LA VERTU DE L’OUBLI
Comme la dramaturgie norénienne, l’œuvre de Jon Fosse se prête à une lecture de type phénoménologique et invite à approfondir l’analyse de la sensation, qui procède d’une pratique plus poussée de l’effacement. Théâtre du disparaître, le théâtre de Jon Fosse confère à l’effacement une fonction poétique – l’écriture dévide, défait, vers une plus grande forme de virtualité – et éthique, interrogeant sur la manière dont la perte s’éprouve et sur ce qu’elle révèle de l’être. Le mouvement vers l’impersonnel ne se perd toutefois pas dans les limbes du métaphysique. La dramaturgie fosséenne procède en effet d’un mouvement autrement plus concert et simple : elle régénère la relation au monde et à la mémoire, dans une émancipation des structures rhétoriques et symboliques héritées.
La mystique négative de Jon Fosse
En rejetant la dimension culturelle et rhétorique du théâtre, Fosse engage l’écriture dans la recherche d’une langue qui ne nommerait pas le monde, ni que préoccuperait la question de la signification mais qui, avant tout, serait. En 2000, dans un essai où il distingue deux types de compréhension, l’une fondée sur le concept et la théorie (forme qu’il a pratiquée pendant une dizaine d’années), l’autre fondée sur la fiction et sur l’intuition [A]près avoir écrit un certain nombre d’essais théoriques, j’ai progressivement abandonné cette forme d’écriture au profit désormais presque exclusif d’un langage qui n’est pas en premier lieu concerné par la signification, mais qui avant tout est, qui est lui-même, un peu comme les pierres et les arbres et les dieux et les hommes, et qui ne signifie qu’en second lieu. Et à travers ce langage qui d’abord est , et qui ensuite seulement signifie, il me semble comprendre de plus en plus, alors qu’à travers le langage ordinaire , celui qui d’abord signifie, je comprends de moins en moins391 . Chez fosse, l’écriture est donc à considérer comme une gnose, une manière d’approcher un divin que fosse préfère nommer altérité en raison de l’immanence dont procède selon lui ce mouvement.
Épiphanie du nom : Fosse lecteur de Benjamin
Dans un essai écrit au début des années 1990392, Fosse se réfère à la théorie benjaminienne du langage393 et aux analyses d’Adorno394. C’est la radicalité de la pensée de benjamin sur le langage qui retient l’attention de Jon Fosse395 ainsi que sa dimension essentialiste 396 et magique397. Chez Fosse, le langage n’est pas considéré comme communication d’un contenu, mais comme présence, dans le langage plutôt que par le langage, de l’Etre. Contre le mot, Fosse consacre donc, en suivant Benjamin, l’hypostase du Nom. Comme dans la pensée cratylienne du langage, comme dans la kabbale, le nom manifeste dans la langue la présence de l’Etre. Inspirée par le roman Faim du norvégien Knut Hamsun, Ylajali met en scène le personnage du jeune homme, qui est aussi narrateur de son histoire. Celui-ci raconte ainsi comment il erre à travers la ville, allant d’échec en échec, de refus en refus, se dépouillant de tout ce qui lui reste pour apaiser une faim qui ne le quittera jamais. Par son abstraction allégorique, par sa linéarité et le mode de narration qu’il sollicite, le texte de Fosse développe une réflexion métalinguistique. Alors que tout semble compromis pour lui, le jeune homme fait une singulière expérience langagière Silence. Le Jeune Homme s’allonge sur le banc et se couvre avec la couverture. J’étais allongé là sur le banc Silence assez bref Et le bruit a disparu Silence assez bref Et les pas ont résonné De moins en moins fréquemment Silence assez bref Et tout est devenu noir Toutes les fenêtres Sont devenues noires Silence assez bref Et je n’arrivais pas à dormir J’étais mort de froid Et de faim Le Jeune Homme s’assoit et j’ai claqué mes doigts plusieurs fois Le Jeune Homme claque ses doigts Et alors j’ai dit Silence assez bref Kuboa Silence assez bref Juste comme ça Kuboa Presque chantant Kuboa Presque appelant Kuboa Bref silence Kuboa Bref silence Mais qu’est-ce que ce mot signifie Ai-je pensé Bref silence Kuboa Silence assez bref Ça n’a pas besoin de signifier quoi que ce soit 202 Dieu ou fête foraine Kuboa Kuboa Kuboa Silence assez bref Et ce mot nouveau m’obsédait Kuboa Bref silence Kuboa Bref silence Parce que ça pouvait signifier Silence assez bref Oui émigration Ou fabrique de tabac Silence assez bref Non ça ne pouvait pas Kuboa Parce que ce mot signifiait quelque chose de spirituel Silence assez bref Un sentiment Un état d’âme Silence assez bref Kuboa Silence assez bref Laine à tricoter peut-être Peut-être que ça signifiait laine à tricoter Kuboa Silence assez bref Non pas laine à tricoter Silence assez bref Non Silence assez bref Comme tu peux être stupide Pourquoi diable cela signifierait laine à tricoter Ça n’a aucun sens Kuboa Silence. Le Jeune Homme s’allonge et se couvre avec la couverture. Silence. Je n’arrive pas à dormir Qu’est-ce que je vais faire Bref silence Ylajali Où es-tu Viens Viens ma chérie Mon Ylajali Viens à moi ma chère Ylajali Le Jeune Homme tend un bras et reste allongé là comme s’il tenait quelqu’un tout contre lui398 . 398 Jon Fosse, Ylajali, Paris, L’Arche, p. 29-32. 203 Le mot « kuboa », dont on ne sait s’il s’agit d’un nom ou d’un cri, surgit du cœur de la faim et du manque, il affleure comme par magie, suscitant chez le jeune homme un cortège de questions relatives à sa signification. Par sa vocalité, par le rythme avec lequel il est proféré, le nom « kuboa » ouvre l’imaginaire du jeune homme, ainsi que celui du spectateur. Le plateau devient alors un espace performatif où se joue une forme de poésie vocale et où le travail du sens, fait d’hypothèses et de rectifications, suit le rythme ondulatoire de la parole.
Dissolution du sujet épique : Fosse et Lukàcs
La vocalité développée par le théâtre de Jon Fosse est nourrie par la théorie romanesque de Georg Lukàcs, qu’il a analysée à la fin des années 1980399. Dans ce texte, Fosse interroge l’histoire du genre romanesque et il y perçoit différents types de narrateurs. Ainsi, au modèle du narrateur épique qui devient à partir de l’épopée une figure clé du genre narratif se substitue au XIXe siècle – à partir de Flaubert pour Fosse – le figure du narrateur implicite. Un ou plusieurs personnages prennent alors en charge le point de vue ou focalisation400, inscrivant le roman dans le domaine du « showing », du « montrer401 ». Pour fosse, le narrateur implicite reste un narrateur, et partage encore quelques traits communs avec le narrateur épique. En revanche, dans le roman du XXe siècle, la catégorie du « showing » est abandonnée ou dépassée par celle du « writing », modifiant l’économie narrative. L’écrivain, qui n’a pas de voix propre, est comme un souffle […]. Un souffle sans mots. Les mots appartiennent au personnage. Le regard appartient au personnage. L’écrivain est le souffle sourd, la pulsation, le battement de l’écriture, derrière ou à l’intérieur du personnage Ce que Fosse nomme « voix de l’écriture » désigne ainsi cet affleurement perceptible à travers mots, cette présence désincarnée et immatérielle qui se manifeste par cette sensation d’altérité qu’elle crée chez le lecteur. Cette pensée de l’altérité situe Fosse dans le sillage de Lukàcs, à qui il se réfère dans son essai. Chez Lukàcs, l’expérience de l’altérité est en effet une expérience sensible et vocale. Fosse fait ainsi référence à la pensée de l’ironie que Lukàcs développe dans Théorie du roman, paru en 1920 : L’ironie de l’écrivain est la mystique négative des époques sans Dieu : par rapport au sens, une docte ignorance, une manifestation de la malfaisante et bienfaisante activité des démons, le renoncement à saisir de cette activité plus que sa simple réalité de fait, et la profonde certitude, inexprimable par d’autres moyens que ceux de la création artistique, d’avoir réellement atteint, aperçu et saisi, dans cette renonciation et cette impuissance à savoir, l’ultime réel, la vraie substance, le Dieu présent et inexistant. C’est à ce titre que l’ironie constitue bien l’objectivité du roman . Le mode épique, au sein duquel « tout est phénomène, résultat d’une perception par un sujet, impur 404», est ainsi sollicité dans le théâtre fosséen et y subit des altérations de plusieurs ordres, ainsi que le fait apparaître la pièce Je suis le vent, écrite en 2005. Ce texte présente le dialogue entre L’Un et L’Autre dans un lieu nu en pleine mer. L’action, qui n’est pas représentée, repose intégralement sur le régime de la suggestion et sur le récit fait par les deux personnages. L’AUTRE et il était là sur le pont debout il regardait Silence assez bref et puis* Silence assez bref oui et puis puis il a comme trébuché Silence assez bref et il est tombé à la mer Silence assez bref et j’ai attrapé un gilet de sauvetage et je le lui ai lancé et les vagues étaient hautes Silence assez bref et les vagues lui passaient dessus Silence assez bref il était au-dessus des vagues Silence assez bref il était en dessous des vagues Silence assez bref il était à la mer et les vagues étaient hautes Silence assez bref […] moi je n’avais jamais navigué je ne savais rien faire là en pleine mer le bateau dérivait les voiles flottaient […] et puis soudain le bateau avance mais où est-il je le cherche je crie où es-tu nulle part je ne le vois il faut que je le trouve il faut que je le retrouve le bateau avance […] Le bateau avance Je le cherche et je le cherche Je crie Où es-tu Je crie de nouveau Où es-tu Je regarde Le bateau avance Je regarde et je regarde Je manœuvre la barre Le bateau avance Je regarde et je regarde Mais je ne le vois pas L’UN je suis parti.