Le support microjuridique de l’entreprise.
– Devant la complexité de notre sujet, se pose le pro-blème de la méthodologie à adopter. Une manière de présenter les rapports qu’entretiennent droit et entre-prise consiste à partir d’une analyse de la structure juridique interne de l’entreprise, d’une analyse de la manière dont les entreprises s’auto-organisent (s’organisent elles-mêmes) en utilisant les instruments juridiques que le droit de chaque État met à la dispo-sition des personnes privées pour qu’elles organisent leurs activités. Cette analyse, que l’on appellera « microjuridique », permet de concevoir l’entreprise comme un circuit de contrats entre différentes person-nes contrôlant les ressources économiques mises en œuvre dans l’entreprise. Ces ressources peuvent être de natures très diverses. Il peut s’agir, par exemple, de droits de propriété sur certaines choses (matières premières, matériels, immeubles, brevets, etc.), de capitaux ou d’une force de travail. Les contrats négo-ciés par l’entrepreneur avec les titulaires de ces res-sources économiques constituent chacun une relation d’échange par l’intermédiaire de laquelle l’entreprise est reliée aux différents marchés de ce qu’elle utilise (inputs) pour réaliser ses productions (outputs).
Il y a circuit parce que chacun de ces contrats n’a de sens que parce que les autres contrats existent. Ces contrats qui servent de support microjuridique à l’entreprise ont la particularité d’être reliés les uns aux autres et de fonctionner comme un ensemble. Ils ont une dynamique qui est celle des échanges conti-nus qui se produisent en conséquence de leur exis-tence. Pour en faire le constat, on peut commencer par n’importe quel élément de cet ensemble de con-trats: il faut un contrat permettant de disposer de locaux (bail commercial, par exemple) pour installer les salariés embauchés (aux termes de contrats de tra-vail) pour faire fonctionner les machines louées (con-trats de location, crédit-bail, etc.) ou achetées (con-trats de vente) grâce aux emprunts (contrats de prêt) contractés pour fabriquer des produits vendus par des distributeurs (au titre de contrats de distribution), etc .
. Ces contrats forment un circuit sur lequel se pro-duit une double circulation des prestations, chacune en sens inverse de l’autre, qui se répète sur une période de temps donnée. A des obligations de faire quelque chose dans un sens (fournir un travail, mettre à disposition des bureaux, des machines, etc.), correspondent des flux financiers dans l’autre (versement de salaires, de loyers, etc.).
Les contrats qui servent de support à l’entreprise s’inscrivent donc dans la durée et servent de cadre à des échanges continus. Ce circuit n’est ·évidemment pas fermé sur lui-même. Il est ouvert sur le marché du fait que l’entreprise produit des biens ou des services qu’elle «vend » (elle fournit des biens ou ·services à d’autres entreprises ou à des consommateurs pour un prix); avec des matières premières et des services qu’elle « achète» (elle se fournit en biens ou services en échange d’un prix). L’entreprise s’inscrit ainsi dans le circuit économique global, et ne peut survivre que si ce qu’elle produit est concurrentiel par rapport à ce que les entreprises concurrentes (d’autres circuits éco-nomiques produisant le même type de produits) sont en mesure d’offrir.
Le circuit de l’entreprise est changeant. Il naît, évolue et parfois meurt, lorsque son inadaptation au marché entraîne des pertes qu’elle n’est plus en mesure d’assumer. Sa disparition, lorsqu’elle n’est pas choisie, n’est que la conséquence d’une inadaptation de l’entreprise à son environnement (ce sur quoi elle est ouverte). Dans une société de marché, la faillite n’est, à ce point de vue, que la constatation de l’inefficacité d’un ensemble de relations contractuelles par rapport aux ensembles concurrents.
L’impact du droit macrojuridique sur l’entreprise.
– C’est ici qu’une analyse des rapports que l’on appellera «macrojuridiques» qu’entretiennent entre-prise et droit doit intervenir. Toutes choses égales pflr ailleurs, les performances d’une entreprise ne dépen-dent que de son domaine d’activité – qui peut être plus ou moins rentable – et de l’efficacité de la manière avec laquelle son circuit de contrats est orga-nisé, géré, par rapport aux concurrents. Il reste que dans le monde réel, on ne rencontre jamais de situation où toutes-choses-sont-égales-par-ailleurs. Tout d’abord, le droit évolue,. Même si on se place sur le territoire d’un seul Etat, une loi nou-velle peut venir bouleverser totalement la rentabilité de certaines activités: qu’il soit décidé au sein des institutions politiques que la protection de l’en-vironnement naturel réclame une loi nouvelle qui ait pour effet, par exemple, d’accroître le coût de l’utilisation . d’un certain mode de production indus-trielle, et certaines entreprises seront conduites à abandonner ce mode de production (devenu moins rentable) ou seront poussées à la faillite. Ou encore, une hausse du coût du travail peut rendre non-rentables certaines activités de main-d’œuvre si des concurrents implantés dans des .environnements économiques où le coût du travail est moins cher continuent de proposer les mêmes produits aux mêmes prix dans les mêmes conditions.
Si on part de l’hypothèse que ·les institutions démo-cratiques fonctionnent correctement dans leur mission de défense de l’intérêt général (comme nous l’avons fait au début de cet ouvrage), on ne peut voir dans la mésaventure que ce type de changement représente pour les entreprises affectées que ·la conséquence nor-male des choix politiques qui sont faits au sein des institutions démocratiques. On ne peut guère imagi-ner d’empêcher l’adoption de normes d’intérêt géné-ral parce que des entreprises en seront affectées. Plus aucune action politique ne serait possible. Mais on . voit par là que le contenu du droit détermine pour une part importante les activités rentables de celles qui ne le sont pas sur un territoire donné.
L’ « efficacité» de l’entreprise dépend donc de l’univers régulatoire dans lequel elle fonctionne. Elle peut tout à fait être bénéficiaire si on ne tient pas compte (par exemple) des coûts de la pollution qu’elle produit, et en perte si une loi force à cette prise en compte. Le microjuridique (l’organisation interne de l’entreprise qui fait qu’un type de circuit est rentable ou ne l’est pas) est ainsi relié au macrojuridique (le droit produit par les institutions politiques territo~ riales pour forcer à la prise en compte des intérêts affectés par le jeu économique).
La complexité des rapports entre le droit et l’entreprise au niveau macrojuridique est encore accrue par le, fait que la surface de notre planète est éclatée en Etats souverains qui produisent chacun leur propre droit de manière autonome, alors que l’on assiste à une internationalisation de l’économie, c’est-à-dire à une unification progressive du champ d’action des entreprises au niveau mondial. Si nous reprenons notre exemple d’une loi nouvelle interdi-sant un certain mode de production, une entreprise peut aujourd’hui décider de «délocaliser» sa production, et de venir, servir le marché existant sur le . territoire de l’Etat dont elle est originaire de l’extérieur. On a alors déplacé la production, la pol-lution, les emplois, éventuellement les profits, etc.
Evidemment, tout cela pose de nombreux problèmes qui peuvent alors nécessiter une action internationale efficace: une véritable production de droit écono-mique international.
4. L’inexistence ‘Officielle de l’entreprise. – ‘ Le lien entre les analyses micro et macrojuridiques de l’entreprise, enfin, est encore compliqué par’ un fait que nous avons négligé jusqu’à présent. Nous avons parlé de l’entreprise ,comme si elle était une personne, une unité, un centre d’attribution de droits et d’obligations, de volonté, de responsabilité. Or, si dans la vie courante, c’est bien ainsi que l’on parle des entreprises (on parle ainsi de «Renault », de « Microsoft »), pour les juristes, l’entreprise n’existe pas en soi. Le tout que constitue le circuit de contrats servant de support juridique à une entreprise n’a pas d’existence juridique propre.
Il est surprenant de constater que dans aucun ordre juridique, l’entreprise en soi ne se voit recon-naître la personnalité morale, une existence en tant qu’unité juridique. Dans le même temps, pourtant, chacun des droits positifs existants (les différents droits nationaux et le droit international) tient compte, dans divers domaines du droit, du fait que l’entreprise a une unité d’action, et en tire des consé-quences juridiques au niveau microjuridique (exis-tence d’un droit des groupes de sociétés, par exemple), et surtout au niveau macrojuridique (par la production d’un droit régulatoire spécifiquement tourné vers certaines formes d’entreprises).
Cet aspect des choses – l’inexistence juridique de l’entreprise – pourrait sembler n’être qu’un pro-blème de pure technique juridique. L’inexistence de l’entreprise en soi est cependant déterminante pour l’analyse du rôle de l’entreprise dans une société telle que la nôtre, et de la manière avec laquelle elle est traitée par le droit. L’impact de l’entreprise au niveau de la production du droit régulatoire découle en effet de cette dichotomie: il y a à la fois existence de cir-cuits de contrats cohérents, qui ont des conséquen-ces économiques et politiques importantes (accrues aujourd’hui par la mondialisation de l’économie), et ignorance officielle de cette existence par le droit posi-tif. Cette existence de fait de l’entreprise en tant qu’unité, et cette inexistence en droit en tant que telle, permet une vie très particulière à l’entreprise, entre droit et non-droit. C’est le droit qui lui permet de fonctionner ainsi, en tant qu’unité; mais celui-ci n’en tire officiellement pas de conséquence par la recon-naissance juridique de cette unité. produit, et en perte si une loi force à cette prise en compte. Le microjuridique (l’organisation interne de l’entreprise qui fait qu’un type de circuit est rentable ou ne l’est pas) est ainsi relié au macrojuridique (le droit produit par les institutions politiques territo~ riales pour forcer à la prise en compte des intérêts affectés par le jeu économique).
La complexité des rapports entre le droit et l’entreprise au niveau macrojuridique est encore accrue par le, fait que la surface de notre planète est éclatée en Etats souverains qui produisent chacun leur propre droit de manière autonome, alors que l’on assiste à une internationalisation de l’économie, c’est-à-dire à une unification progressive du champ d’action des entreprises au niveau mondial. Si nous reprenons notre exemple d’une loi nouvelle interdi-sant un certain mode de production, une entreprise peut aujourd’hui décider de «délocaliser» sa pro-duction, et de venir servir le marché existant sur le territoire dé l’Etat dont elle est originaire de l’extérieur. On a alors déplacé la production, la pollution,, les emplois, éventuellement les profits, etc. Evidemment, tout cela pose de nombreux problèmes qui peuvent alors nécessiter une action internationale efficace: une véritable production de droit écono-mique international.
4. L’inexistence officielle de l’entreprise. – ‘ Le lien entre les analyses micro et macrojuridiques de l’entreprise, enfin, est encore compliqué par ‘ un fait que nous avons négligé jusqu’à présent. Nous avons parlé de l’entreprise. comme si elle était une personne, une unité, un centre d’attribution de droits et d’obligations, de volonté, de responsabilité. Or, si dans la vie courante, c’est bien ainsi que l’on parle des entreprises (on parle ainsi de «Renault », de Méthodologie. – Du fait de cette situation sin-gulière, l’entreprise en tant que telle ne peut, pas être perçue de l’intérieur du droit positif d’un Etat donné, car le contenu de celui-ci s’est développé, en réaction/ symbiose avec elle, à la fois par la production de normes facilitant son autoconstitution en tant qu’organisation ayant une existence effective (le droit de sa structure microj uridique) , et par la production de normes la contraignant (droit régulatoire), sans toutefois la reconnaître en lui accordant une existence juridique autonome. L’ombre de l’entreprise, en tant qu’unité organisationnelle, est partout présente derrière le droit économique moderne, sans que jamais l’entreprise n’apparaisse, dans son unité, en tant que telle.
Face à une telle situation, notre analyse des rapports entre entreprise et droit ne peut se faire qu’en adoptant la perspective d’un observateur extérieur au droit qui se détache un peu, en quelque sorte, du contenu technique d’un droit national donné. On ne peut comprendre l’unité logique du système juridique des sociétés de type libéral avancées sans mettre à son cœur l’entreprise (qui est l’institution économique centrale de ces sociétés et l’objet fondamental du droit économique), ni sans prendre en compte préci-sément le fait qu’elle n’est pas reconnue en tant que telle – c’est-à-dire en tant qu’unité organisation-nelle – par le droit positif. Il nous faut donc nécessairement développer une conception de l’en-treprise en soi, qui soit extérieure aux déterminations techniques d’un droit étatique.