La théorie de la traduction
L’introduction d’un groupware dans une entreprise engendre la formation d’un réseau socio-technique. Telle est notre hypothèse de départ soutenue, d’une part, par le constat que les entreprises réalisent des investissements conjoints en matière de TIC et de « gestion du changement »126 – ces politiques de changement ambitionnant clairement la formation d’un tel réseau, et d’autre part, par le fait que l’introduction de ce type d’outil voit nécessairement l’apparition de controverses entre les partisans et les opposants du projet. Ainsi, contrairement à Flichy127 (2003 : 109), nous pensons que, sous certaines conditions, la théorie de la traduction offre des pistes intéressantes pour étudier à la fois le contexte, les jeux d’acteurs et la dynamique dans lesquels s’inscrit l’appropriation des TIC. Après avoir présenté les grandes lignes de la théorie de la traduction, nous identifierons ses principales forces et ses limites dans le cadre de notre objet de recherche.
Quid de la théorie de la traduction ?
Nous présentons ici les grandes lignes de la théorie de la traduction en partant de sa genèse et en introduisant les concepts-clés sur lesquels elle s’appuie.
Genèse
L’école de la traduction est représentée en France notamment par les auteurs du Centre de sociologie de l’innovation (CSI), Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour. La question centrale qui anime leurs travaux est la suivante : « Quelles sont les conditions à partir desquelles les acteurs d’une situation quelconque peuvent se retrouver en convergence autour d’un changement ou d’une innovation ? » (Amblard128, 1996 : 128/129). C’est à travers les deux notions phares, de réseau et de traduction, que les auteurs répondent à cette question. Un réseau constitue une forme d’organisation qui relie des éléments hétérogènes, actants humains et non humains129, par exemple des dispositifs techniques, mis en intermédiation les uns avec les autres par des opérations de traduction. La traduction est une notion empruntée à Michel Serres130 et que Latour131 (1989 : 189) définit comme suit : « En plus de son sens linguistique – l’établissement d’une correspondance entre deux versions d’un même texte dans deux langues différentes, il faut lui donner le sens géométrique de translation. Parler de traduction d’intérêts signifie à la fois que l’on propose de nouvelles interprétations et que l’on déplace des ensembles ». En ce sens, la traduction représente « l’opération qui permet d’établir un lien intelligible entre des activités hétérogènes » (Latour 132, 1992 : 65). C’est une relation symbolique « qui transforme un énoncé problématique particulier dans le langage d’un autre énoncé 128 Amblard H., Bernoux P., Herreros G., Livian Y.-F., 1996, op. cit. 129 L’assimilation humains et non-humains est la cible de nombreuses critiques, notamment de la part d’E. Friedberg, dans Le Pouvoir et la Règle. 130 Michel Serres, né en 1930, est philosophe, historien de la philosophie et des sciences, élu à l’Académie française en 1990. Voir : http://www.academie-francaise.fr 131 Latour B., 1989, La science en action : introduction à la sociologie des sciences (1ère édition américaine : 1987), trad. Fr., Paris : La Découverte, 446 p. 132 Latour B., 1992, op. cit. 48 particulier » (Callon, 1974, cité par Amblard133 , ibid. : 135). De plus l’opération de traduction est elle-même régulée par des conventions plus ou moins locales et toujours révisables (Callon134 , 1991 : 225). À l’origine de l’approche de la traduction se trouve une étude ethnographique de Bruno Latour et Steve Woolgar135 (1988) concernant l’observation de la vie de laboratoire. Ils analysent la science en train de se faire comme une activité rhétorique (Flichy136, 2003 : 91). À travers cette étude, ils mettent en avant le travail de persuasion du chercheur face à ses collègues pour imposer les faits qu’il aura construit et auxquels il aura fait subir diverses épreuves afin de désarmer les critiques. En effet, le fait scientifique est soumis à des controverses qui divisent ses partisans et ses opposants, requérant ainsi des jeux d’alliances pour s’imposer. La science, tout comme le changement, ne s’imposent jamais d’eux-mêmes ; la mobilisation d’actants humains et non humains autour du fait scientifique ou du projet s’avère nécessaire. Via cette étude sur la genèse d’une invention, les auteurs montrent également que le hasard et les circonstances font partie intégrante de la naissance d’une invention, que « l’acte d’invention technique n’est pas le pur produit d’une scientificité qui se situerait en dehors des rapports sociaux » (Proulx137, 2001 : 60). Latour et Callon poursuivent ensemble ces premières analyses pour les étendre à l’étude de la technique. De cette collaboration découlent de nombreuses analyses empiriques comme par exemple l’étude concernant la domestication des coquilles Saint-Jacques dans la baie de SaintBrieuc138 (texte daté de 1986 et qui peut être considéré comme l’un des textes fondateurs de la théorie), l’échec du projet de métro révolutionnaire Aramis139 ou encore la rivalité entre Pasteur et Pouchet140 à propos de la génération spontanée. 133 Ibid. 134 Callon M., 1991, « Réseaux technico-économiques et irréversibilité », in Boyer R., Chavance B., Godard O. (dir.), Les figures de l’irréversibilité en économie, Paris : Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, p. 195-230.
Etapes et concepts-clés
Le processus de traduction s’effectue en trois temps : l’alignement, l’enrôlement et la solidification. Pour davantage de clarté, nous définissons au fur et à mesure de notre présentation les concepts qui soutiennent cette théorie.
L’alignement
L’alignement consiste à rassembler un embryon de réseau autour d’intérêts partagés. Il s’effectue via la réalisation de trois types d’activités que sont l’analyse du contexte, la problématisation et l’intéressement. L’analyse du contexte vise à repérer les acteurs (ou actants pour reprendre la terminologie chère à Latour) humains et non humains concernés, ainsi qu’à discerner leurs enjeux, leurs objectifs et leurs intérêts, à définir ce qui les unit et ce qui les sépare. Trois types d’acteurs peuplent les réseaux : les porte-parole, qui sont les acteurs légitimes qui représentent et s’expriment au nom d’une ou plusieurs entités du réseau, les représentés, disposant d’une certaine autonomie leur permettant de suivre ou de ne pas suivre leurs porteparole et ceux qui organisent le réseau. Cette dernière catégorie d’acteurs n’est pas forcément présente dans le processus d’innovation selon Latour, puisque l’innovation peut émerger d’une succession de hasards. Une autre conception de l’acteur est présente dans les travaux de Callon et Latour, celle de l’acteur stratégique. Un acteur stratégique est « n’importe quel élément qui cherche à courber l’espace autour de lui, à rendre d’autres éléments dépendants de lui, à traduire les volontés dans le langage de la sienne propre » (Callon et Latour141, 1981). Dans le monde de l’entreprise, l’acteur stratégique et l’acteur-organisateur de réseau peuvent se recouvrir, ce qui constitue l’un des points de départ de la littérature sur le changement organisationnel, où les controverses apparaissent comme une question de rapports de force et où la dissymétrie est évidente. Toutefois, chaque acteur réalise le travail de confrontation entre la proposition formulée par l’acteur-organisateur de réseau et ses intérêts propres. L’alignement peut être ainsi défini comme le processus « through which people continuously seek to conform the core ideas of the new (concept) with the distinct and complex set of their own interests and wishes142 » (Doorewaard143 et al., 2001). La deuxième activité de la phase d’alignement est celle de la problématisation, laquelle consiste en la formulation d’une question, d’un énoncé particulier, susceptible de produire la convergence des acteurs identifiés. La définition de cet énoncé évolue au fil du temps via les controverses, entendues comme « le processus par lequel s’élaborent les faits » (Amblard144 , 1996 : 136). « La problématisation ne peut s’opérer que sous l’effet d’un traducteur, c’est-à-dire d’un acteur qui, après s’être livré à l’analyse du contexte, dispose de la légitimité nécessaire pour être accepté dans le rôle de celui qui problématise » (Amblard145, 1996 : 157) et qui articule les intérêts en présence. Ici, la définition du terme « traducteur » est assez proche du sens commun désignant l’acteur chargé de transposer un discours dans la langue de l’autre. Plus précisément, outre sa légitimité, le traducteur doit être pourvu d’une certaine crédibilité, être reconnu pour ses qualités (Rorive146, 2003 : 26) et s’être rendu indispensable aux autres.