LA SOLIDARITÉ DES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE LA NATURE PHYSIQUE OU RÉELLE
DU DESORDRE APPARENT A L’ORDRE CACHE
Les différentes parties de la nature sont en apparence dispersées. La dispersion correspond à la multiplicité des objets naturels qui entourent d’emblée l’individu qui pense : « apercevoir, c’est sentir ; comparer, c’est juger : juger et sentir ne sont pas la même chose. Par la sensation, les objets s’offrent à moi séparés, isolés, tels qu’ils sont dans la nature »190. Le concept de corps chez Rousseau est multiple : il y a le corps comme principe de mesure (le besoin naturel par opposition au désir), comme principe d’unité (qui assigne un rythme et une direction au développement des facultés humaines) et dont les passions proprement naturelles sont un principe de conservation et de consolidation (de la liberté) et il y a le corps comme siège des sensations, qui est un principe de passivité et de dispersion. Mais ce désordre objectif est problématique. Car, après s’être rassuré de sa propre existence et avoir considéré l’univers comme une « matière éparse et morte », le vicaire est persuadé que l’ordre règne dans le cosmos.
Le désordre apparent
Cet ordre caché est précédé objectivement par un désordre apparent. Le spectacle de la nature le représente immédiatement : « on suppose toujours […] que tout est bien réglé dans la nature. Assurez-vous des faits et vous verrez peut-être que tout n’est pas si bien réglé. »191 Car la séparation et l’isolement caractérisent la nature. Cette situation est confirmée par les hommes primitifs dans l’état de nature et les hommes égoïstes dans la société. Guidés par les sens, ils ne voient pas les rapports entre les objets : « cet être passif sentira chaque objet séparément, ou même il sentira l’objet total formé des deux, mais n’ayant aucune force pour les replier l’un sur l’autre, il ne les comparera jamais, il ne les jugera point. Voir deux objets à la fois ce n’est pas voir leurs rapports, ni juger de leurs différences ; apercevoir plusieurs objets les uns hors des autres n’est pas les nombrer. » livre III d’Émile193 : il défend l’antécédence des sensations (sentir) par rapport aux idées (juger). La nature n’apparaît comme un tout qu’à l’entendement qui compare les sensations pour former des idées simples et les idées simples pour former les idées complexes. Lors de son éducation naturelle – ou éducation par les choses (l’éducation des sensations est précisément un exercice de comparaison) –, Émile, « n’ayant aucune force [intellectuelle] pour […] replier » les objets, ne sera jamais capable de les comparer, ni de les juger. Cette opération mentale ne correspond pas à un « être passif ». Lorsque ce dernier aperçoit « plusieurs objets les un hors des autres », il ne les calcule ou qualifie pas instantanément. Cette absence de calcul ou de qualification signifie que l’individu passif voit immédiatement des objets isolés dans la nature. Ces objets créent du désordre chez l’individu puisqu’il s’interroge sur la cause de son sentiment d’existence : « ai-je un sentiment propre de mon existence, ou ne la sens-je que par mes sensations ? Voilà mon premier doute »194. Il s’agit de l’incertitude existentielle fondée sur l’interrogation sur l’autonomie existentielle ou la dépendance existentielle à l’égard des objets. Après avoir conçu « clairement que [sa] sensation qui est en [lui], et sa cause ou son objet qui est hors de [lui], ne sont pas la même chose »195, le vicaire est non seulement conscient qu’il existe, mais [qu’] il « existe [aussi] d’autres êtres, savoir les objets de [ses] sensations »196. De ce fait, il considère que « tout ce qu’il sent hors de [lui] et qui agit sur ses [sens], [il] l’appelle matière, et toutes les portions de matière qu’[il conçoit] réunies en êtres individuels, [il] les appelle des corps. »197 Le vicaire est entouré d’êtres individuels ou de corps sensibles. Ils incarnent le désordre naturel qui permet de découvrir « l’existence de l’univers ».
L’ordre caché
« La nature [est] bien ordonnée »203, affirme le Vicaire. La connaissance objective du désordre le renvoie à une connaissance subjective de l’ordre. Cet ordre est toutefois caché. Sa découverte exige donc l’intervention d’un sujet. En effet, après avoir examiné l’univers matériel, le vicaire s’interroge sur ses propres capacités intellectuelles et spirituelles : « ensuite, je réfléchis sur les objets de mes sensations, et trouvant en moi la faculté de les comparer, je me sens doué d’une force active que je ne savais pas auparavant […] ; par la comparaison, je les remüe, je les transporte, pour ainsi dire, je les pose l’un sur l’autre pour prononcer sur leur différence ou sur leur similitude et généralement sur tous leurs rapports. »204 La réflexion du vicaire « sur les objets de [ses] sensations » et la découverte de la faculté interne de comparaison des objets sensibles lui permettent de sentir intérieurement « une force active ». Il est conscient de son pouvoir de rapprocher les objets en apparence désordonnés. Son jugement (sa comparaison) consiste à établir des relations entre les objets sensibles. Grâce à cette opération intellectuelle, il détermine leur différence ou ressemblance, c’est-à-dire « tous leurs rapports ». Le vicaire constate par là sa deuxième identité : qu’on donne tel ou tel nom à cette force de mon esprit qui rapproche et compare mes sensations ; qu’on l’appelle attention, méditation, réflexion, ou comme on voudra ; toujours est-il vrai qu’elle est en moi et non dans les choses, que c’est moi seul qui la produis, quoi que je ne la produise qu’à l’occasion de l’impression que font sur moi les objets. Sans être maître de sentir ou de ne pas sentir, je le suis d’examiner plus ou moins ce que je sens. Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif, mais un être actif et intelligent, et quoi qu’en dise la philosophie, j’ose prétendre à l’honneur de penser.205 Le problème n’est pas nominal. Le nom attribué par ses prédécesseurs (Condillac, Descartes, Locke)206 à l’activité spirituelle est inessentiel. La présence de cette force est la vérité essentielle : le vicaire se présente comme l’auteur de ses jugements bien qu’ils soient occasionnés par les objets sensibles. Autrement dit, même s’il subit les impressions ou les sensations extérieures, leur examen dépend de lui. Doué de cette force active, il parvient à la connaissance totale de soi : « je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif, mais un être actif et intelligent ». Son activité intellectuelle l’honore car elle a le « pouvoir de donner sens à ce mot est » 207 , c’est-à-dire d’unifier les objets séparés ou isolés en concepts. Ces objets isolés auraient désormais une existence conceptuelle comme le soulignera ultérieurement Kant. La comparaison rousseauiste annonce le jugement kantien : « nous pouvons ramener à des jugements tous les actes de l’entendement, de telle sorte que l’entendement en général peut être représenté comme un pouvoir de juger. » 208 C’est la synthèse pure (non empirique) de l’entendement, le je pense, qui fonde chez Kant la possibilité d’une connaissance objective. Les phénomènes naturels se règlent sur notre faculté de connaître et non l’inverse. C’est en soulignant l’activité du sujet que Kant explique la possibilité de la connaissance du monde sensible ou du phénomène, c’est-à-dire l’objet tel qu’il nous apparaît. Nous pensons qu’il développe clairement le concept de « force active » chez Rousseau.
« L’INTIME CORRESPONDANCE » DES PARTIES DE LA NATURE
« J’ignore pourquoi l’univers existe, mais je ne laisse pas de voir comment il est modifié, je ne laisse pas d’apercevoir l’intime correspondance par laquelle les êtres qui le composent se prêtent un secours mutuel. » 216 Il semble que la nature est paradoxale étant donné qu’elle se présente comme une unité homogène et hétérogène. Elle est à la fois une et multiple. Nous attendions donc qu’il y ait des conflits, de la violence, du désordre dans l’univers entre le tout et les parties, ou entre les parties de la nature. Nous sommes étonnés lorsque nous apercevons « l’intime correspondance », l’accord, l’harmonie, la concordance, l’échange de divers êtres séparés, autonomes du monde. L’ordre, dont la finalité est indubitable, règne dans la nature complexe, hétérogène puisque les êtres naturels sont solidaires, interdépendants, complémentaires. Rousseau désire souligner la valeur et la nécessité de chaque être de la nature au moment où il affirme qu’ « il n’y a pas un être dans l’univers qu’on ne puisse, à quelque égard, regarder comme le centre commun de tous les autres, autour duquel ils sont tous ordonnés, en sorte qu’ils sont tous réciproquement fins et moyens les uns relativement aux autres. » La correspondance est fondée sur la protection mutuelle. Chacun est nécessaire à la conservation des autres et du tout. Les parties de la nature ont une double fonction. Elles ont leur fonction propre et participent à la survie de chaque espèce et à la préservation du tout : la nature.