La transgression comme infraction
Tout d’abord, la littérature utilise le terme d’infraction tel un synonyme de la transgression (Dejours, 1996 ; Dodier, 1996 ; Koenig et al., 2016). À ce titre, Dejours (1996) en distinguent quatre types : l’infraction inévitable, lorsque les règles qui encadrent le travail sont contradictoires ; l’infraction à corps défendant, c’est-à-dire que l’individu enfreint de manière consciente pour autrui ; l’infraction faite de mauvaise foi, dans le but de tromper autrui ; et enfin l’infraction pour soi, qui est réalisée dans le but de nuire mais pour soi-même. Pour Dodier (1996), l’infraction peut être établie par rapport à une règle mais contestable par rapport à une autre. Il faut donc hiérarchiser les règles les unes par rapport aux autres. L’infraction à une règle est aussi susceptible de circonstances atténuantes. Enfin, reprenant les mots de Dejours (2003 : 15), « bien travailler c’est toujours faire des infractions. » (Koenig et al., 2016 : 4)
La transgression comme indiscipline
L’indiscipline est également un terme utilisé au même titre que la transgression. L’indiscipline n’est pas synonyme d’incompétence, bien au contraire « elle est l’expression d’une « habileté » de l’acteur, témoin de la complexité des relations qu’il entretien avec les règles. » (Fredy Planchot, 2002 : 36). En agissant de manière indisciplinée, c’est-à-dire en transgressant, l’individu démontre une réelle habileté dans sa pratique professionnelle.
La transgression comme violation délibérée
La transgression est également appelée « violation délibérée » mettant en avant le caractère volontaire, qui n’implique pas, pour autant, une intention malveillante (Reason, 1997 dans Koening et al., 2016). Contrairement à une erreur donc, la violation est intentionnelle et répond à trois motifs principaux que sont, de parvenir à effectuer le travail en dépit de l’obstacle de la règle, d’éprouver le plaisir de la transgression ou encore d’économiser ses efforts (Reason, 1997 dans Koenig et al., 2016). Pour finir, nous pouvons retenir que pour transgresser, les individus doivent être suffisamment familiers des tâches qu’ils réalisent.
Pourquoi les individus transgressent-ils ?
Cet écart de comportement trouve dans la littérature une principale raison. La transgression résulterait « d’un écart entre les idéaux culturels proposés aux agents sociaux et les modèles légitimes de conduite. » (Pesqueux, 2010 : 6). En effet, la transgression est considérée comme la résultante d’un écart entre les objectifs ou intérêts de l’organisation et ceux des acteurs ou de groupes d’acteurs (Joffre & Tissioui, 2019). Afin d’atteindre leurs idéaux culturels, les individus mettent en place des modes d’adaptation tels que la résistance, l’évasion par abandon des valeurs et des normes ou encore la rébellion correspondant à un remplacement des valeurs et des normes rejetées par un système culturel et normatif. Bien que cette raison, c’est-à-dire l’écart entre les objectifs de l’organisation et ceux des acteurs, soit souvent invoquée, la littérature évoque plusieurs autres motifs poussant les individus à transgresser.La transgression est donc un phénomène inhérent au monde social qui le structure (Thuderoz, 1996). « La transgression de la règle ne serait donc pas ainsi un accroc, une scorie, une rupture dans l’harmonie de la règle et son application, mais plutôt un mode permanent de régulation sociale, une façon coutumière pour la règle de fonctionner. » (Thuderoz, 1996 : 123). La transgression doit donc être perçue comme un élément naturellement présent dans la vie des organisations, qui s’opère toujours face à un cadre de référence. On transgresse une loi, une norme, une règle etc. L’enjeu de cette partie est donc de saisir les différentes raisons invoquées par les acteurs organisationnels lors d’actes transgressifs, à travers une structuration en cinq motifs.
L’individu recherche du sens à son travail
Pour commencer, il existe une distinction entre le sens prescrit par l’institution et le sens produit par les acteurs de terrain (De Gaulejac, 2005). Dès lors, il se peut que la prescription institutionnelle ne fasse pas sens pour les acteurs de terrain et ne leur semble plus légitime. Or, tout individu a besoin, dans l’exercice de son travail, de s’accomplir. « Tout individu, quelles que soient les conditions de travail, quel que soit le degré d’instrumentalisation dont il est l’objet, a besoin de donner de la valeur à ce qu’il produit, de mettre de la cohérence face au chaos, de la régulation face au désordre, de la rationalité face aux contradictions, de la créativité face à l’uniformité. Cela lui permet de s’accomplir en accomplissant sa tâche. » (De Gaulejac, 2005 : 124). Ce motif de « sens » puise sa source principalement dans deux formes du sens dans le travail évoquées en amont dans cette littérature, à savoir la congruence et la signification. « Le simple travail d’exécution n’existant pas, c’est précisément « dans cet écart entre le prescrit et le réel (réalisé) que se joue, en partie tout du moins, le sens du travail. » (Clot & Litim, 2003 dans Barel & Frémeaux, 2016 : 340-341).
Pour retrouver de la congruence
Dès 1996, Vardi et Wiener mettent en avant les facteurs motivant les méconduites organisationnelles, qui sont l’une des formes de déviance. Parmi l’ensemble de ces facteurs, individuels et organisationnels, certains exercent une influence directe sur le sens dans le travail. Dans les facteurs individuels nous retrouvons, entre autres, la congruence. 155 Ce facteur de congruence est l’une des définitions même du sens dans le travail, et correspond à la cohésion entre les valeurs de l’individu et celles de son organisation (Morin, 1996, 2010 ; Morin & Forest, 2007). L’individu va alors transgresser en espérant ainsi rendre son travail plus en accord avec ses valeurs personnelles. La littérature sur les méconduites organisationnelles identifie trois degrés de cohérence (Vardi & Wiener, 1996), que sont l’identification (grande cohérence entre les valeurs personnelles et celles de l’unité sociale de référence), le détachement (les valeurs ne sont pas liées ou neutres) et enfin l’aliénation (les valeurs sont en conflit). La déviance permet aux individus d’être davantage en accord avec leurs valeurs dans l’accomplissement de leur travail. À travers la déviance, l’individu fait preuve d’« une volonté de faire face au risque de faire ce que l’on pense juste » (Webster’s New World Dictionary, 1982 dans Spreitzer & Sonenshein, 2003 : 216). Ce que l’on pense juste, est directement en lien avec l’idée de réaliser, pour un individu, des activités qui sont en adéquation avec ses valeurs.
Pour retrouver de la signification
Parmi les facteurs motivant les méconduites organisationnelles, nous retrouvons également un facteur organisationnel qui a trait aux buts organisationnels (Vardi & Wiener, 1996). Nous l’évoquions en amont dans cette revue de littérature, la signification du travail s’appuie grandement sur la perception qu’ont les individus des aspirations ultimes de l’organisation (Morin, 1996 ; Rosso et al., 2010 ; Carton, 2018). Spreitzer et Sonenshein (2003) confirment ce lien en évoquant que la signification est un facilitateur de la déviance positive. « Lorsque les gens se soucient profondément de quelque chose, ils désirent agir (Wrzesniewski, 2003). La signification donne aux individus une raison de risquer de ne pas respecter les normes d’un groupe de référence. » (Spreitzer & Sonenshein, 2003 : 212). Finalement, l’individu transgressif peut être à la recherche de sens dans son travail en vue d’augmenter son bien-être (Spreitzer & Sonenshein, 2003).
L’individu aménage le fonctionnement de l’organisation pour mener à bien la mission
La littérature témoigne également du fait que la transgression est souvent empreinte d’un désir de réaliser au mieux la mission face à des règles jugées impertinentes dans l’atteinte de la mission et des objectifs organisationnels (Appelbaum et al., 2007). « Les pratiques transgressives témoignent d’une réappropriation du projet d’organisation que la règle est censée servir. » (Barel & Frémeaux, 2010 : 95). Ce désir de mener à bien la mission est empreint d’un intérêt personnel en lien avec la signification du travail, mais pas seulement. En effet, ce motif de transgression peut également correspondre à une envie de servir la cause de l’organisation. L’acteur peut transgresser dans l’intérêt de l’organisation bien que cela comporte des risques et lui soit potentiellement facteur de souffrance (Babeau & Chanlat, 2011). Honoré (2000) observe ainsi que les employés de banque aménagent les règles de l’entreprise afin d’en améliorer le fonctionnement ou l’efficacité, et transforment ainsi le fonctionnement de l’organisation. « C’est le niveau d’une redéfinition des objectifs à atteindre et des moyens à utiliser pour cela. Il s’agit d’une dérive du fonctionnement qui aboutit à en redéfinir le sens et la forme de manière, partiellement ou totalement, opposée au point de départ. » (Honoré, 2006 : 10-11). La déviance permet ainsi de retrouver une efficacité sur le long terme et de faire évoluer l’organisation mais également les normes communes (Spreitzer & Sonenshein, 2003). Ce motif n’est d’ailleurs pas sans rappeler le concept de « comportement de citoyenneté organisationnelle » défini comme « comportement en dehors des exigences requises d’une personne à un moment donné, mais qui encouragera le fonctionnement efficace de l’organisation. » (Appelbaum et al., 2007 : 590). Ces comportements sont à l’image de cette déviance pour améliorer l’efficacité de l’organisation puisqu’ils concourent directement à donner du sens au travail (Chen & Li, 2013 dans Bailey et al., 2019). Comme nous l’évoquions, il n’est pas possible de gérer « la déviance positive pour assurer un travail significatif dans l’organisation » (Antal et al., 2018 : 383) mais il est possible « d’encourager l’apprentissage des expériences de déviance positive » (loc. cit.) afin que les individus trouvent du sens dans leur travail.
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