La solidarité familiale intergénérationnelle
La solidarité familiale est vécue comme un état de conscience partagé entre les individus appartenant à une même famille qui, bien qu’il se manifeste souvent sous forme de pratiques d’entraide et d’échanges, ne s’y résume toutefois pas. Il faut donc éviter d’amalgamer sous un même terme ces pratiques et l’état de conscience partagée qui les engendre. Le modèle multidimensionnel de la solidarité de Bengtson et al. (1991), qui permet de faire cette distinction, est brièvement présenté dans la première section de ce chapitre et montre l’étendue de ce qui doit être considéré pour étudier adéquatement la solidarité familiale intergénérationnelle. Dans la suite de ce chapitre seront présentées des observations de recherches portant sur divers aspects de la solidarité familiale intergénérationnelle abordés dans cette étude. La synthèse de celles-ci brosse un portrait du contexte des expériences personnelles des participants à la présente recherche et permet d’en apprécier la généralité ou la particularité.
Un modèle multidimensionnel de la solidarité familiale intergénérationnelle
Abordant la solidarité intergénérationnelle dans les familles selon une approche complexe et englobante, Bengtson et al. (1991) ont élaboré un modèle multidimensionnel de la solidarité familiale intergénérationnelle qui permet d’étudier non seulement les comportements, le système d’échange, les interactions – ce qui est fait la plupart du temps –, mais aussi les motivations, les propensions, les sentiments et les significations. Pour ce faire, les chercheurs ont relevé six dimensions constitutives de la solidarité familiale intergénérationnelle : la dimension normative (normative solidarity), la dimension affective (affectual solidarity), la dimension consensuelle (consensual solidarity), la dimension associationnelle (associational solidarity), la dimension fonctionnelle (functional solidarity) et la dimension structurelle (structural solidarity). Les obligations et les attentes normatives, transmises puis intériorisées, puisqu’elles sont essentielles au développement et au maintien de la cohésion, doivent être considérées dans l’étude de la solidarité familiale intergénérationnelle. Bengtson et al. (1991) soulignent l’importance d’étudier la dimension normative de la solidarité en s’attardant aux traditions, aux valeurs et aux engagements moraux qui se perpétuent au sein des familles et qui inclinent leurs membres à entretenir des attitudes et comportements particuliers les uns envers les autres.Or, la cohésion et les liens familiaux ne s’appuient pas seulement sur des obligations morales, mais également sur la valeur accordée aux liens comme tels, sur le plaisir et la satisfaction ressentis à entretenir ces liens. Ce faisant, la perception de la qualité de la relation et le degré d’affection mutuelle doivent être considérés dans l’étude de la solidarité familiale intergénérationnelle et c’est pourquoi ils sont intégrés dans la dimension affective du modèle multidimensionnel d’analyse. Ces deux dimensions de la solidarité, normative et affective, se forment et se consolident par des processus de socialisation et de transmission qui assurent une intégration de valeurs, de normes, d’attitudes et de sentiments. Ces processus par lesquels les membres de la famille en viennent à partager des opinions, des aspirations et des intérêts communs sont donc des éléments constitutifs de la solidarité au sein des groupes et sont réunis dans la dimension consensuelle de la solidarité familiale intergénérationnelle. Voulant également intégrer les modalités d’interactions par lesquelles les opinions, les valeurs, les normes circulent et par lesquelles les sentiments s’expriment, Bengtson et al. (1991) ont introduit dans leur modèle la dimension associationnelle, qui réfère à la fréquence et au type de contacts entre les membres de la famille, soit non seulement le nombre de rencontres, mais aussi les circonstances de la rencontre et les moyens de communication employés, si ces contacts ne sont pas en personne. Les échanges et l’interdépendance fonctionnelle étant également des éléments constitutifs de la solidarité, Bengtson et al. (1991) ont ajouté la dimension fonctionnelle dans leur modèle. Cette dimension, qui permet de rendre compte autant des aspects objectifs que des aspects subjectifs de l’échange, recense la fréquence des échanges, des pratiques de soutien et de coopération, leur forme et leur ampleur, la perception des membres envers ces flux d’échanges ainsi que les principes qui les régissent. Enfin, le modèle multidimensionnel de la solidarité familiale intergénérationnelle est complété par la dimension structurelle qui réfère aux divers éléments pouvant influencer les opportunités de rencontre entre les membres d’une même famille. Cette dimension comprend des considérations relatives au contexte et à la démographie des familles : la taille des familles, la distance géographique qui sépare les membres d’une famille ainsi que les disponibilités et contraintes d’horaire de chacun de ceux-ci. Bien qu’il permette d’appréhender la solidarité de manière plus claire et exhaustive, le modèle multidimensionnel de la solidarité est encore peu utilisé, limité essentiellement aux études quantitatives qui interrogent la corrélation entre les dimensions et les effets qu’elles peuvent avoir, seules ou combinées, les unes sur les autres (Bengtson et Roberts, 1991). Des analyses compréhensives qui étudient ces dimensions de la solidarité familiale intergénérationnelle, mais de manière assez ouverte, laissant place aux discours des 29 individus, sont encore rares, même si la contribution de ce genre de travail est grandement souhaitée (Bengtson, 2001). Sauf exception (Attias-Donfut et al., 2002), les recherches portant sur les solidarités familiales ne discutent pas de toutes les dimensions présentées ici. Dans la suite de ce chapitre seront présentés des travaux abordant l’une ou l’autre de ces dimensions qui, lorsqu’elles sont toutes considérées, offrent un portrait plus complet de la solidarité familiale intergénérationnelle.
L’« esprit de famille » Le « nouvel esprit de famille »
c’est ainsi qu’Attias-Donfut, Lapierre et Segalen (2002) définissent l’actuel arrimage des solidarités familiales et la manière dont elles peuvent se déployer dans les rapports intergénérationnels14. L’esprit de famille se définit comme l’ensemble des préceptes qui se situent en trame de l’identité collective partagée – donc propre à chaque famille – préceptes qui se transmettent d’une génération à l’autre et qui orientent les comportements (Ibid., p.246 et 252). L’esprit de famille réfère ainsi aux prédispositions qui relèvent des dimensions normative et affective, « ce qui est évident, ce qui paraît aller de soi » (Ibid., p.247), correspondant ainsi autant à la tradition, aux devoirs, aux engagements moraux qu’aux sentiments et aux dispositions affectives. Regroupées ainsi, les dimensions normative et affective de la solidarité correspondent aux intentions plus ou moins conscientes qui incitent à adopter certaines pratiques plutôt que d’autres. Bien que les contraintes normatives soient aujourd’hui moins nombreuses et s’expriment plus subtilement, le sentiment de devoir selon lequel on doit se soumettre aux obligations, aux conventions et aux traditions familiales est encore présent dans les familles québécoises (T. Godbout et al., 1996). Puisque l’esprit de famille se fonde sur une identité collective partagée par les membres d’une même famille, celle-ci doit se reconfirmer sans cesse dans des « rites » qui permettent de consolider l’appartenance et les références communes (Attias-Donfut et al., 2002, p.253). Des contraintes normatives imposent ainsi la participation de tous à ces événements rituels, comme les fêtes familiales, Noël, les repas dominicaux, etc. Le registre du devoir appelle également à une obligation d’assistance si les membres de la famille en ont besoin, qui peut se traduire comme une injonction à répondre aux nécessités de ceux qui font partie du « nous » familial. Mais si elle se traduit par des impératifs contraignants, la dimension normative de la solidarité renvoie aussi à l’inconditionnalité et aux rapports désintéressés, car le versant de cette disposition presque impérative à 14 Si le travail d’Attias-Donfut, Lapierre et Segalen (2002) s’appuie sur une étude empirique menée en France, il n’en reste pas moins que les résultats théoriques qui en ressortent peuvent être utiles, lorsqu’interprétés avec prudence, dans un contexte québécois. 30 répondre aux besoins des membres de sa famille est le recours assuré en cas de difficultés (Attias-Donfut et al., 2002, p.248). Pour plusieurs, les membres de la famille sont d’ailleurs les seuls sur lesquels on a l’assurance de compter : « on peut compter sur les gens de la famille si le besoin s’en fait sentir : ils seront toujours là et on sera aussi toujours là pour eux » (Charbonneau, 1993, p.135). S’il est vrai que les aspirations d’autonomie et de liberté sont aujourd’hui grandement valorisées, on continue également de valoriser cette inconditionnalité de la solidarité dans les familles (T. Godbout et al., 1996). Au-delà des normes encadrant le lien familial, l’esprit de famille s’appuie également sur l’attachement ressenti les uns envers les autres, c’est-à-dire que le parent n’est ainsi pas uniquement considéré comme un parent, mais également comme un « ami », un « complice », un « confident ». C’est alors la valeur accordée aux liens comme tels, le plaisir et la satisfaction ressentis à entretenir ces liens qui suscitent l’adoption de certaines pratiques de solidarité plus électives. Alors que la dimension normative incline les membres d’une famille à se rencontrer lors d’évènements ritualisés et traditionnels, les rencontres qui s’inscrivent dans le registre de l’affectif sont motivées principalement par la volonté de passer du temps ensemble. Même constat pour les pratiques de soutien où la dimension affective prédomine, l’aide offerte entretient le lien affectif. Les pratiques de soutien peuvent ainsi s’inscrire : « dans une économie affective des liens qui traverse les générations. On aide parce que l’on aime et que l’on se projette dans le bonheur et la réussite des siens » (Attias-Donfut et al., 2002, p.84). Dans ces circonstances, l’aide suscite non seulement de la satisfaction chez celui qui reçoit, mais aussi chez celui qui donne (T. Godbout, 2000). Mais s’il y a toujours une prédominance de l’un ou de l’autre des deux registres, selon l’occasion, les conditions et les personnes impliquées, les diverses manifestations de la solidarité résultent généralement de combinaisons des prédispositions affectives et d’engagements moraux, combinaisons qui peuvent grandement différer d’une famille à l’autre. L’esprit de famille peut ainsi être considéré comme une sorte de « culture familiale de solidarité » (Attias-Donfut et al., 2002, p.246) dans laquelle les dimensions normative et affective engendrent diverses pratiques concrètes qui réaffirment et consolident la solidarité familiale intergénérationnelle.