La théorie du sensemaking

La théorie du sensemaking

Les approches communicationnelles des organisations sont en construction

Parmi elles, les approches processuelles renouvellent la façon d’appréhender les dynamiques reliant communication et organisation ; la communication est alors présentée comme une « communication organisante166 », « constitutive de l’organisation ». L’apport de Karl Weick dans ces travaux récents est majeur. En effet, dès 1969 dans son ouvrage The social psychology of organizing167, Weick présente l’organisation comme un processus. Puis, dans son ouvrage Sensemaking in organizations168 en 1995, il affirme : « The communication activity is the organization169 » (p. 75), ouvrant ainsi la voie à de nouveaux développements théoriques (Cooren et Taylor170, 2006). Dans le monde anglophone, cet auteur a d’ailleurs une forte influence en communication organisationnelle, bien qu’il n’ait pas fourni « une théorie communicationnelle de l’organisation très articulée » (Giroux171, 2006 : 39). Notre recherche s’intéresse plus particulièrement aux travaux qu’il a menés au sujet du sensemaking (1993172 , 1995173, 2001174). Bien que Karl E. Weick n’ait pas traité directement la question de l’appropriation des TIC, ses travaux sur le sensemaking fournissent un matériau puissant qui permet de revisiter cette question sous l’angle de son inscription dans un processus plus large de construction sociale de l’organisation à travers des processus communicationnels. Plus précisément, nous pensons que l’approche du sensemaking constitue un socle théorique opportun pour répondre aux questions qui nous animent dans ce travail de recherche, à savoir : comment se construit (et se déconstruit) dans le temps le projet d’usage des salariés relatif au groupware, leur engagement concernant cet outil? Comment se contruit le sens d’un groupware dans un réseau socio-technique ? La théorie de Weick ne constitue pas une articulation serrée de concepts aussi applicable que peuvent l’être ceux de la théorie de la traduction. (Giroux175, 2006 : 44) Aussi, dans ce chapitre, présenterons-nous dans un premier temps les différents aspects de la théorie du sensemaking, à savoir la nature du sensemaking, ses processus et ses propriétés. Puis dans un second temps, nous mettrons en évidence les forces de cette théorie ainsi que ses limites principales pour notre recherche. 1. La nature du sensemaking Parmi les travaux portant sur la création de sens, la contribution de Karl Weick s’avère majeure, tant par son caractère prolixe176 que « subversif » (Koenig177, 2006 : 8). Professeur en comportement organisationnel et en psychologie à l’université du Michigan aux États-Unis, sa question de recherche principale est reformulée par Giroux (2006 : 27) de la façon suivante : « Comment faire sens dans une situation donnée ou face à un impromptu déstabilisant ? » Cette question s’avère fondamentale puisque le sens est nécessaire à l’action en « milieu organisé ». Mais quelle est donc la nature du sensemaking ? « The concept of sensemaking is well named because, literally, it means the making of sense 178 » (Weick, 1995 : 4). Les traductions françaises de « sensemaking » reprennent l’idée de « création de sens » et de « construction de sens », mettant ainsi en avant sa double nature. L’expression « création de sens » fait à notre avis, davantage référence au sensemaking rétrospectif, alors que l’expression « construction de sens » qui reprend l’idée d’assemblage élaboré avec des ressources existantes, concernerait le sensemaking prospectif. Dans ses écrits, Weick insiste d’ailleurs clairement sur la dimension rétrospective de la création de sens. En effet, le « sensemaking is less about discovery than it is about invention. To engage in sensemaking is to construct, filter, frame, create facticity179 » (Weick, 1995 : 13). Dans cette veine, le producteur de sens (sense-giver) peut être présenté comme un auteur puisque le processus d’énonciation est central dans le sensemaking : « We see what we expect to see, and those expectations have sharper or more rounded edges depending on the words that carry them180 » (Weick, 1995 : 183). Aussi, Weick attire-t-il l’attention sur la richesse du vocabulaire et l’emploi de métaphores, qui autorisent l’explication analogique, tout en insistant sur le fait que la métaphore n’est pas le sensemaking (Weick, 1995 : 15). Par conséquent, « le travail d’un créateur de sens c’est de transformer un univers d’expérience en un monde intelligible » (Weick, 1993 : 14, cité par Giroux, 2006 : 26). L’emploi du terme « expérience » est notable car il inscrit la création de sens dans le registre de l’action, tout en mettant en évidence l’importance du caractère situé de cette action, empreinte ainsi d’émotions et de sensations ; d’où la nécessité de recourir aux métaphores pour préserver toute cette richesse liée à l’expérience. Weick (1995 : 18) transcrit les liens qu’il réalise entre connaissance, action, interprétation et énonciation, de la façon suivante : « Je saurai une fois que j’ai agi, et comment puis-je savoir ce que je pense tant que je n’ai pas vu ce que je dis ?181 » Autrement dit, nous ne pouvons pas connaître ce que nous pensons sans nous l’être autoformulé. 

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Les occasions du sensemaking

Pour Weick (1995 : 100), les occasions de création de sens font référence à l’ambiguité, l’incertitude (par exemple celle engendrée par la perception d’un environnement complexe et turbulent), à la rupture du flux continu d’actions, mais aussi à des événements incongrus engendrant des effets de surprise. L’exemple suivant se révèle éclairant. « L’interruption d’un projet en cours et des attentes qui lui sont associées pousse les individus à faire sens de ce qui perturbe l’action. Face à une interruption, les gens semblent d’abord chercher des explications qui leur permettent de continuer l’activité prévue et de rester en action. […] Les gens essaient plutôt de se débrouiller avec ce qu’ils ont sous la main, de réparer l’interruption […]. Ainsi, le processus de construction de sens est déclenché par l’imprévu » (Weick182, 2003 : 1). Dans ce cadre, Weick s’est attaché à étudier les situations de crise, marquées par la confusion, la perte soudaine de significations et l’équivocité. Son analyse d’un incendie au cours duquel treize pompiers ont perdu la vie en constitue un exemple183, tout comme ses études des organisations hautement fiables telles que les hôpitaux, les centrales nucléaires. « L’équivoque est la matière première du sensemaking » nous rappelle Koenig184 (2006 : 9). Weick envisage l’organisation comme un processus toujours en train de se faire. Afin de mettre en lumière ce caractère processuel, il remplace le nom par un gérondif, « organization » devient ainsi « organizing », dont l’objectif serait la réduction de l’ambiguité. Ainsi, pour agir en commun, il faut non pas nécessairement un but commun, mais au moins « un accord minimal sur le sens de la situation afin de permettre la co-orientation des esprits et la coordination de la situation. S’organiser selon Weick, c’est faire sens ensemble dans et par des activités conjointes » (Giroux, 2006 : 32).

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