La transformation de l’audité en un client

La transformation de l’audité en un client

Afin de transformer les audités en clients de leur intervention, la plupart des auditeurs que nous avons suivis ont orienté leurs efforts dans trois grandes directions : ils ont veillé à ne pas déranger leurs interlocuteurs (1.), se sont attachés à nouer avec eux des relations au caractère amical (2.), et ont enfin cherché à leur apporter de la valeur (3.). Mais si de telles attitudes sont effectivement nécessaires à l’atteinte du but visé, elles sont aussi toujours risquées. Pour ne pas s’avérer plus néfaste que bénéfique, chacune d’elles doit impérativement être adoptée en même temps qu’une autre lui étant contradictoire. Gérer les relations qu’ils entretiennent avec les audités tient ainsi, pour les commissaires aux comptes, du travail d’équilibriste (4.). La complexité de ce travail-là semble ne pas leur échapper, et ils parviennent en partie à la prendre en charge. En partie seulement, toutefois. Beaucoup, en effet, buttent ici sur ce qu’ils pensent être l’une des principales difficultés de leur métier : une pierre d’achoppement sur laquelle viennent s’abîmer leurs pratiques, et que nous prendrons donc soin d’identifier (5.). 

Le souci de ne pas déranger 

Nous l’avons vu, les audités tendent à se méfier des auditeurs qu’ils ne connaissent pas encore. Ils les perçoivent de manière plutôt négative. Aussi les commissaires aux comptes ont-ils pour première préoccupation, lorsqu’ils arrivent sur le terrain, de casser l’image de trouble-fêtes qui peut être la leur. Parce que l’individu qui appréhende leur venue risque d’activer son pouvoir de nuisance, ils s’appliquent à le rassurer, à dissiper chacune de ses craintes. Dans ce but, ils évitent pour commencer de perturber le travail de leurs hôtes. Pour reprendre les termes d’un superviseur : « Ça, c’est le B.A. BA ! ». Leur interlocuteur redoute-t-il de devoir leur consacrer beaucoup de temps ? Ils veillent à ne point lui en prendre trop (1.1.). Craint-il de les voir s’accaparer son territoire et ses équipements ? Ils s’attachent dans ce domaine à faire preuve de retenue (1.2.). Comme nous le dit un chef La transformation de l’audité en un client attitudes adoptées, équilibrages requis, 257 de mission, « le premier des messages à faire passer, c’est : nous sommes venus en paix, nous veillerons à ne pas vous gêner ». 

Le respect du temps de l’autre 

Selon nos observations, les commissaires aux comptes s’attachent tout d’abord à ne point abuser du temps de ceux qui les reçoivent. Dans ce but, ils veillent en tout premier lieu à se caler sur leurs agendas. D’une part, les responsables de missions s’emploient, dans la mesure du possible, à définir des dates d’intervention susceptibles d’arranger les entités contrôlées ; d’autre part, aucun auditeur « sain d’esprit » n’oserait, sur le terrain, imposer à ses interlocuteurs le moment d’une rencontre. Lorsqu’un commissaire aux comptes désire pouvoir s’entretenir avec un comptable, il prend rendez-vous, ou lui demande, au préalable, si l’instant est bien choisi : « Excusez-moi de vous déranger, on peut se voir, par hasard ? », « Vous avez un moment ? », « Je peux vous demander quelque chose ? », sont autant de petites phrases que l’on entend fréquemment sur le terrain. Ensuite, pour que leurs entrevues soient les plus courtes possibles, les auditeurs prennent soin de les préparer en coulisses avec sérieux. Afin de prendre connaissance des spécificités de l’entreprise contrôlée et de cerner toutes les dimensions de la section à vérifier, ils se plongent notamment dans les dossiers de l’exercice passé et s’appuient sur les explications de leur supérieur hiérarchique. Ils évitent ainsi de demander à l’audité ce qu’il a déjà dit cent fois au cours des années précédentes, augmentent leurs chances de lui poser des questions précises et pertinentes, se donnent les moyens de mieux saisir ses explications, et minimisent les risques de paraître à ses yeux incompétents, ce qui l’amènerait à penser qu’ils lui font perdre son temps. Ils connaissent bien sûr en la matière quelques ratés, mais se faire admonester par un interlocuteur pour avoir créé chez lui un sentiment de dérangement inutile, les conduit généralement à retenir la leçon. 

Une utilisation de l’espace et des équipements pleine de retenue 

Les commissaires aux comptes veillent d’autre part à n’utiliser qu’avec grande retenue l’espace et les équipements des entités contrôlées. Quand ils se rendent à une entrevue, ils frappent toujours à la porte pour annoncer leur présence, demandent le plus souvent à l’audité la permission d’entrer, s’avancent vers lui avec une certaine lenteur, et s’assoient rarement sans y avoir été conviés. Installés sur une chaise, ils posent parfois leur matériel 258 sur leurs genoux ou à leurs pieds, dans le but de ne pas encombrer le bureau de leur interlocuteur. En openspace, ils parlent systématiquement à voix basse, soucieux de ne pas perturber l’ensemble du service. Ils cèdent souvent leur tour à la photocopieuse, pour ne pas avoir l’air de la mobiliser. Sur l’une des sept missions que nous avons accompagnées, les membres de l’équipe se sont même efforcés de prendre l’escalier plutôt que l’ascenseur, qui aurait pu, sinon, s’avérer d’un usage pénible pour leurs hôtes. On n’aurait aucun mal à multiplier de tels exemples de précautions, dont certaines peuvent parfois sembler excessives. Mais comme le souligne un superviseur : Quand nous sommes chez nos clients, notamment sur les nouvelles missions, il est toujours préférable de prendre trop de gants que pas assez. Au départ, mieux vaut paraître un peu timide que sans-gêne. On a vite fait d’énerver quelqu’un quand on l’empêche de faire ce qu’il a à faire, surtout lorsqu’on est chez lui, et qu’on est à ses yeux encore qu’un étranger. Donc la consigne, c’est : « profil-bas ». Interdiction de se comporter en petit chef. Il est vrai que la loi nous confère un pouvoir important, mais il n’est pas question pour nous d’en faire usage avec autoritarisme. Ce pouvoir, quelque part, nous devons y renoncer d’entrée de jeu. Si tu ne déposes pas tes armes au seuil de sa porte, le client te livre une guerre sans merci, et sort toujours vainqueur du combat. La première des choses à faire pour éviter ce scénario, c’est, encore une fois, de faire en sorte que ton travail ne perturbe pas le sien. Quand tu respectes cette règle élémentaire, tes interlocuteurs te regardent d’un œil déjà moins méfiant. Ils te tiennent moins à distance, acceptent davantage te recevoir, ouvrent une porte. Tu peux alors espérer tisser avec eux des liens personnels plus étroits. L’apprivoisement des clients, c’est tout un processus. Des propos de ce superviseur – tout à fait représentatifs de la pensée des auditeurs que nous avons suivis – il ressort que ne pas déranger les audités est une nécessité : la condition pour que ceux-ci n’agissent point en ennemis, tiennent les commissaires aux comptes « moins à distance, acceptent davantage de [les] recevoir, ouvrent une porte », leur accordent autrement dit un « espace-temps », à l’intérieur duquel ils pourront commencer à poser leurs questions. Comme le souligne l’interviewé, cela implique, pour ces professionnels, de « renoncer d’entrée de jeu » au « pouvoir que […] [leur] confère la loi ». Mais ce « dépôt des armes » initial n’est pas suffisant. Il n’est en fait que la première « étape » du « processus » d’« apprivoisement des clients » : un préalable au tissage de « liens personnels plus étroits » avec les acteurs contrôlés, point auquel nous allons maintenant nous intéresser. 

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Le soin des relations humaines

 Les auditeurs, nous l’avons vu, amorcent leurs nouvelles missions dotés d’un « capital de sympathie » relativement faible. Les membres des entités contrôlées craignent en effet de leur part une attitude déplaisante. Eux, cependant, savent bien ne pas pouvoir commettre un tel écart de conduite sans en subir immédiatement les conséquences. Aussi veillent-ils, en tout premier lieu, à ne jamais faire preuve d’incorrection (2.1.). Pour la plupart d’entre eux, néanmoins, demeurer toujours correct ne saurait être suffisant. Il leur faut aussi, pensent-ils, nouer avec leurs interlocuteurs des relations au caractère amical. Comme nous le verrons, différentes techniques peuvent leur permettre de parvenir à ce résultat (2.2.). L’objectif poursuivi est alors pour eux de gagner la confiance des audités, et de pouvoir espérer de leur part une aide un tant soit peu active (2.3.). 

« Faire preuve d’incorrection : ça jamais, au grand jamais ! »

 Pour construire avec leurs interlocuteurs de bonnes relations humaines, les auditeurs en mission veillent tout d’abord à ne jamais faire preuve d’incorrection. Ils s’attachent, en d’autres termes, à ne point adopter l’attitude déplaisante que certains audités craignent parfois de leur part. Ainsi n’oublient-ils jamais, ou presque, un « bonjour », un « s’il vous plaît », un « merci » ou un « de rien ». Même face à des acteurs agressifs, ils s’efforcent de rester toujours corrects. Au cours de notre étude, nous n’avons jamais vu un auditeur malmené céder à l’inconvenance, répondre à la violence par la violence ; dans l’esprit des commissaires aux comptes, en effet, le respect des règles élémentaires de bonne conduite, a précisément pour fonction de ne pas activer, ou de faire taire chez l’autre, ses tendances belliqueuses. Comme nous le dit un chef de mission :Quand on arrive sur le terrain, même si l’on ne s’est pas levé du bon pied, on doit laisser ses états d’âme au vestiaire. C’est d’abord une question de respect. Mais bon, ce genre de respect… je veux dire qu’avec ses proches, on peut être parfois grognon. Ici, pas question. Les gens chez qui l’on va ne nous voient pas toujours débarquer d’un bon œil, et donc, si l’on était malpoli, la mission tournerait vite au vinaigre. Alors après, malgré tous tes efforts, certaines personnes peuvent quand même t’agresser, soit parce qu’elles restent encore sur l’idée que tu es là pour leur nuire, soit parce qu’elles ont tout simplement mauvais caractère. Dans ce cas, tu laisses passer l’orage, tu tends l’autre joue. Parfois, c’est vrai, il faut quand même savoir s’affirmer davantage pour se faire respecter. Mais faire preuve d’incorrection : ça jamais, au grand jamais ! En ce qui me concerne, il m’est arrivé de me faire détruire par un associé pour avoir omis, un matin, de saluer des membres de la boîte que j’auditais. Il était tôt, c’était à la machine à café, je n’avais pas encore tous mes esprits… Eh bien ils s’en étaient plaints à leur boss, qui en avait aussitôt informé le mien ! C’est te dire s’ils sont chatouilleux sur le sujet. 

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