LA RÉACTION CRÉATRICE
Les idées sont d’abord le fruit de leur époque. Même les plus visionnaires, issues de l’imagination féconde d’un Léonard de Vinci ou d’un Jules Verne, sont marquées par leur temps. Pour créer, on part toujours de ce que l’on connaît, et le plus sou-vent des manques et des lacunes de l’existant ou de ses excès. Plus une idée domine, plus elle appelle, en réaction, une idée alternative. Les excès de la mondialisation appellent l’altermondialisme.
Les grandes religions ou les mouvements politiques fonction-nent de la sorte. Le marxisme est une réponse à la condition ouvrière au XIXe siècle, le mouvement hippie, la conséquence de la guerre du Vietnam, et le keynésianisme, la réponse à la crise de 1929…
Le choc colonial et l’opposition à l’occupation britannique en Égypte engendrent le premier mouvement islamiste du siècle, celui des Frères musulmans de 1928. La guerre des Six Jours relance le mouvement islamiste dans les années 1970.
Cette logique de réaction créatrice peut être indirecte. L’exis-tence de la photographie contribue à faire émerger l’impres-sionnisme, et le cinéma inspire le cubisme, cette capacité à représenter sur un même plan différentes facettes d’un même sujet. Très souvent, une innovation en appelle une autre. Les travaux de Freud sur l’inconscient ont inspiré le surréalisme. Et c’est encore plus vrai des inventions reposant sur un pro-grès technique ou technologique. Internet a libéré toute une série d’innovations en chaîne.
Les idées sont le produit d’un contexte. Plus elles s’en nourris-sent pour mieux s’en extraire, plus elles sont fortes. Seules les plus puissantes décollent. Une idée qui ne fait pas parler ou agir est une idée morte. Si elle n’est que statique, elle ne naviguera pas de cerveau en cerveau, elle disparaîtra vite dans le grand bouillon des idées sans futur. Innombrables sont les idées neu-ves mises sur Internet chaque jour dans le monde. Mais com-bien parviennent à prendre leur envol ? Une idée doit avoir une force pour décoller et trouver sa place dans un autre espace.
UN PARI SUR LE FUTUR
Les idées fortes ne se contentent pas de transformer l’espace existant, elles ouvrent un nouvel espace. Dans leurs séances ,de créativité, les agences de communication cherchent à pen-ser « en dehors de la boîte » de départ pour trouver une idée dans une autre sphère, une autre logique, une autre dimen-sion. Décalages temporel et spatial permettent de créer la dis-tinction, une différence par rapport à l’état actuel. Il n’y a de vraies idées que s’il y a décalage par rapport à l’existant.
Les plus fortes sont celles qui anticipent le mieux le futur, pour mieux le redessiner. La plupart des personnes qui font fortune ont compris qu’un mouvement dans l’environnement ou dans l’opinion allait se produire et ont décidé de profiter de l’opportunité. Par exemple, beaucoup ont développé des services sur Internet, en attendant que le public et les clients les rejoignent. Et même si le marché s’y est pris à deux fois entre les années 2000 et aujourd’hui, ceux qui ont eu les moyens de tenir la distance ont gagné.
L’idée à fort potentiel est une forte anticipation. Mais, comme disent les Américains : « High risk, high return. » C’est en aug-mentant le risque que l’on augmente le retour sur investisse-ment. Ce sont souvent les gens qui ont osé parier sur le potentiel d’une idée qui gagnent. Jean-Claude Decaux l’illus-tre à sa façon. Son concept d’Abribus et de mobilier urbain était tellement novateur que le marché a tardé à l’accepter. Aujourd’hui, son succès est mondial et l’expression la plus récente est la réussite du Vélib’ à Paris. Decaux a eu la rage de tenir le temps nécessaire pour que l’époque rejoigne son idée.
RÉSISTANCE AU CHANGEMENT
Parfois, une idée, aussi géniale soit-elle, ne perce jamais, vic-time de la résistance au changement de son environnement. Everett M. Rogers, auteur du livre anglo-saxon de référence, Diffusion of Innovations1, cite l’exemple étonnant du clavier de Dvorak. Professeur de l’université de Washington, il décida en 1932 de créer un clavier de machine à écrire beaucoup plus performant que celui communément appelé AZERTY (en anglais QWERTY), du nom des premières lettres de la pre-mière ligne qui le composent. Il avait été inventé en 1873 par Christopher Latham Sholes pour freiner les dactylos, qui avaient tendance à taper à un rythme trop rapide, provoquant ainsi des pannes de machine. Lorsque les machines furent suffisamment rapides et robustes, Dvorak dessina donc un clavier tenant compte du réel usage statistique de chaque lettre en anglais et de leur enchaînement naturel. La « dispo-sition Dvorak », qui place sur la deuxième ligne les lettres AOEUIDHTNS, garde 70 % de la frappe sur cette ligne et donne 56 % des touches à la main droite, là où le clavier conventionnel en fournit 57 % à la main gauche – alors que 90 % de la population est droitière. Bref, la performance est incontestablement supérieure. Le système a failli être adopté par l’administration fédérale américaine. Mais l’étude menée en 1956 par la General Services Administration, conduite sur un échantillon composé de dactylos expérimentées et habi-tuées au format QWERTY, donna des résultats mitigés. Résul-tat : le projet fut enterré.
La résistance au changement avait fait le reste : racheter les machines, former à nouveau les dactylos, changer les habitudes, demandait trop de temps, d’argent et d’efforts. Le format reste disponible en option sur la plupart des systèmes d’exploitation des ordinateurs modernes, mais il est tombé dans l’oubli. Et voilà comment, quatre-vingts ans après, alors que la population mondiale s’est largement mise au clavier du fait de l’avènement de l’ordinateur, nous utilisons tous le cla-vier le moins performant !
Les grands créateurs sont ceux qui sont capables de défendre leur idée jusqu’à ce que le marché leur donne raison. Mais on peut aussi mourir avec une bonne idée qui n’aura jamais trouvé son public. Vincent Van Gogh, qui inspira l’expression-nisme et le fauvisme, a disparu dans le plus complet dénue-ment en n’ayant vendu qu’une seule toile de toute sa vie1. John Kennedy O’Toole avait raison de croire à la « conjuration des imbéciles » qui étouffe les génies : son roman éponyme2 ne connaîtra le succès qu’après son suicide.
LA MÉTÉO DES IDÉES
Quand l’environnement dominant est saturé de conventions, il faut anticiper la rupture. Tout excès appelle son contraire. Quand tous regardent vers le Nord, il faut regarder au Sud. Il faut savoir lire la vague qui annonce une lame de fond sur laquelle on va pouvoir poser une idée neuve. Toute tendance nouvelle dans les attitudes, les opinions, les comportements crée des opportunités d’innovation. Les marques qui ont iden-tifié très tôt l’importance croissante de la santé dans la vie des gens parce qu’ils vivent plus vieux se sont ouvertes un potentiel considérable. Danone, par exemple, a changé sa communication dans les années 1980 pour devenir non plus un fabricant de yaourts, mais un fournisseur « d’alicaments », de médicaments de l’alimentation… Ceux qui anticipent le mieux le changement d’époque en profitent le plus. On le voit aujourd’hui en matière d’environnement. Les acteurs du « green tech », qui ont parié sur la montée de la conscience environnementale, seront le entreprises gagnantes des pro-chaines années. Mais combien sont restés sur le carreau à la fin du siècle dernier parce qu’ils sont partis trop tôt ?
Pour les idées, comme pour la navigation aérienne, il faut se prémunir contre la versatilité de la météo. Un avion qui décolle ne va pas ressentir les mêmes effets si le temps est clair ou le plafond bas et lourd. Beaucoup d’idées n’atteignent pas le des-sus des nuages, une pleine visibilité, parce que leur géniteur a sous-estimé le rôle catalyseur de l’environnement qui peut faire s’écraser l’avion en bout de piste sur un coup de vent inattendu. L’explosion de la bulle Internet en 2000 a brutalement coupé les vivres de beaucoup d’entreprises digitales au réel potentiel.
Un mauvais courant peut aussi décaler une idée. Quand elle ressort du nuage, elle est perdue dans un univers qui n’est plus le sien. La marque de vêtement anglaise Burberry s’est ainsi retrouvée complètement emportée par les hooligans qui s’étaient emparés d’elle pour en faire une marque différente de ce qu’elle était depuis des années, et de ce qu’elle avait envie de devenir… La même mésaventure est arrivée à Lacoste dans les années 1990, récupérée par les gamins de banlieue, au risque de ne plus séduire sa clientèle bourgeoise histori-que. L’environnement politique, social, économique ou cultu-rel peut déplacer une idée. Il agit aussi sur les pensées et les attentes de l’opinion et il est indispensable d’en tenir compte.
L’ÉTAT D’ESPRIT DU RÉCEPTEUR
Communiquer, c’est poser une passerelle entre l’émetteur et le récepteur. Parce qu’il est très compliqué en tant qu’émetteur d’avoir de la distance sur soi-même et de comprendre quel est l’état d’esprit exact du récepteur, le mieux est de faire appel à un conseil en communication, ou à une agence dont c’est le métier – et hop, un petit coup de pub pour la pub !
Toutes les entreprises qui ont essayé d’inventer seules, sans aide extérieure, leur publicité ont fini par y renoncer. Il leur manquait la connaissance pointue des gens à qui elles veu-lent s’adresser, de leur audience. Qui est le « cœur de cible » ? Quels leaders d’opinion activer ? Quel est leur état d’esprit ? Sont-ils inquiets de leur avenir comme en France ou au contraire ont-ils confiance dans leur futur et leur croissance, comme en Chine ou en Inde ? Selon les cas, on ne s’adresse pas à eux de la même façon.
L’analyse la plus complète et objective du contexte est déter-minante pour communiquer une idée ou une innovation, pour croiser au mieux le message que l’émetteur veut diffuser avec l’état d’esprit, l’humeur, la capacité à le recevoir du récepteur. L’enjeu est de déterminer le potentiel de distinction d’une idée par rapport à ce qui existe dans un environnement donné, et ainsi de définir son axe de communication, ce que les publicitaires appellent le « positionnement », et les jour-nalistes l’« angle ». Si c’est pour dire des choses que les gens savent déjà, cela ne marchera pas. Et si c’est pour répéter ce que le concurrent clame déjà, cela ne fonctionnera pas non plus. Chaque message doit recéler de la novation pour être efficace.
LES COURANTS PORTEURS
Les agences de publicité ont des salariés dont le rôle est d’être non seulement des stratèges, mais aussi des vigies. Ils doivent repérer dans l’environnement les courants ascendants qui vont permettre à une idée ou un produit de s’épanouir plus haut et plus loin. Voir venir une nouvelle tendance sociologi-que ou culturelle qui peut générer des produits nouveaux ou des positionnements renouvelés. Voir venir la magie de l’huile de tournesol, réputée naturelle et légère, qui peut remettre en cause la suprématie historique d’un Lesieur, roi de l’arachide. Voir venir le phénomène du tabac blond « made in USA » qui obligea Gauloises à se reconvertir du brun au blond. Voir venir la montée de la prise de conscience environnementale qui ouvre la porte à des innovations à valeur sociétale ajoutée, comme les cartes de crédit « vertes » aux États-Unis, qui comptabilisent le coût en CO2 de la consommation quoti-dienne de son détenteur pour mieux la compenser.
Quand on lance un produit ou une idée, il faut se servir du contexte comme d’un accélérateur, non comme d’un frein. Cela oblige à repérer les courants porteurs et les opinions favora-bles pour en tirer parti. Pour qu’une idée ait un retentissement immédiat, elle doit être dans l’air du temps. Les publicitaires appellent cela « enfoncer les portes entrouvertes ». Cette capacité d’anticipation caractérise les très bonnes communi-cations. Elles profitent d’un effet d’entraînement lié au mouve-ment d’opinion déjà amorcé, comme un planeur va profiter d’un courant ascendant. Elles « surfent » sur les tendances.
L’un des meilleurs en la matière a été Michel-Édouard Leclerc qui a pour spécialité d’attaquer les sujets politiquement ou socialement mûrs comme les ententes en matière de prix de l’essence, les monopoles bancaires ou pharmaceutiques et, plus récemment, le pouvoir d’achat. Il est vital de s’interroger sur les courants dont sa propre idée pourrait bénéficier. S’ins-crire dans l’actualité et préempter l’avenir proche sont des stratégies de communication souvent payantes. Elles permet-tent d’apparaître in fine comme l’initiateur d’un débat que l’on ne fait, en réalité, qu’amplifier.