L’exemple de la planification stratégique « Room For the River » aux Pays-Bas
Une approche centralisée qui relativise le système de protection
Le Spatial Key Decision Planning « Room for the River »109 est né du constat de l’accroissement de la vulnérabilité derrière les digues durant ces dernières décennies en particulier dans l’ouest des Pays-Bas, alors que l’est du royaume est resté plus rural et moins dense. Intégrant la question du changement climatique ainsi que les modifications morphologiques (affaissement des zones protégées derrière les digues110), les autorités néerlandaises ont projeté une aggravation globale du risque notamment en cas de rupture des digues. Par conséquent, les autorités ont estimé que la sécurité des Pays-Bas passait par l’arrêt à la tendance globale de protection reposant sur toujours plus d’endiguement et à la recherche d’autres solutions (MV&W, 2006).
Traditionnellement, la gestion de l’eau et des inondations était locale, héritage du temps où les communautés locales se développaient après avoir elles-mêmes réalisées les travaux hydrauliques nécessaires. « C’est ainsi qu’est apparue l’une des particularités du système néerlandais : l’existence d’institutions locales et démocratiques spécialement conçues pour gérer les problèmes hydrauliques. » (Barthélemy et al., 1998), p.13. Ainsi les waterschappen se sont constituées comme des assemblées de propriétaires riverains en charge des travaux hydrauliques. À partir des années 1950, les waterschappen se sont regroupés à l’échelle régionale ou des bassins versants111. Les compétences des waterschappen sont diverses : protection contre les inondations (3050 km de digues à entretenir), gestion qualitative et quantitative à l’échelon local et régional sur leur territoire, entretien de certains ouvrages hydrauliques et infrastructures routières (6725 km de routes)112.
• la faveur d’un mouvement de centralisation de la fin du XVIIIe siècle, un organisme central pour la protection contre les inondations et la conduite des grands projets hydrauliques est créé en 1798 ; il s’agit du Rijkswaterstaat (RWS)113 qui est aujourd’hui rattaché au Ministère des Travaux Publics, des Transports et de la Gestion de l’eau.
Ainsi le système de prévention des inondations est schématiquement bicéphale : un organisme central pour la planification des grands projets de protection permettant une coordination suprarégionale des projets à l’échelle du pays et des organismes locaux en charge de la gestion et de l’entretien des ouvrages, les waterschappen.
109Le SPKD est un instrument national. Rappelons qu’il existe 3 niveaux administratifs aux Pays-Bas : les municipalités, les provinces et l’État. Les espaces ne peuvent être aménagés et équipés qu’en cohérence avec un plan zonal voté par les conseils municipaux. Toutes les constructions non conformes à ce plan ne peuvent obtenir de permis de construire de la part des autorités locales. En outre, ces plans pour être valides doivent être approuvés par les administrations des provinces. Ces provinces élaborent elles-mêmes un plan régional avec lequel les locaux doivent être en concordance. Néanmoins, l’aménagement spatial est avant tout déterminé par les autorités locales, qui doivent accorder leurs projets autres schémas existants.
Par ailleurs, l’aménagement du territoire est aussi planifié à l’échelle nationale et ce sont les résultats de cette planification qui sont désignés sous le terme de SPKDs. Les SPKD sont élaborés aux niveaux ministériels et approuvés par le parlement.
Un SPKD dessine une politique d’aménagement spatial générale ou spécifique :
• une politique dite générale peut s’occuper de la gestion de l’urbanisation et des espaces ruraux, des espaces agricoles ou naturels, des infrastructures de transport ou énergétiques, etc.
• mais un SPKD peut aussi se concentrer sur un projet spécifique à un endroit précis comme la construction d’une ligne de chemin de fer à grande vitesse ou des infrastructures portuaires.
Enfin, les impacts sur l’environnement sont étudiés avant toute approbation et publication d’un SKPD
• partir des années 50, et la montée en puissance du concept d’État providence, celui-ci s’est vu confier la responsabilité d’accroître de façon importante la protection des Néerlandais contre les inondations, notamment pour les projets dépassant la protection locale : refonte de l’endiguement des grands fleuves et leur réaménagement pour l’accroissement du transport fluvial, digues face à la mer, création de nouveaux polders. Cette recentralisation de la planification a été renforcée par la crue de 1953, alors que les waterschappen sont devenus les maîtres d’ouvrages des projets conçus et financés par l’échelon central.
La politique de grands travaux s’est confrontée petit à petit à une opposition de plus en plus importante des échelons régionaux et locaux, en premier lieu, en raison de l’impact des aménagements fondés sur la recherche d’une protection toujours plus importante114. Ces contestations ont vu se mobiliser les associations environnementales115 de façon importante. À l’inverse, des projets comme le plan « Ooievaar » en 1986 ont permis de faire évoluer les idées du Ministère des Transports ainsi que des collectivités locales en matière de gestion paysagère. Ce plan a été sélectionné à l’issue d’un appel à projet qui visait la promotion des projets régionaux à vocation territoriale. Son caractère ascendant et participatif a ancré une approche volontariste et démocratique de la gestion paysagère aux Pays-Bas, tout en nuançant la pertinence d’une augmentation des niveaux théoriques de protection recherchés par l’État (Nakamura et al., 1993). D’autre part, selon J-R Barthelemy « ce conflit résulte du défaut d’évaluation du risque, qui a été à l’origine d’un excès de protection, pris en charge par l’État. Celui-ci a développé son intervention sous la pression d’événements dramatiques, puis imposé ses solutions aux “waterschappen”. Mais il n’a pas prévu les conséquences en termes d’entretien, ni la poursuite des travaux hors des zones de première priorité » (op.cit.p15). Une mauvaise évaluation du niveau de protection acceptable (calcul d’optimisation du risque maximal à couvrir mais pas de calcul du risque acceptable à l’échelle d’un groupe social) ainsi qu’un excès de centralisme seraient à l’origine des conflits apparus à l’issue des plans Delta.
Au-delà de ces conflits, la difficulté de mise en œuvre des politiques de protection basées sur des indices trop ambitieux a également amené l’État à les revoir : en 1970, seuls 100 km de digues avaient été, même partiellement, réhabilités pour atteindre les objectifs de 1956. Et une refonte à la baisse des objectifs de protection n’a pas permis de résoudre tous les problèmes : en 1983, sur les 720 km de digue devant être réhabilités seuls 190 km l’étaient de façon effective.
En 1992, une nouvelle commission étatique (commission Beortien I) conclut à la nécessité « de solutions telles que le réaménagement des épis, le creusement du lit ou la mise en place de bassins d’expansion. Ils concluent à la faible crédibilité de mesures systématiques et à la nécessité d’approcher ces solutions à l’échelle locale, tout en abandonnant l’approche normative de la MHW (crue de référence) » (Barthélémy, 2002), p. 25.
Les crues de 1993 sur la Meuse et de 1995 sur le Rhin, entraînant l’évacuation de 200 000 personnes, vont provoquer un « sursaut » des mesures d’endiguement au travers d’un plan d’urgence pour un renforcement des ouvrages les plus importants sur deux ans, sans étude d’impact ni concertation. Néanmoins, à l’issue de ces travaux, les réflexions préalables sur la recherche de nouvelles solutions se sont traduites par la publication de la circulaire « Ruimte voor de rivier » (Room for the river, en anglais).
De plus, la modification d’approche s’est traduite par une nouvelle façon de définir les objectifs : le calcul de la norme de protection n’intègre plus seulement l’aléa mais également la vulnérabilité des espaces à protéger par exemple. De ce fait, la norme évolue pour chaque ouvrage. En outre, l’échelon provincial est revalorisé pour la coordination des projets locaux.
« La description du SKPD Room for the River »
Les mesures faisant la « part de l’eau », issue des propositions de la commission Beortien, cherchent donc à combiner une meilleure prévention du risque d’inondation à l’horizon 2015 et une amélioration de la qualité environnementale de la région des bassins fluviaux. Cette démarche s’est traduite par la conception et la mise en œuvre du « Spatial Key Decision Planning Room For the River » (que l’on pourrait traduire en français par le document de planification stratégique ou le schéma directeur « espace pour la rivière ») (MV&W, 2006).
Comme souvent, la mobilisation des décideurs s’est accentuée après les crues de 1993 et 1995 durant lesquelles les niveaux d’eau atteints entre les endiguements étaient très élevés. Les digues furent alors à la limite de la rupture. En prévision d’un accroissement des précipitations, les autorités ont décidé alors de trouver des solutions pour permettre le transit de volumes d’eau plus importants dans les lits endigués.
Le SKDP « Room For the River » s’appuie sur trois objectifs. Premièrement, en 2015, les différents bras du Rhin doivent être en mesure de faire transiter un débit de 16 000 m3/s sans rupture de digue (et de 3800 m3/s pour la Meuse inférieure)116. Deuxièmement, les mesures prises pour atteindre ce premier objectif doivent également permettre une amélioration de la qualité environnementale. Enfin, l’espace supplémentaire dévolu à l’expansion des crues devra rester disponible.
Le SKPD décline spatialement sur les différentes branches du delta du Rhin l’ensemble des mesures que le gouvernement envisage de prendre pour réaliser ces objectifs stratégiques.
Les mesures structurelles envisagées pour recréer de l’espace aux rivières sont les suivantes :
– le décaissement, l’approfondissement des espaces compris entre le lit mineur et le système de digues
– la suppression des obstacles aux écoulements dans le lit endigué (ex. : piles de ponts)
– l’abaissement des épis installés pour faciliter la navigation et la chenalisation du cours d’eau
– l’élargissement du lit mineur
– le recul de digues et la « dé-poldérisation »
– la création de bras de décharge.
Le renforcement des digues n’est envisagé qu’en dernier recours, seulement si les autres mesures s’avèrent trop chères à mettre en œuvre, ou inadéquates.
116Actuellement le débit maximum pouvant transiter dans les lits endigués est estimé à 15000 m3/s à Lobith pour le Rhin et de 3650 m3/s à Borgharen. À long terme, les objectifs à atteindre en prévision du réchauffement climatique seraient de permettre le transit d’un débit de 18000 m3/s grâce à la mise en place de mesures supplémentaires.
Mais au-delà de la liste de mesures à mettre en œuvre, le SKPD s’est attaché à différencier les différents bras du delta du Rhin pour mieux prendre en compte leurs spécificités :
– Sur le Waal (bras méridional du Delta du Rhin), abaissement des épis et la suppression d’obstacles transversaux qui ont surtout été retenus car faciles à mettre en œuvre et efficace pour l’abaissement de la ligne d’eau.
– sur le Rhin inférieur puis le Lek : là où la section d’endiguement est suffisamment large, le SKDP préconise un décaissement du lit endigué ; plus à l’aval, le lit endigué se rétrécissant, le renforcement des digues est nécessaire notamment sur la rive gauche
– sur l’IJssel, le lit endigué comprend de nombreux espaces naturels, par conséquent seuls trois espaces bénéficieront d’un approfondissement, les travaux de terrassement étant susceptibles de produire des dommages environnementaux. À trois autres emplacements, les digues seront reculées. Un bras de décharge est prévu à hauteur de l’agglomération de Veessen-Wapenveld et sur l’élargissement du lit mineur est planifié sur la partie inférieure de l’IJssel pour accélérer les écoulements dans la mer de l’IJssel
– enfin dans les branches aval qui relient Rhin et de la Meuse, la dé-poldérisation est la mesure envisagée la plus significative (polders de Nordwaard et Overdiep117), ainsi que différents décaissements.
Le plan envisage la question de la réutilisation, voire la vente, des sols décaissés lorsqu’ils ne sont pas contaminés, comme exemple de valorisation des travaux.
Plus globalement, du point de vue financier, la mise en œuvre du SKPD est évaluée à 2,1 milliards d’euros. Ceci représente le bas de la fourchette, car des mesures alternatives voire supplémentaires sont envisagées par le Plan.
C’est sur ces alternatives que sont envisagées les discussions et les réflexions avec les autorités locales et les acteurs économiques. Les conditions à une réflexion sur de possibles alternatives sont :
– que les gains d’un point de vue hydraulique soient identiques
– que les parties impliquées puissent garantir un financement suffisant de ces alternatives
La conception du SKPD est un processus centralisé et réalisé par les ingénieurs du Rijkswaterstaat118 pour le compte du gouvernement des Pays-Bas. Et la mise en œuvre décline d’une approbation préalable par le gouvernement néerlandais en octobre 2006.
Si le SKPD décrit et spatialise des mesures pour l’ensemble du bassin visant l’atteinte d’objectifs stratégiques, sa mise en œuvre sous-entend pour être effective l’instauration de planifications plus localisées et plus détaillées à l’échelle des projets. Et des évaluations des impacts environnementaux sont requises pour bon nombre de mesures, durant lesquelles les autorités locales, les riverains et les autres parties prenantes peuvent s’exprimer. Seulement après les travaux peuvent être entrepris. La mise en œuvre locale est le fait des autorités locales, des organismes locaux en charge de la gestion de l’eau ou encore des antennes du RWS.
