LA STATISTIQUE AU MIROIR DE LA RÉGION
DES ATELIERS RÉGIONAUX POUR UNE ADMINISTRATION DE LA STATISTIQUE RENFORCÉE
En 41, le régime de Vichy institue des régions administratives. Seize préfets régionaux sont nommés à la tête des circonscriptions administratives nouvelles. C’est également à cette époque que se développe de manière importante l’administration de la statistique. Le 14 novembre 40 est ainsi créé au ministère des Finances le Service de la démographie qui bénéficie dès sa première année de fonctionnement de l’ouverture de mille postes budgétaires. Un an plus tard, l’ancienne Statistique générale de la France est rattachée au nouveau service qui prend le nom de Service national des statistiques. D’une centaine d’agents avant la guerre, l’institution française de la statistique passe ainsi à plus de six mille cinq cents à la Libération.1 Cette conjonction de l’émergence de la région et de l’expansion de l’outil statistique aurait pu faire les heures de gloire d’une expertise statistique régionale. D’autant que l’expansion impressionnante de l’administration statistique s’opère par le biais de l’implantation d’« organes régionaux » qui absorbent l’essentiel des effectifs.2 Il n’en fut rien pourtant. Jusqu’en 42, on ne retrouve pas même la trace de l’idée d’une statistique régionale dans les archives du régime. Les « organes régionaux » de l’institution de la statistique doivent être, dans l’esprit de leurs concepteurs et promoteurs, les outils régionaux d’une entreprise nationale. Il s’agit alors d’ancrer la nouvelle administration de la statistique au plus près des territoires où sont recueillies les données. Rien donc qui aurait pu ressembler à un projet d’outil de gouvernement régional pour un échelon politique régional à bâtir.3 Quel est donc ce projet d’implanter des organes régionaux de la statistique dans les régions ? Par qui est-il imaginé puis porté ? Quel lien faut-il faire entre ces organes et les 1 Michel Volle, Le métier de statisticien, Paris, Hachette, coll. L’Esprit critique, 80, 6 p., p. 137. Béatrice Touchelay rapporte le chiffre de huit mille ; cf. Béatrice Touchelay, 93, op. cit., p. 363. 2 J.O. du novembre 40. 3 Le caractère trompeur de la rencontre administrative entre outil statistique et échelon régional confirme ce faisant le désintérêt des gouvernements de Vichy pour la cause régionale, désintérêt aujourd’hui largement établi, que les discours de Pétain et de son entourage, volontiers régionalistes, avaient un temps maquillé. Sur les thèmes politiques ou culturels du programme de la « Révolution nationale » qui ne furent jamais mis en œuvre régions administratives qui vont voir le jour quelques mois plus tard ? Il s’agit de revenir d’abord sur l’histoire du champ de la production d’expertise statistique au cours de la décennie qui précède la création du Service de la démographie (1.1.). On s’intéressera alors au processus de cette création, à ses causes immédiates, ses attendus, encore largement controversés aujourd’hui (1.2.). On apportera à cette occasion un matériau d’archives inédit qui impose la critique des dernières thèses établies sur le sujet. On abordera enfin la phase d’installation du service, celle de ses organes régionaux en particulier, qui se déroule tout au long de 41, année au cours de laquelle les régions administratives de Vichy voient simultanément le jour (1.3.). La nature des liens qui s’établissent entre ces deux réformes administratives est l’occasion de démontrer que la création des échelons régionaux de l’administration de la statistique ne nourrit aucun dessein lié à l’émergence de circonscriptions administratives régionales. Cette phase d’installation est également l’occasion d’appréhender la place de l’expertise statistique dans le délicat découpage administratif régional qui s’opère alors.
Le gel du développement de l’outil statistique
Au cours de la décennie qui précède la guerre, la réforme de l’outil statistique est à plusieurs reprises inscrite, en vain, à l’agenda gouvernemental. Ce sont d’abord les courants planistes qui, dans le cadre du projet de rationalisation des modes de gouvernement, prônent le développement de l’expertise économique et statistique. L’influence grandissante de ces courants aidant, l’idée d’un développement de l’expertise statistique s’étend progressivement, au cours de la décennie à la haute fonction publique. Les projets gagnent en précision. Mais ils n’aboutissent pas. Outre la persistance de forces politiques conservatrices importantes opposées à une intervention économique de l’Etat, on soulignera ainsi la crise de développement que traverse alors la communauté française des statisticiens et qui constitue à l’évidence un facteur explicatif très probable de l’immobilisme. Parmi tous les projets qui voient le jour, le plus abouti est sans doute celui du contrôleur de l’Armée René Carmille qui travaille alors à l’équipement de l’ensemble des services de son ministère en machines dites « mécanographiques », capables de réaliser une comptabilité systématique de l’ensemble de leurs activités. Confronté au sein de son administration à de multiples résistances, René Carmille tente alors d’exporter la technologie Chapitre 1. Des ateliers régionaux pour une administration de la statistique renforcée 52 mécanographique dans les cercles politiques modernistes à la recherche d’outils de rationalisation du gouvernement. La réticence des statisticiens à l’égard du projet semble là encore à l’origine de l’échec de la tentative. Mais l’architecture générale du projet est bien avancée et mérite d’être présentée. D’autant que quelques mois plus tard, dans un contexte totalement bouleversé, le premier gouvernement du maréchal Pétain décidera de mettre en œuvre une partie du projet. La communauté des statisticiens coupée des réseaux politiques modernisateurs Les années trentes sont l’occasion de diverses évolutions du système constitutionnel et des pratiques politiques que les constitutionnalistes rassemblent aujourd’hui en évoquant l’évolution du régime vers le « gouvernementalisme ». Les courants planistes qui se développent alors au sein du monde politique forment des éléments moteurs de ce processus en travaillant à imaginer les outils de gouvernement dont pourrait disposer l’Etat pour conduire l’économie. On peut s’étonner a posteriori que le projet de mise en chiffres de l’économie nationale que permettrait l’expertise statistique n’émerge pas dans un tel contexte – comme il va émerger après-guerre dans les courants planificateurs. L’isolement d’alors que connaît la communauté des statisticiens, son manque de lien avec l’espace politique en général et les réseaux planistes en particulier peuvent être allégués pour expliquer une telle situation. Parmi les éléments essentiels qui caractérisent l’évolution gouvernementaliste du régime politique, on peut rapidement évoquer la remise en cause progressive, tout au long de l’entre-deux-guerres, de l’idéologie libérale qui dominait dans la classe politique et la montée en puissance parallèle du projet d’une économie dirigée, ou, parallèlement, l’évolution des pratiques constitutionnelles, forgée dans la perspective dirigiste, qui renforce le gouvernement dans son rapport avec le Parlement.4 En ce qui concerne le discrédit de l’idéologie libérale, on peut rappeler la formule de Richard F. Kuisel qui juge, considérant l’état d’esprit des hommes qui appartiennent à l’entourage des membres du gouvernement à la veille de la guerre, que 4 L’hypothèse d’une évolution de la pratique constitutionnelle, dès la fin des années , vers un renforcement perceptible du rôle du gouvernement face au parlement, défendue par R.Rémond et J.Bourdin en 77, « Edouard Dalladier, chef de gouvernement » semble aujourd’hui acquise. Cf. Didier Georgakakis, « La République contre la propagande d’Etat ? . Le terme de « gouvernementalisme » est défendu aujourd’hui par les constitutionnalistes ; cf. Olivier Duhamel, Droit constitutionnel et politique, Paris, Seuil, coll. Science politique, 94, 9 p., pp. 653 et s. Chapitre 1. Des ateliers régionaux pour une administration de la statistique renforcée 53 « l’économie dirigée avait pris racine ».5 En guise d’illustration, il rapporte les écrits que Michel Debré, alors membre du cabinet du ministre des Finances, publie dans la revue Sciences politiques de juin 38 : « L’Etat doit se rendre compte que les circonstances exigent qu’il prenne la direction générale de la vie économique de la nation ».6 Pour évoquer ensuite le thème qui se développe de la réforme constitutionnelle qui verrait se renforcer le rôle du gouvernement au profit d’un parlement jugé trop imprévisible, on peut prolonger seulement la citation précédente, le jeune conseiller ministériel faisant part de sa conviction que cette direction ne pourra plus être assurée comme par le passé par une somme de parlementaires, qu’il faudra au contraire la confier à un gouvernement stabilisé. L’aspiration gouvernementaliste, qui s’exprime clairement à la fin des années trente, est préparée tout au long de la décennie par des réseaux politiques modernistes qualifiés de « planistes » du fait que ses membres prônent la mise au point d’une planification à la française de l’économie. A partir de 35, ces mouvements prennent une importance considérable dans les mécanismes de formulation ou de mise en oeuvre des politiques économiques qui voient le jour. Leurs animateurs interviennent en effet à des titres divers selon qu’ils appartiennent à l’un ou l’autre des deux grands courants du mouvement, celui des « néo-libéraux » ou celui des « socialistes-syndicalistes ». Les premiers bénéficient, pour nombre d’entre eux, de nominations à « des postes importants dans l’administration économique ».7 Les seconds, moins nombreux dans l’administration économique (à de notables exceptions comme celle du socialiste Charles Spinasse, qui devient, dans le gouvernement de Léon Blum, le premier ministre de l’Economie nationale de l’histoire8 ), sont tenus, à l’occasion des travaux d’élaboration des programmes politiques et syndicaux, de confronter leurs projets politiques aux questions relatives à leur mise en œuvre. Les planistes n’ont rien des savants de laboratoire éloignés des réalité
La statistique outil du gouvernementalisme
Malgré l’isolement de la communauté des statisticiens, leur discipline continue, à la fin de la décennie, à nourrir les espoirs de la partie « modernisatrice » de la classe politique qui voit dans son application administrative un des outils susceptibles de promouvoir les formes rationalisées de gouvernement. Or, le pôle modernisateur constitué par les courants planistes s’est renforcé politiquement avec la réussite des expériences menées de planification de l’économie qui ont rendu crédibles les appels à la rupture avec la posture des responsables politiques hostiles à toute intervention économique de l’Etat. La base du soutien politique au développement de l’outil statistique s’est donc élargie. Mais les mois qui précèdent la guerre sont surtout l’occasion de plusieurs événements qui laissent penser que le projet de développement de l’outil statistique se diffuse à l’intérieur de l’administration. Plus qu’à un élargissement politique du soutien, on assiste à la fin des années trente à sa transformation, le champ administratif permettant d’orienter les débats vers les questions relatives à la mise en oeuvre technique du projet. L’arrivée au ministère des Finances en novembre 38 d’un des ténors de la droite libérale, Paul Reynaud, est d’abord l’occasion des réformes ou évolutions les plus importantes. Le nouveau ministre qui se présente depuis plusieurs années comme un responsable féru d’économie fait en effet entrer dans son cabinet le démographe Alfred Sauvy. 13 Dugé de Bernonville que Michel Volle présente au demeurant comme un « savant éminent paralysé par la Chapitre 1. Des ateliers régionaux pour une administration de la statistique renforcée 56 Symboliquement, l’expertise statistique est ainsi convoquée pour l’élaboration de la politique économique du nouveau gouvernement. Les décrets-lois qui sortent quelques jours après la formation du gouvernement et refondent largement la politique économique sont ensuite l’occasion d’une réforme importante de l’outil statistique. Un cadre juridique est notamment donné à la statistique industrielle, jusque là presque inexistante. Il est ainsi décidé la création d’un Institut de la Conjoncture rattaché au ministère de l’Economie nationale, dont la mission de préparation des actions du gouvernement est affirmée.14 Cet institut hérite notamment de la conduite du recensement de la production et de la distribution industrielle, institué quelques mois plus tôt.15 Des sanctions financières sont également définies pour les employeurs et les chefs d’établissements publics et privés qui refuseraient de faire parvenir aux services de la statistique les bulletins nécessaires à cette opération. Même si Paul Reynaud quitte le ministère des Finances quelques jours plus tard, son passage rue de Rivoli a permis la formulation d’une réforme du système statistique de grande ampleur, qui intègre la dimension technique au projet politique. Quelques semaines après la réforme de Paul Reynaud et Alfred Sauvy, un rapport remis à la présidence du Conseil le 14 mars 39 indique que le projet statistique n’est plus cantonné au seul champ politique, qu’il s’est au contraire propagé dans les milieux ministériels et de la haute administration. Il s’agit du rapport d’un comité surnommé « Comité de la hache » et composé de quatre-vingts représentants des grands corps de l’Etat pour la plupart issus des réseaux modernisateurs, à l’image de son président Florian-Henri Chardon. Le comité a été constitué à la demande de la présidence du Conseil pour établir la liste des missions autour desquelles l’Etat doit recentrer son action. Une des conclusions principales du rapport concerne la réforme de la présidence du Conseil, que le comité juge indispensable de transformer en véritable organe de commandement. Pour cela, il est suggéré que la présidence du Conseil soit dotée de « services étoffés en trois domaines : la statistique et la documentation, l’information et la propagande, la sûreté nationale et la police ». Cette proposition faite d’une croissance des compétences statistiques prend d’autant plus de relief timidité » ; Conseiller d’Etat, il est le fils de Henri Chardon, également conseiller d’Etat, qui s’était déjà consacré en son temps à la réforme des administrations. Cf. par exemple Henri Chardon, Les Travaux Publics. Essai sur le fonctionnement de nos administrations, Paris, Perrin et Cie, 04, 358 p. Marc-Olivier Baruch, 97, op. cit., p. 36. Ibid., p. 37 ; souligné par nous. Chapitre 1. Des ateliers régionaux pour une administration de la statistique renforcée 57 qu’elle est formulée dans un rapport qui prescrit les réductions d’effectifs ou les suppressions de services. D’abord porté par les milieux politiques planificateurs, le projet de développement de l’outil statistique est donc maintenant repris par des hauts fonctionnaires de l’appareil administratif qui envisagent les réformes politiques sous leur aspect technique. Une partie des obstacles à la réforme du système statistique, concentrés depuis des années sur la formulation technique du projet, semble donc s’éloigner. Les remaniements gouvernementaux imposés par l’entrée en guerre de la France puis par sa capitulation et le vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain renforcent considérablement le rôle politique des techniciens des cabinets ministériels. Dans ce contexte, la création d’un Service de la démographie, qui inaugure la réforme profonde du système statistique qui se déroule sous Vichy, apparaît logique. Pourtant, la dynamique institutionnelle qui s’engage en 40 est largement mêlée à un projet militaire issu d’un processus de réforme du ministère de la Guerre qui se développe pendant les années trente, et dont il n’a pas encore été question.
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