La transition énergétique : concept et outils d’analyse en géographie
La notion de « transition » s’est forgée à partir d’une réflexion sur l’évolution des systèmes. Elle renvoie au « changement profond d’un système donné » (Sanders, 2014, p. 9), qui évolue d’une configuration dominante à une autre. La transition énergétique se définit ainsi comme le passage d’un système énergétique dominant vers un autre système. La définition du système énergétique prend en compte les ressources énergétiques, la manière de les transformer (convertisseurs énergétiques) et la distribution des produits énergétiques finaux (Ma, 2012). L’analyse de la transition énergétique revient ainsi à étudier le changement, ainsi que les conditions de ce changement, qui conduit le système énergétique dominant à se transformer. Un système énergétique est un anthroposystème, fait par et pour les hommes, et se situe dans un contexte sociotechnique donné (Muxart, 2006). La transition d’un système énergétique peut ainsi entrainer des mutations dans le système sociotechnique en place. Selon Debeir et alii (2013), lorsqu’intervient une transition dans un système énergétique, deux types de processus peuvent s’opérer : ceux pour lesquels le « moment » écologique et technique prime et ceux pour lesquels le « moment » social, économique et politique est déterminant. Le plus souvent, c’est la succession des deux processus qui sous-tend le changement. Le chapitre 2 construit le cadre conceptuel de notre recherche, qui se nourrit destravaux des disciplines des Sciences Humaines et Sociales (SHS), et de la littérature sur les processus de transition au sein des systèmes sociotechniques, relevant notamment des Innovations Studies. La première partie replace les transitions énergétiques dans un temps long afin de définir la période actuelle comme celle d’une transition énergétique nouvelle et de témoigner de l’oprabilité du concept. Elle met en évidence deux transitions énergétiques majeures ayant entrainé des mutations profondes au sein des systèmes sociotechniques en place (I). La deuxième partie cherche à démontrer la pertinence de l’approche systémique et multidimensionnelle dans l’analyse de la transition énergétique. Elle révèle que la conception de la transition énergétique émergente et des mutations qu’elles « doit » induire fait émerger deux courants de pensée dans le débat interdisciplinaire. L’appropriation du concept par plusieurs disciplines confère au concept une grande polysémie. (II). La troisième partie s’intéresse à la mise en œuvre de la transition énergétique « bas carbone ». Elle révèle les méthodes et outils dont disposent les SHS et la géographie pour procéder à la lecture de ce processus (III).
Une approche historique de la transition énergétique
La nécessité de caractériser la période actuelle comme celle d’une transition énergétique émergente et de démontrer l’opérabilité du concept nous a conduit, à partir d’une approche historique, à convoquer les travaux sur les transitions énergétiques passées, notamment issus du monde anglosaxon. Cette analyse différencie deux transitions énergétiques majeures dans l’histoire (A). Nous adaptons ces cadres théoriques au cas maghrébin en replaçant les deux transitions majeures dans des temporalités maghrébines, nous détachant ainsi du prise européen (B).
Les transitions énergétiques dans l’Histoire
Il n’existe pas de définition consensuelle (Sanders, 2014) de la notion de transition. Cette dernière renvoie le plus souvent au passage d’un état initial à un autre état. La transition d’un système suit généralement une trajectoire faite de fluctuations autour d’une tendance vers une autre tendance. La question est alors de comprendre ce qui conduit une trajectoire vers cette autre tendance (Scheffer et alii, 2012). La plupart des auteurs réfléchissent sur deux types de transition : celles qui résultent d’une perturbation exogène et celles qui découlent d’interactions endogènes au système (Sanders, 2014). Cette définition peut s’appliquer au système énergétique. Ainsi, la transition énergétique renvoie au passage d’un système énergétique à un autre, et à l’étude des mutations qu’implique ce passage. Autrement dit, l’étude de la transition énergétique correspond à l’analyse des mutations du système énergétique. La majorité des travaux sur les transitions y associent un jeu de temporalités (Sanders, 2014). Les travaux qui portent plus spécifiquement sur les transitions énergétiques réinscrivent, en effet, le processus dans un temps long car « historial energy transitions have taken many decades, even above a century to unfold » (Grübler, 2012, p. 11). La recherche académique dans ce domaine se concentre beaucoup sur les changements significatifs des différentes énergies primaires dans le(s) bilan(s) énergétique(s), avec le passage du bois vers le charbon au cours du 19ème siècle par exemple, mais également sur les changements autour du rôle des technologies de conversion. Les historiens, et notamment ceux issus de l’histoire des techniques dans le monde anglo-saxon, ont multiplié les travaux sur les transitions énergétiques passées. Parmi les théoriciens, nombreux sont ceux qui s’accordent à dire qu’il n’y a pas une mais plusieurs transitions énergétiques dans l’Histoire. Les théories exposées apportent une consistance historique au concept. L’historicité de la notion permet de fournir une expérience pour le présent sur les choix effectués par le passé. Toutefois, la périodisation proposée dans le cadre de ces travaux n’englobe pas ou ne tient pas suffisamment compte, selon nous, des Pays Émergents et des Suds (PES). Melosi35 (2006) propose, par exemple, une périodisation (discutable) des transitions énergétiques passées, valable pour un espace donné, les Pays du Nord (PN). Le passage d’un système énergétique à un autre correspond, chez Melosi, à la substitution d’une ressource dominante par une autre. Smil36 (2010) différencie les transitions énergétiques dans l’histoire en se focalisant sur les trois dimensions du système énergétique, à savoir (i) les ressources énergétiques primaires, (ii) leur transformation à partir de forces motrices – appelées prime movers – et (iii) leurs usages. Ce triptyque se retrouve dans l’ouvrage de Rifkin (2011), plus connu mais historiquement moins profond et analytiquement moins rigoureux (De Perthuis, 2013). Smil (2010) distingue dans son ouvrage cinq transitions énergétiques : (i) la domestication du feu ; (ii) la traction animale (amorcée par les sumériens) ; (iii) l’utilisation massive du charbon (successive à la Première révolution industrielle) ; (iv) la domestication de l’électricité ; (v) l’affranchissement de la dépendance du système énergétique aux énergies fossiles grâce à l’émergence d’un système énergétique bas carbone37 . Parmi ces cinq transitions énergétiques, Smil discerne, toutefois, deux transitions majeures (two fundamental transitions) : ▬ [1] La première correspondant au passage de la biomasse aux énergies fossiles. Sur le plan des convertisseurs énergétiques, cette transition s’accompagne du passage de forces motrices animées (animate prime movers), telles que la force motrice humaine, à des forces motrices inanimées (inanimate prime movers). ▬ [2] La seconde transition énergétique majeure renvoie à l’émergence de l’électricité comme forme d’énergie de meilleure qualité. Ces transitions énergétiques majeures « can be traced on scales ranging from local to global » (Smil, 2010, p. 7). Elles se sont d’abord diffusées localement pour devenir des phénomènes globaux. Smil qualifie la période qui précède la première transition énergétique majeure comme une ère préindustrielle. Cette transition coïncide avec un processus historique fondamental : l’âge industriel qui est « en réalité une révolution énergétique » (MérenneSchoumaker, 2007a, p. 11), supportée par une série d’innovations technologiques, presque simultanées (Debeir et alii, 1986, 2013 ; Gras, 2007 ; Edelblutte, 2009 ; Fouquet, 2010). Cette transition, qui correspond à la Première révolution industrielle, débute dans les Îles Britanniques au milieu du 18ème siècle, puis se diffuse, au tournant du 19ème siècle, dans quelques pays européens, parmi lesquels les Pays-Bas, la Belgique, la France et l’Allemagne, avant d’atteindre les États-Unis et le Japon. Le recours à la machine à vapeur38 qui repose sur une source d’énergie dominante, le charbon, a en effet multiplié les forces énergétiques, qui sont alors 20 à 30 fois supérieures à celles fournies par le vent, l’eau courante ou encore la traction animale.