La démocratie et l’aristocratie ne sont point des Etats libres par leur nature. La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n’est pas toujours dans les États modérés. Elle n’y est que lorsqu’on n’abuse pas du pouvoir : mais c’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le dirait ! la vertu même a besoin de limites. Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Montesquieu, De l’esprit des lois, Livre XI, Chapitre IV
C’est ainsi que Montesquieu cherche à convaincre son lecteur de la nécessité de la division des pouvoirs. Si une personne est dépositaire du pouvoir elle ne pourra qu’en abuser, il est donc nécessaire que d’autres pouvoirs servent de contrepoint. C’est notre faculté de raison qui nous permet de saisir cet argument ô combien important. Mais on aurait tout aussi bien pu choisir un exemple plus prosaïque. «C’est moi qui ai fait la vaisselle hier, c’est ton tour aujourd’hui. » De même qu’un roi, contraint par sa raison, doit céder aux arguments de Montesquieu, nous devons nous soumettre à la logique imparable de notre partenaire. Bien que nous utilisions tous, quotidiennement, nos capacités de raisonnement pour argumenter, on peut être tenté de penser qu’il ne s’agit là, pour ce sommet de notre intellect, que d’une tâche presque subalterne : le raisonnement ne nous permet-il pas aussi, et d’abord, de comprendre le monde, d’accéder à des vérités supérieures, d’appréhender la logique ou les mathématiques, et de résoudre des problèmes aussi divers que la preuve du théorème de Fermat et le mystère du meurtre de l’Orient Express ? Que le raisonnement nous permette de faire toutes ces choses est indéniable. Que ce soit là sa fonction est une autre question. Il ne faut pas se laisser abuser par l’importance ou la beauté des accomplissements rendus possibles par le raisonnement. Ce n’est pas parce que les mains ont permis la création de La Vénus de Milo, de Notre Dame de Paris ou du boulier que leur fonction est de réaliser de merveilleux artefacts. L’objectif de cette thèse sera de montrer que le raisonnement n’est pas fait pour résoudre des problèmes ou prendre de meilleures décisions, mais au contraire pour argumenter, pour trouver des arguments convaincants et les évaluer ; je défendrai donc une théorie argumentative du raisonnement (Mercier & Sperber, in press; Sperber, 2000, 2001; Sperber & Mercier, in prep, voir aussi Dessalles, 2000).
De façon bien compréhensible, les psychologues du raisonnement voient son œuvre partout. Ainsi, pour Johnson-Laird et Byrne, la déduction sert to formulate plans and to evaluate actions; to determine the consequences of assumptions and hypotheses; to interpret and to formulate instructions, rules, and general principles; to pursue arguments and negotiations; to weigh evidence and to assess data; to decide between competing theories; and to solve problems (Johnson-Laird & Byrne, 1991, p.3) .
De même, pour Rips, « deductive reasoning […] is cognitively central » (Rips, 1994, p.11), et il illustre le rôle central de la déduction par des exemples montrant son importance pour la compréhension et la planification. Bien qu’ils démontrent en effet l’utilité que peut avoir la déduction dans ces processus, ces exemples peuvent également être interprétés comme en montrant les limites. Rips reprend ainsi l’échange suivant (Ibid., p.13) :
A: Will Burke win?
B: He’s the machine candidate, and the machine candidate always wins .
Pour comprendre que B répond bien à la question de A, il faut utiliser le raisonnement – déductif dans ce cas – pour conclure que Burke va en effet gagner. Mais de nombreux autres processus sont à l’œuvre qui nous permettent la compréhension de cette phrase, processus phonétiques, phonologiques, syntaxiques, sémantiques et pragmatiques. Si le raisonnement est bien essentiel pour comprendre cette phrase, il ne le serait sans doute pas pour comprendre celle-ci :
B: Yes, he’s going to win
Bien que la compréhension de cet énoncé paraisse triviale, elle est en fait très complexe : il faut inférer que le ‘Yes’ réfère à l’énoncé précédent, que ‘he’ est Burke, et que ce qu’il va gagner est la chose mentionnée dans la question (sans mentionner les autres étapes de traitement de la phonétique à la sémantique). Que nous ne nous rendions même pas compte de leur présence ne fait que révéler leur extraordinaire efficacité, qui est elle-même un signe de leur importance. Il est possible de faire une analyse similaire de l’exemple que Rips donne de planification. Gary veut voir un film et hésite entre deux choix :
Either I will go to Hiroshima, mon amour, or I will go to Duck Soup. I won’t go to Hiroshima, mon amour. (therefore) I will go to Duck Soup. (Ibid., p.13)
Dans ce cas, Gary utilise un syllogisme disjonctif pour faire son choix. Là encore, on peut considérer qu’une forme de déduction a eu lieu. Mais quelle part joue-t-elle vraiment dans le processus de planification, ou de prise de décision ? Il est clair que de nombreux autres mécanismes, exécutifs, moteurs, perceptifs, mémoriels, dont nous sommes à peine – ou pas du tout – conscients vont jouer un rôle encore plus important.
Ce que ces deux exemples démontrent c’est que le raisonnement, s’il joue un rôle dans ces divers processus de prise de décision ou de compréhension, est loin d’être le seul mécanisme à l’œuvre. Une première tâche, avant même d’essayer de comprendre comment fonctionne le raisonnement, est d’essayer de circonscrire son activité. Par exemple, Johnson-Laird et Byrne divisent les processus de pensée en «association, création, induction, déduction et calcul » (1991, p.2), restreignant le terme de raisonnement aux trois derniers. Plus récemment, Johnson-Laird a proposé de diviser les processus mentaux en catégories basées sur l’accès conscient à leurs prémisses et à leurs conclusions (Johnson-Laird, 2006, p.60ff), mais les limites du terme ‘raisonnement’ ne sont pas claires. De même, Rips précise bien que :
not all mental transformations are deductive ones, and we need to leave room for obviously nondeductive transformations that can occur in image manipulation, in forgetting, and in various sorts of inductive and analogical inference. (Rips, 1994, pp.10-11).
On voit donc que les psychologues du raisonnement sont bien conscients des limites de leur objet d’étude, et du besoin de postuler l’existence d’autres types de mécanismes psychologiques. Ce sont ces observations qui seront à la base de la création des théories à processus duel.
Introduction |