La société contre nature
Pour se convaincre de sa singularité, le genre humain — ou la partie du genre humain qui s’arroge le droit de parler en son nom — élève des barrières autour de soi, se pose par contraste avec le reste des êtres animés. Certes, il a un mérite : celui d’exister. Au vu des nombreux échecs qu’enregistrent des organismes désireux de vivre ou de survivre, ce mérite est grand. Il le renforce dans sa conviction d’avoir réussi un exploit, d’être allé plus loin que quiconque, d’occuper une situation privilégiée dans la longue chaîne des êtres. Pourtant se penser unique et distinct n’est pas une condition de tout repos. Aussi éprouve-t-on continuellement le besoin de motiver cette unicité, d’affirmer cette distinction, de s’assurer qu’elles reflètent le cours nécessaire de l’univers et qu’elles sont définitives. L’exploration des espaces lointains, par les rencontres qu’elle suscitera, modifiera peut-être un jour cet état de choses. En attendant les groupements humains ne cessent de se définir, de dire pourquoi ils sont ce qu’ils sont, humains et non pas animaux ou végétaux. Derrière le langage sobre des théories avancées à ce sujet, on pressent la fascination exercée par le problème des origines. La cause qui a déclenché l’éruption du genre humain en le séparant du monde animal et matériel, l’écart qui permet à l’homme de se hausser au-dessus des autres espèces — ou d’autres fractions de l’humanité, primitifs, femmes, enfants, etc., réputées plus proches de l’animalité — sont les facettes de ce problème.
La sortie de la nature, la formation d’un ordre à part, artificiel, représente maintenant la substance de sa solution, que l’on s’efforce de démontrer de mille façons. En même temps, la quête de ce qui est le propre de l’homme, la rupture de la société et de la nature, le rapport d’exclusion par lequel on démarque leurs domaines exclusifs jouent un rôle capital. La société est le domaine des hommes, la nature, le domaine des choses. Notre civilisation, en particulier, s’appuie fermement sur cette séparation. Elle la conçoit intégrée à son armature, imprimée dans la structure du monde, s’imposant à l’ensemble du réel de manière permanente. Là se dissimule la ligne de partage entre le supérieur et l’inférieur, le spirituel et le matériel, le produit et le donné, ce qui existe avant l’homme et sans l’homme et ce qui existe après lui, avec lui. Ce rapport d’exclusion qui est tout à la fois différence et négation, autonomie et extériorité, se retrouve au fondement de nos sciences, façonne et organise nos conduites politiques, économiques et idéologiques. Le passage de l’animal à l’homme, de l’état de nature à l’état de société, y est un leitmotiv constant, signe d’un découpage effectif des phénomènes ordonnés dans l’espace et engendrés dans le temps. Certes, des doutes sont émis périodiquement sur la réalité de l’opposition tranchée des deux états. Le philosophe Hume conseillait de l’accepter à titre de fiction et soutenait qu’elle n’était rien d’autre [i]. Les réserves portant sur le détail des observations, sur l’enchaînement des raisonnements, n’ont cependant pas entamé les systèmes d’idées qui l’ont toujours reprise en sous-œuvre ou qui en découlaient, tant sa cohérence, son pouvoir de conviction et son usage sont grands. Il s’agissait en effet de sauvegarder l’essentiel : le caractère contre-nature de la société, le caractère exceptionnel de l’homme.
Mais nous vivons dans un siècle où l’espérance de vie d’une vérité s’est considérablement raccourcie et où des concepts que l’on estimait devoir durer indéfiniment portent les traces d’une érosion qui les rend méconnaissables, quand ils n’ont pas purement et simplement basculé dans le néant. Même les sciences qui nous sont familières sont appelées, à plus ou moins brève échéance, à se combiner, changer ou disparaître. Les savants y contribuent sans relâche, quand ils s’efforcent de mettre à rude épreuve et de démentir plutôt que de confirmer et de préserver les vérités et les théories consacrées. Les découvertes des sciences biologiques et préhistoriques font voir sous un éclairage différent de celui auquel nous sommes accoutumés le comportement et le monde animal, la chaîne des événements qui ont conduit du primate à notre présente espèce : par suite, il semble que soit considérable le volume de ce qui est à désapprendre. De leur côté, les forces historiques propres à entraîner les civilisations dans de nouvelles directions, à produire de nouvelles pratiques économiques, politiques, culturelles, minent les notions conçues antérieurement en vue d’autres pratiques, rendent caduc l’esprit qui les a soutenues. La rencontre sur la scène de l’histoire de sociétés ayant probablement suivi un développement divergent, rejetées par nos soins vers l’extrémité « nature » de l’échelle dont nous occupons d’office l’extrémité « culture » est la plus manifeste de ces forces, et ses conséquences sont profondes.
Par ailleurs, ce qui touche au déséquilibre écologique, à la croissance des populations et à l’amendement du milieu, bref notre question naturelle, n’est pas moins significatif. Savoir comment gouverner les forces matérielles, comment réduire les écarts entre l’expansion démographique et les ressources de l’environnement, quel rôle assigner au progrès scientifique, suscite des mouvements sociaux et nous oblige à réviser nos options fondamentales. Et notamment à mettre en doute l’idée que l’homme est maître et possesseur de la nature, qu’il conquiert, de l’extérieur, l’univers des choses. On en vient même à soutenir l’hypothèse contraire, c’est-à-dire que l’homme intervient dans l’univers mais de l’intérieur, en tant qu’une de ses parties. Last but not least, le plus souvent, théories, arguments, interrogations renvoient aux expériences, à la sensibilité, aux phénomènes propres à une époque et à une société, surviennent et s’estompent avec elles. Ainsi la naissance de l’individualisme, avec l’individualisation des actes, des intérêts et des rapports humains, a donné une impulsion vigoureuse à l’opposition de la société et de la nature. Tout est alors taillé sur ce patron : atome permanent insécable ou monade sans porte ni fenêtre, organisme luttant pour sa survie — le plus fort vaincra ! — animal agrégé à une horde, acheteur ou vendeur sur le marché, savant isolé aux prises avec les énigmes de l’univers. En physique, en biologie, en économie, en philosophie, partout l’individu est l’unité de référence. Expression la plus complète de l’essence des choses et de l’homme, il incarne la nature humaine et témoigne de son état originaire. En comparaison, la société ne saurait être rien d’autre qu’un état antagoniste, une association dérivée de volontés diverses et de molécules indépendantes, soumises à des contraintes. Déduits de cet antagonisme, les principes des institutions et des lois politiques et sociales qui nous guident aujourd’hui y sont fermement ancrés.