La stratégie cartographique des métaphores du cyberespace à la géolocalisation de l’action
En étudiant l’évolution récente des procédés de réagencement des dispositifs techniques et juridiques, des formes d’investissement et de mobilisation des acteurs, de mise en forme d’une esthétique qui puise ses racines dans des expérimentations passées, nous avons voulu nous débarrasser d’une tentation fréquente. Celle-ci consiste à réifier ces trois instances que sont l’art, la technique et la politique pour les inscrire dans des sphères d’action et de représentations autonomes, séparées les unes des autres. Pour dépasser les limites, sinon les contradictions, propres à chacun de ces univers (la question de la représentation en politique, celle de l’œuvre et de l’artiste dans l’art, et celle de l’autonomisation de la technique), nous avons montré, au-delà d’une conception purement instrumentale de l’objet, comment chacun de ces champs spécifiques pouvait servir de ressource, à la fois pratique et théorique, pour resignifier l’autre. Comment, à travers la notion de strategic software, la technique resignifiait la politique et tentait d’expérimenter des voies de sortie du dilemme de la représentation. Comment l’art et l’ensemble des procédés esthétiques étaient mobilisés pour resiginifer la technique (esthétique du code) ou la politique (notion de performance). Cette perception réifiée d’Internet comme une sphère d’action et de représentation autonome est probablement aussi vieille que le réseau lui-même. On en trouve même d’ailleurs quelques traces dans l’utopie vidéo des années soixante avec la notion de « vidéosphère », imaginée par Gene Youngblood d’après travaux de Teilhard de Chardin sur la « noosphère499 ». Malgré les nombreuses critiques adressées à cette notion dont les racines spiritualistes ne font aucun doute, il nous apparaît qu’elle reste particulièrement prégnante dans la perception courante de ce qu’est le Net. S’il est désormais exclu, pour beaucoup de chercheurs et d’acteurs, d’y avoir recours, il n’en reste pas moins que l’idée, contraire à toute conception performative du Net, qu’il pourrait exister une sphère spécifique de circulation ou La stratégie cartographique des métaphores du cyberespace à la géolocalisation de l’action Olivier Blondeau – « Les orphelins de la politique et leurs curieuses machines » de coopération entre des idées ou des cerveaux, est très largement empreinte de cette idéologie spiritualiste. C’est la raison pour laquelle nous allons nous attacher à déconstruire cette notion en utilisant notamment les travaux de Patrice Flichy sur L’imaginaire d’Interne. Désautonomiser l’art, la technique et la politique en montrant comment ces champs s’articulent et se resignifient les uns par rapport aux autres est en effet une condition nécessaire pour rendre compte de ce que sont en train de mettre en œuvre les activistes du réseau. Mais cette condition n’est pas suffisante : il faut aussi dés-autonomiser le réseau lui-même pour montrer en quoi il peut avoir de l’influence sur la politique en général. L’objet de ce travail n’est pas de reprendre un vieux débat, à bien des égards, dépassé avec des penseurs comme Pierre Lévy501 , mais plutôt de « traquer » la tentation de penseurs plus contemporains qui, souvent par méconnaissance des procédés et des dispositifs à l’œuvre, se fient à ces représentations simplistes. Décider qu’il existe une sphère d’action autonome qui se définirait par un type d’agir orienté de manière injonctive (la coopération par exemple), n’est-ce pas céder un peu vite à la facilité ? Mais c’est aussi prendre le risque de passer à côté d’une des clés d’interprétation de l’apport d’Internet dans les mouvements sociaux contemporains et se priver du même coup d’un levier d’action politique qui peut se révéler particulièrement efficace.
Sortir de la noosphère
Malgré le caractère très controversé de ce penseur, Teilhard de Chardin a profondément influencé, avec sa notion de « noosphère », la vision que l’on pouvait avoir d’Internet. Rappelant les propos d’une journaliste américaine de Wired qui disait que « Teilhard a vu l’émergence du Net plus d’un demi-siècle avant son arrivée508 », Patrice Flichy explique que Teilhard de Chardin fait partie des visionnaires dont les travaux ont structuré bon nombre des représentations à la fois endogène et exogène d’Internet. Pour se donner une idée de la popularité de ce concept, il suffit d’effectuer une recherche rapide dans un moteur de recherche sur Internet. On s’aperçoit que ce terme apparaît dans 32 000 pages parmi celles qui sont repérées par Google. Que l’on s’inscrive soit dans son prolongement, soit dans une posture critique à son égard, il est difficile d’échapper aux représentations qu’il a suscitées et qui, pour l’essentiel considèrent Internet comme un espace autonome, objet de désir ou de répulsion. « Agora électronique » ou « village global » d’un côté, « cyberespace », « rhizome@Internet509 » ou « fluidosphère510 » de l’autre sont autant de métaphores qui, plus ou moins volontairement, contribuent à réifier la représentation même que l’on peut se faire d’Internet et, dans le même mouvement, à le replier sur lui-même. 1) Noosphère et front pionnier La notion de « noosphère » se fonde sur une approche théologique qui tente de montrer comment l’Homme va pouvoir atteindre le degré supérieur de son humanité et réaliser sa fusion avec Dieu. Pour Teilhard de Chardin, l’Homme, lorsqu’il est apparu sur terre, était semblable aux autres animaux, à cette différence qu’il avait la capacité, encore endormie, dit- il, de réfléchir. Dans le stade d’hominisation, les premiers hommes avaient en latence un cerveau capable de réfléchir, mais un système nerveux encore primitif. À l’aube de l’Âge Néolithique, l’Humanité a commencé à se rassembler en formant une ligne convergente sur la Terre ; le groupement est devenu nécessaire. Cette condition favorable a encouragé l’Homme à faire « le Pas de la Réflexion ». C’est à ce moment qu’est apparue une nouvelle sphère, audessus de la « Biosphère » : la « Noosphère ». Cette sphère pourrait, d’après Teilhard de Chardin se représenter comme une membrane informationnelle enveloppant la planète. « À la différence des « simples » animaux, (…), l’Homme, lui, depuis les premières traces d’outils et de feu que nous connaissions, n’a jamais cessé (par jeu d’artifices planés et d’aménagements sociaux) de tisser peu à peu, par-dessus la vieille Biosphère, une membrane continue de Pensant tout autour de la Terre : la Noosphère511″. À ce processus de la création d’une nouvelle enveloppe planétaire formée tout entière par l’ensemble de la pensée humaine, Teilhard de Chardin donne le nom de la « Noogénèse ». Le résultat de la Noogénèse est donc la Noosphère, une couche plus mûre, épanouissante et définitive, faite par l’ensemble de la pensée de l’Homo Sapiens. Elle est ouverte à toute modification subtile, depuis l’étage primitif jusqu’à ce qu’elle puisse abriter toutes les connaissances humaines, toutes les idées et technologies de plus en plus complexes, voire toute la conscience planétaire.