur les bâtiments, me laissant guider par ce que les habitants me disaient. J’ai également cherché à rencontrer d’anciens patrons de savonneries, afin de les interroger sur l’histoire de leur usine, et ce qu’elle est devenue à l’heure actuelle. Par ailleurs, l’ancrage monographique m’a donné la possibilité de suivre les différents acteurs et groupes sociaux qui composent ce que j’ai appelé la « vie » de la savonnerie.
Par cette expression, j’entends le fonctionnement de l’usine au quotidien, ainsi que les interactions quotidiennes et les relations sociales qui s’y déroulaient. Mais le terme de « vie » inscrit aussi ma description de la savonnerie dans une certaine temporalité : la vie connaît des étapes, des accélérations, des ruptures, des réjouissances et des deuils. En août 2006, Amîn Tûqân, à la suite d’une attaque cérébrale, fut hospitalisé en Israël puis s’y installa pour une longue convalescence, dans un hôtel de bord de mer. En août 2007, frappé par une deuxième attaque, il mourut en quelques jours, après un exil d’une année complète, durant laquelle il ne remit pas les pieds à Naplouse. Sa mort eut d’importantes conséquences sur l’ambiance et les relations de travail au sein de la savonnerie, et souleva immédiatement la question de fermer ou non l’usine. De manière générale, à mesure que mon enquête avançait, le travail (déjà résiduel dans les trois grandes savonneries encore en activité) se raréfiait ; en janvier 2007, la savonnerie Masrî ferma définitivement. Ces événements survenus sur mon terrain, en particulier la mort d’Amîn, qui me donnèrent le sentiment de voir ainsi « fondre » (si je puis dire) mon objet d’étude (n’avais-je pas l’impression d’assister « en direct » à la fin de l’industrie du savon à Naplouse ?), m’obligèrent à reformuler ma perspective, tout en faisant apparaître d’autres dimensions à mon objet.
Tout d’abord, la description de la savonnerie sans Amîn, ainsi que la fermeture de la savonnerie Masrî, invitaient à s’interroger sur les logiques économiques, qui s’imbriquent avec le rapport à un turâth familial, lorsqu’il s’agit de préserver ou de fermer la savonnerie. Dans le cadre de l’enquête, l’éloignement d’Amîn Tûqân, en convalescence en Israël pendant mon dernier séjour de terrain (d’avril à août 2007) m’incita à me pencher plus avant sur le personnage de Farûq Tûqân, cousin paternel d’Amîn, le président du conseil d’administration de la société qui gère la savonnerie Tûqân, et véritable « décideur » des affaires familiales. Il réside entre Amman, Abu Dhabî et Naplouse. J’ai donc dû varier l’échelle d’analyse pour m’intéresser, in fine, à l’ancrage local de cet homme d’affaires, membre de l’élite économique palestinienne transfrontalière, ainsi qu’au fonctionnement du réseau familial, entre local et global, qui dépasse la simple ville de Naplouse. La savonnerie familiale devenait un point de vue permettant d’interroger les recompositions de la notabilité palestinienne, qui s’affirme de plus en plus comme transfrontalière.
D’autre part (et les deux aspects sont liés), à travers l’extinction de l’industrie du savon, dans son basculement même vers un objet du passé, et la disparition progressive d’un certain type de notabilité nâbulsîe, se dessinait la nette impression d’assister à quelque chose comme la « fin d’une époque ».
A ce stade, une parenthèse méthodologique s’impose. Il faut en effet se méfier, quand on se trouve en position d’observateur temporaire (ce qui est le cas par définition de l’anthropologue), de notre manière de percevoir le changement. Jean-Charles Depaule rappelle utilement que (…) les transformations qui recomposent ce que F. Braudel appelle « les structures du quotidien » n’adviennent ni n’exercent leurs effets en bloc, de façon uniforme et univoque. Elles n’atteignent pas nécessairement tous les groupes sociaux et, quand elles le font, ce peut être à des rythmes différents »57.
A propos de voyageurs français et anglais, dont il expose la perception des espaces domestiques dans le Levant, il pointe la tendance de chacun à « se pose[r] en témoin privilégié d’un phénomène inédit », par une « sorte de dramatisation »58. Certes, il s’agit dans ce cas précis d’une « manière (…) de percevoir l’innovation »59, et non de la fin ou de l’extinction. L’observation vaut pourtant mise en garde : qu’est-ce qui se finit, et qu’est-ce qui commence ? De quoi est-on réellement le témoin ? Il serait, à l’évidence, aussi vain que prétentieux de trancher ces questions de manière définitive – surtout en un laps de temps aussi étroit que trois ans d’enquête de terrain.
Cependant, s’il n’est pas question de construire ainsi, pour parler comme Bruno Latour, des systèmes d’explication « dans le dos » des acteurs, il convient de faire place à la manière (parfois contradictoire) dont ils rendent eux-mêmes compte de leur action et de celle des autres60. Ainsi, par l’usage des termes de « sentiment » et d’« époque », je cherche à mettre en évidence un certain caractère subjectif. Subjectif, car cette impression de « fin » est celle de l’apprenti chercheur – la mienne. Subjectif aussi, car ces termes visent à rendre compte de la perception des Nâbulsîs et de leur manière de l’exprimer, qui se modulait sous différentes formes. « Fin d’une époque », c’était aussi la fin d’une génération, représentée à la savonnerie Tûqân par les membres des séances autour du bureau d’Amîn (plusieurs moururent entre 2005 et 2009, à peu de temps d’intervalle). La mise en avant de ce sentiment vaut cependant comme hypothèse heuristique, et en aucun cas comme conclusion assurée. Elle exprime néanmoins une très forte nostalgie, nostalgie de liens sociaux, de modes de sociabilité ou de formes de travail qui semblent révolus.
Le rapport au passé s’imposa donc comme une dimension essentielle de l’enquête ; cela occasionna d’ailleurs une angoisse diffuse, qui accompagna tout mon travail de terrain, sur l’inscription de la réalité sociale dont je voulais traiter dans les objets légitimes de l’anthropologie. Les savonneries de Naplouse, du fait du caractère résiduel de leur activité, ainsi que la situation d’extinction de l’industrie, paraissaient d’emblée se prêter davantage à une étude historique. Il me paraît donc indispensable de dire ici quelques mots de la manière dont la question de l’histoire, ainsi que celle du rapport à la temporalité sont abordées dans mon travail.

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Le rapport au passé : temps de l’Histoire, temps de l’enquête

A des fins de présentation, il m’a fallu replacer l’industrie du savon dans son contexte géographique (la fabrication du savon comme tradition régionale), et historique (Naplouse et l’industrie du savon jusqu’à nos jours). Il faut préciser ici que les aspects historiques de ma thèse, qui prennent parfois la forme de retours en arrière, n’ont souvent pas d’autre ambition, précisément, que cette mise en contexte. Il est certain qu’une histoire des savonneries de Naplouse serait à écrire, tout comme celle des liens et échanges commerciaux (de savon mais aussi de ses ingrédients principaux, l’huile d’olive et le qelî, puis la soude) entre les différents pays du Bilâd al-Shâm, étendu à l’Egypte, l’Irak et les pays du Golfe, en particulier au XXe siècle. Je n’ai pu me lancer dans ce travail, tout simplement parce que je manque d’outils méthodologiques et linguistiques pour faire œuvre d’historien. J’ai pu collecter en effet, lors de mes séjours à Naplouse, des archives publiques (essentiellement issues de la municipalité) et privées (archives familiales, correspondances diverses). A cause de ma formation disciplinaire (et de mon manque d’entraînement à la lecture d’archives manuscrites), il m’aurait cependant fallu beaucoup trop de temps pour me faire ne serait-ce qu’une idée du contenu de ces archives ; le sujet serait, en outre, devenu totalement différent. Aussi l’histoire n’est-elle a priori convoquée dans les développements qui suivent que lorsqu’elle permet d’éclairer les enjeux des moments présents.
Si je pouvais difficilement me substituer à un historien pour reconstituer l’histoire des savonneries de Naplouse, une approche prenant en compte la diachronie s’imposait néanmoins. Pour comprendre ce qu’étaient devenus les groupes sociaux impliqués dans la production de savon, il fallait les étudier dans leur dimension historique. L’histoire a donc une place centrale dans mon travail, ne serait-ce que parce qu’à travers la thématique de l’extinction de l’industrie du savon, les acteurs entretiennent constamment un rapport immédiat au passé. Cependant, je ne pouvais faire autrement que d’aborder ce passé à partir du présent qui m’était donné à observer. Je me trouvais en fait, tout simplement, face à un problème classique de l’anthropologie, celui de la confrontation de l’observateur, pour rendre compte des réalités contemporaines qu’il observe, à ce que l’on peut appeler une double dimension diachronique : le présent doit être saisi dans sa profondeur historique (on ne peut comprendre les événements observés si on ne se réfère pas aux processus qui y ont mené), mais il est lui-même en transformation. Le présent est toujours immédiatement passé. Cette dimension inhérente à toute démarche de recherche sur le contemporain61 se présente de manière particulièrement aiguë dans le cas palestinien : dans la mesure où les réalités quotidiennes sont constamment en train de changer, on peut avoir facilement l’impression que ce que l’on vient de décrire tombe immédiatement dans le domaine de l’obsolète62.
Cette situation était pour moi encore redoublée, je l’ai dit, par la nature même du sujet, mesure qu’il me semblait voir l’industrie du savon basculer vers le domaine des objets d’histoire, et des usages appartenant au passé. Pourtant, si j’observais ces usages, c’était bien qu’ils existaient vraiment ; si je les recueillais à titre de témoignages, ils faisaient sens comme éléments ou bribes de mémoire. Il m’a donc paru plus judicieux, plutôt que de m’interroger indéfiniment sur le caractère présent ou passé de mon objet et de mes observations, de considérer mon « terrain63 » comme un moment d’histoire (ce que Sally Falk Moore appelle current history64), histoire présente, histoire en train de se faire. La vie de la savonnerie Tûqân, pendant les trois ans de mon enquête, peut ainsi être envisagée comme un « zoom » qui permet de s’intéresser au processus d’extinction de l’industrie du savon, sans préjuger, du reste, de sa fin ultime.
Ce que je qualifie ici de double dimension diachronique n’est que l’un des aspects de ce que Johannes Fabian appelle le problème de la « co-temporalité » (coevalness) et de son déni dans les comptes rendus des enquêtes en anthropologie. Voir Fabian, J., 2006 (pour la traduction française), Le Temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet, Toulouse, Anacharsis éditions.
Cet aspect des conditions de la recherche dans les Territoires occupés à été abordé dans divers articles comme un cas de ce que les politistes appellent une « conjoncture politique fluide », en référence à la sociologie des crises politiques de Michel Dobry (Dobry, M., 1992, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques). Voir par exemple Signoles, A., 2003, « Qu’en est-il du pouvoir local en « conjoncture politique fluide » ? Le cas des municipalités palestiniennes durant l’intifâdat al-Aqsâ », in Botiveau, B., Signoles, A., op. cit., p. 37-54.

Présent et passé : temps de l’enquête, temps de l’écriture

Dans le compte-rendu de mon enquête, outre les extraits d’entretien, une large place est donnée à la citation de mes notes de terrain, notes que j’ai (dans la mesure du possible) consignées au jour le jour. Elles sont livrées quasiment telles quelles (quelques coupes, corrections orthographiques et syntaxiques et quelques autocensures mises à part) à titre de documents pour le lecteur, qui peut ainsi se faire une idée de la manière dont j’ai vécu les situations et les ai retranscrites immédiatement après, ainsi que de certains commentaires « à chaud ». Sans prétendre livrer un fait brut (il va de soi que la description est déjà sélection et interprétation), j’espère néanmoins y donner suffisamment d’éléments de contexte pour que le lecteur puisse dégager, lui aussi, ses propres interprétations. Ces citations me permettent également de mettre en scène, d’une manière que j’espère suffisamment « légère », ma présence sur le terrain, comme partie prenante des interactions.
Dans ces extraits de mes notes, c’est le « présent ethnographique » qui est de rigueur. Mon intention a été tout d’abord de situer les scènes et les contextes décrits dans une temporalité précise : celle de l’enquête. Par là, je tente, dans la mesure du possible, de mettre en évidence la « co-temporalité » (coevalness) dont parle Johannes Fabian, et qui est « un partage du Temps présent, (…) une condition de la communication »65 entre « observateur » et « observé », et donc de la connaissance anthropologique elle-même. De même, afin de répondre de mon mieux à l’exigence de restitution de cette co-temporalité (qui impose notamment de ne pas figer les « autres » dans une dimension atemporelle), j’ai réservé le présent ethnographique » à ces extraits, ainsi qu’aux considérations d’ordre général (par exemple, la description des bâtiments de la savonnerie). Dans les descriptions qui sont incorporées au texte – et au style indirect -, je me suis efforcée d’utiliser les temps du passé. Ce parti pris m’est apparu particulièrement nécessaire à cause de la mort d’Amîn, qui faisait définitivement basculer mes récits et description des séances, précisément, dans le passé. Il m’a semblé, finalement, qu’il s’agissait de la manière la plus honnête possible de rendre compte du décalage temporel, inhérent à toute recherche anthropologique, entre temps de l’enquête et temps de l’écriture.
Dans le compte rendu que le lecteur s’apprête à lire à présent, c’est donc la vie quotidienne de la savonnerie (entendue ici à la fois comme activité générique et comme une » savonnerie, la savonnerie Tûqân dans sa singularité) qui constitue le fil conducteur. En ce sens, l’organisation générale du texte respecte la chronologie de mon enquête. Il s’agit pourtant d’un fil souple, et parfois un peu lâche : il disparaît et réapparaît, suscitant des digressions et des explicitations, des prolepses ou des retours en arrière. Il s’entrecroise avec la problématique du patrimoine. C’est en effet au prisme du turâth que j’aborde les différents sous-mondes de la savonnerie (les familles de propriétaires, les ouvriers, les petits fabricants, ou encore les « intermédiaires » comme le chauffeur de camion qui exporte le savon en Jordanie), au fil de quatre parties qui explorent différentes modalités de ce rapport au turâth, à partir de l’unité de lieu que représente la savonnerie Tûqân.
Pour les familles de propriétaires, la savonnerie est un héritage familial, symbole d’une appartenance citadine ancienne, et préservée comme telle ; mais c’est aussi une industrie locale encore en activité. Dans la première partie, à partir d’une présentation de la savonnerie Tûqân et des acteurs de son monde, je retrace certaines raisons du déclin et de la fermeture de nombreuses savonneries à Naplouse, ainsi que les enjeux matériels et symboliques de la « préservation » (hifâz) ou « protection » (himâya) de l’industrie du savon. Il s’agit en particulier de comprendre ce qui tient à une volonté active de continuation (istimrâriyya), et/ou à un prolongement d’anciennes pratiques (imtidâd). Ce parcours, rétrospectif à certains égards, m’amène à poser la question d’un développement (tatawwur)66 possible de l’industrie du savon de Naplouse, et à interroger la dialectique tradition / modernité à partir des représentations qu’ont les Nâbulsîs de « leur » savon. A travers cette interrogation, c’est la question du processus en cours de la patrimonialisation, tant de l’industrie que de l’objet savon lui-même, qui est posée.

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE LE PATRIMOINE AU QUOTIDIEN
CHAPITRE 1. LA VIE D’UNE SAVONNERIE (1). UNE INDUSTRIE TRADITIONNELLE EN PERIODE DE CRISE
CHAPITRE 2. HIFAZ, HIMAYA (PRESERVATION, PROTECTION) : ENJEUX SYMBOLIQUES,
ENJEUX ECONOMIQUES
CHAPITRE 3. SAVONNERIE ET REPRESENTATIONS. LE SAVON DE NAPLOUSE, UN VESTIGE
DU PASSE ?
CHAPITRE 4. MUJTABA TBEILA : UN PIONNIER DU SAVON ?
DEUXIEME PARTIE LA VIE D’UNE SAVONNERIE (2). LES SEANCES D’AMIN : PATRIMOINE ET PRATIQUES DE SOCIABILITE
CHAPITRE 5. LES SEANCES D’AMIN COMME REPRESENTATION
CHAPITRE 6. LA FIN D’UNE EPOQUE ? (1)
TROISIEME PARTIE LES OUVRIERS DES SAVONNERIES DE NAPLOUSE : UN METIER EN VOIE D’EXTINCTION ?
CHAPITRE 7. L’HISTOIRE SAVONNIERE AU PRISME DES MODELES OUVRIERS
CHAPITRE 8. DES MICRO-MONDES AU TRAVAIL
CHAPITRE 9. L’AMBIVALENCE DE LA MEMOIRE OUVRIERE
QUATRIEME PARTIE LA SAVONNERIE SANS AMIN : PATRIMOINE ET POUVOIR FAMILIAL
CHAPITRE 10. LA VIE D’UNE SAVONNERIE (3). L’ABSENCE D’AMIN : UN CHANGEMENT
D’AMBIANCE A LA SAVONNERIE TUQAN
CHAPITRE 11. LE POUVOIR DE FARUQ TUQAN EPILOGUE. UN DEUIL DANS LA « VIE » DE LA SAVONNERIE : LE DECES D’AMIN TUQAN
CONCLUSION
GLOSSAIRE
ANNEXE 1. LES FILS DU HAJJ TAHER AL-MASRI ET DU HAJJ AHMAD AL-SHAKAʽA
ANNEXE 2. LES OUTILS DE FABRICATION DU SAVON
ANNEXE 3. LA REGULATION DU PASSAGE A LA FRONTIERE JORDANIENNE
ANNEXE 4. LES SAVONNERIES DE NAPLOUSE ET DE LA VIEILLE VILLE
ANNEXE 5. SAVON BLANC ET SAVON VERT
ANNEXE 6. VENTES DE LA SAVONNERIE MASRI (EN TONNES) 1975-2006
ANNEXE 7. QUELQUES PERSONNALITES NABULSIES
ANNEXE 8. LE PROCESSUS D’OSLO EN BREF
BIBLIOGRAPHIE
TABLE DES MATIERES
TABLE DES CARTES
TABLE DES PHOTOGRAPHIES
TABLE DES SCHEMAS
TABLE DES DOCUMENTS
TABLE DES TABLEAUX

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