La stratégie des djihadistes salafistes et ses formes de violence

La stratégie des djihadistes salafistes et ses formes de violence

À la sortie de la « décennie noire » en Algérie, Stathis Kalyvas écrivait avec justesse que lorsqu’on place la guerre civile algérienne dans une perspective comparative, la violence extrême qui l’a caractérisée cesse d’être exceptionnelle. Pour cet auteur, la violence armée qui verse dans les massacres, demeure l’une des composantes de base de la plupart des guerres civiles 967. Considéré sous cet angle, le passage à l’action djihadiste devient un moyen parmi d’autres pour affaiblir ou en finir avec un régime politique en place. Expliquer les ressorts de l’action djihadiste nécessite à notre sens, une approche multiple et ce, loin de l’enfermement analytique porté exclusivement sur l’aspect instrumental de l’usage de la violence. Comme le disait Michel Wieviorka, la logique instrumentale de la violence ne doit pas nous amener à négliger la logique autonome de celle-ci968 . Les différents récits d’anciens djihadistes que nous avons pu recueillir (cf infra) témoignent en effet de l’existence de processus d’autonomisation de la violence radicale. Les dérives sanguinaires auxquelles se sont livrés certains groupuscules armés affiliés au GIA nous rappellent que dans un contexte de guerre civile, les acteurs en conflit peuvent se livrer à des pratiques de violence « aveugles » qui peuvent paraitre irrationnelles969. Cet aspect « irrationnel » de l’action armée se perçoit amplement par les résultats contre-productifs que la violence extrême employée par les djihadistes a apportés pour la cause du djihad. Cette logique d’autonomisation de la violence nous amène à nous pencher sur d’autres variables explicatives telles que les facteurs émotionnels, les systèmes de croyances et la pression du groupe. Pour la première variable, nous verrons comment des considérations d’ordre émotif telles que le désir de vengeance, la peur ou la haine peuvent conduire un individu ou un groupe entier à une violence politique extrême970. La deuxième variable relève d’une dimension culturelle de la mobilisation djihadiste. Cette dimension est largement tributaire de l’influence qu’exerce l’idéologie, en tant qu’élément modulateur, sur les systèmes de croyances : autrement dit, sur l’identité même des individus ou des groupes971 . La troisième variable est celle de la pression du groupe et du poids de la conformité aux normes politicoreligieuses instaurées par les émirs du djihad au sein des groupes islamiques armés. Il n’est pas question ici de nier l’existence de processus interactifs au sein des groupes islamiques armés972 . Néanmoins, nous pensons qu’il est nécessaire de mettre en avant certains facteurs objectifs et subjectifs, lesquels, nous semble-t-il, ont favorisé la passivité d’un grand nombre de djihadistes face aux dérives des nouvelles normes hiérarchiques. Parmi ces facteurs, on peut citer la terreur pratiquée au sein même de ces groupes, la manipulation politique fondée sur des «mécanismes de crédulité973», ou enfin, la certitude religieuse. Mais au-delà de ces dimensions internes à l’organisation du djihad, il existe une variable externe qu’on ne peut passer sous silence, tant son impact sur l’orientation de l’action armée semble crucial : il s’agit de la répression sécuritaire. Nous avions déjà tenté d’expliquer précédemment (chap. II), l’impact de la répression menée par les services de sécurité sur la mobilisation islamique. Nous avions alors conclu que cette dernière avait tendance à se radicaliser à mesure que la répression décimait sa base organisationnelle. Une partie de la mouvance radicalisée s’engage alors clairement dans l’action armée, et une stratégie de guérilla se met en place. Cette stratégie de la lutte armée se retrouve à son tour face à l’action contreinsurrectionnelle de l’État, et se voit contrainte d’adapter sa stratégie et ses tactiques de lutte armée, de manière à rendre inopérable l’avantage asymétrique que détient l’État sur elle.

l’établissement de la stratégie djihadiste chez les groupes islamiques armés algériens

Dans le chapitre précédent, nous avions évoqué la structuration des groupes islamiques armés, en insistant sur les différentes phases de polarisation qu’ils ont connues. De ce processus de polarisation ont émergé deux pôles distincts du djihad, le GIA et l’AIS. Du rejet du premier envers le jeu politique et de la proximité du deuxième pour ce dernier, découle l’antagonisme de ces deux acteurs du djihad. C’est de cette logique d’antagonisme que ces groupes ont adopté des stratégies de différenciation. Comme l’expliquait Jean Luc Marret, les groupes armés ont besoin de se distinguer s’ils veulent être reconnus, ce qui les pousse à emprunter des techniques de lutte armée qui les caractérisent et qui correspondent à leur stratégie978 . De ce fait, au-delà de l’aspect descriptif des structures organisationnelles du djihad, il devient crucial pour nous d’analyser les stratégies djihadistes adoptées. Si nous nous basons sur le discours des djihadistes interviewés ainsi que les documents et vidéos publiés par le GIA et l’AIS, on peut attribuer à ce djihad islamique trois objectifs majeurs. Le premier, à court terme, est d’affaiblir les capacités coercitives du régime et de démoraliser ses forces armées. Le deuxième, à moyen terme, est de faire basculer l’opinion des populations en faveur du djihad. Le troisième, à long terme, est de faire tomber le «régime impie» afin d’appliquer la charia : « notre but était clair : l’anéantissement de ce régime corrompu et oppresseur et l’établissement de la charia d’Allah sur cette terre. Il n’est pas parti par les urnes, il partira par les armes. On le sentait fragile, on pensait vraiment qu’il pouvait s’écrouler si on lui infligeait des coups très durs à la base. Cela aurait peut-être pu prendre trois ans, quatre ans ou dix ans, mais on y serait arrivés si le cheminement de l’action djihadiste n’avait pas dévié de sa ligne (…) » 979 . « Il y avait le sentiment que l’objectif final pour tout le monde était l’anéantissement de cet État oppresseur. L’unique stratégie face à une entité aussi puissante que celle d’un État est de l’affaiblir en le déstabilisant par des actions fortes. Si vous montrez aux populations que vous êtes capable de le faire, ils se joindront à vous sans hésiter. Les gens ne sont pas un troupeau de moutons, ils savent discerner entre le bien et le mal, le faux et le vrai (…) 980 » « Les allégeances (Al Moubayaat) n’étaient pas encore achevées, tout le monde (les groupes armés) s’observait. En attendant, on se concentre sur l’objectif le plus important, l’anéantissement de l’État corrompu et pervers. Pour cela il faut le frapper aux orteils et ensuite aux pieds, jusqu’à ce qu’il se mette à genoux. Et enfin, on applique ce pour quoi on s’est sacrifié au nom d’Allah : le jugement d’Allah sur terre et l’établissement de la Khilafa suivant les préceptes du prophète 981 ». Pour réaliser ces trois objectifs majeurs, le GIA et l’AIS alignent des stratégies différenciées. En effet, même si dans les deux cas, il y a une volonté de déstabiliser le régime en s’appuyant sur un rapport de force asymétrique, les tactiques employées par chacun des pôles sont, en revanche, différentes sur de nombreux points. Parmi les plus importants : il y a d’une part, la nature des cibles visées par la violence, et d’autre part, la nature des discours de légitimation de cette violence.

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Les cibles du djihad salafiste algérien

« La violence n’est jamais aussi efficace que lorsque sa cible est dotée d’une valeur reconnue et intangible » 982 . Xavier Crettiez Comme le notait Xavier Crettiez, la violence politique tient en partie son sens du choix des cibles qu’elle privilégie983. Lorsqu’elles reflètent incontestablement des symboles de l’État, les cibles font l’objet d’attaques violentes de la part de tous les acteurs du djihad, toutes tendances confondues. Cependant, dès qu’il s’agit d’aspects internes à la vie sociale des populations civiles, c’est-à-dire des cibles d’ordre sociétal, l’action djihadiste se trouve profondément divisée. D’une part, des embuscades tendues à des patrouilles de l’armée, de la police ou de la gendarmerie sont valorisées et mises en avant par tous les djihadistes (voir figure n°21). D’autre part, la violence exercée contre des populations locales (considérées comme non intégrées à la cause islamique) ou des étrangers non musulmans établis en Algérie, constitue une source de divergence fondamentale entre les groupes armés. Comme on peut l’observer sur le communiqué présenté dans la figure n°22, les deux camps recourent aux mêmes sources d’argumentation (Coran et paroles du prophète Mohammed) pour légitimer (GIA) ou délégitimer (AIS) les mêmes actes de violence commis. Quand le GIA fait des étrangers des cibles privilégiées pour ses actions djihadistes984 , l’AIS le condamne fermement en invoquant un contre argument religieux. Pour le premier, combattre « les impies parmi les juifs, les chrétiens et les païens devient une obligation religieuse stricte Fardh Ayn en ces temps », dans la mesure où ces derniers sont perçus comme des ennemis qui combattent l’Islam et les musulmans. Pour le deuxième, il ne peut y avoir de justification religieuse sérieuse pour tuer un étranger, si ce dernier ne montre pas de signes ostentatoires d’animosité envers le djihad et les djihadistes.

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