LA SINGULARITÉ DES MODES DE DÉVELOPPEMENT ASSOCIATIF

LA SINGULARITÉ DES MODES DE DÉVELOPPEMENT ASSOCIATIF

Pour engager le processus créatif de l’innovation, Michel CALLON et Bruno LATOUR précisent qu’il existe une phase essentielle permettant aux acteurs ou entités de s’imposer comme des éléments incontournables : la phase de problématisation. Cette dernière sert de production d’une question ou d’un énoncé qui a pour effet de « problématiser toute une série d’acteurs, c’est-à-dire d’établir de façon hypothétique leur identité et ce qui les lie 384». En ce sens, la problématisation permet aux acteurs de se réunir et de construire le sujet et le sens de leur participation au processus innovant. Elle se traduit par un énoncé qui permet aux différents acteurs en présence de « forger l’objet de façon à ce qu’il corresponde à leurs intérêts explicites385 ». Selon Gilles HERREROS, elle est une étape clé dans le processus de coopération : « La problématisation est un exercice consistant à faire passer chaque entité d’un contexte d’une position singulière et isolée à une acceptation de coopération. Cette mise en mouvement s’opère autour d’un projet provisoire et minimum ( à ce stade le projet définitif n’est d’ailleurs pas encore réalisé et les contours ne s’en préciseront que chemin faisant, c’est-à-dire au travers de l’opération proprement dite de constitution du réseau) qui peut ne résider tout d’abord que dans l’intention d’apporter une réponse à une question d’ordre général mais englobant tout de même les intérêts de chacune des entités386 ». Je considère cependant que la problématisation d’une innovation sociale n’est pas une phase qui aurait un début et une fin mais un mécanisme constitutif permanent de la dynamique. Elle se définit ici comme une succession ou une superposition de problématiques de développement qui viennent donner au club un sujet d’actualité, une préoccupation majeure quant à son avenir. Bien que l’on retrouve de nombreuses problématiques organisationnelles (gestion du championnat, des tâches administratives, etc.), des énoncés liés au sens social de l’action associative peuvent émerger et dominer la perception du devenir du club dans le temps et dans l’espace. Le repérage des problématiques de développement porteuses de l’innovation sociale dans les clubs étudiés a consisté à relever durant trois ans les sujets, les problèmes abordés par les dirigeants ainsi que les solutions qui ont émergé , lesquelles ont donné parfois naissance à des actions, à des évènements, à des concepts. Les problèmes et leurs solutions ont été portés principalement par les adhérents (dirigeants, bénéficiaires) et certains acteurs individuels et collectifs (institutions, habitants des quartiers, etc.) qui ont exprimé différemment leur adhésion au processus de développement des activités associatives. Les clubs sportifs sélectionnés s’inscrivent dans divers contextes historiques, socio-économiques, culturels et géographiques qui participent à la production de l’innovation. Ces contextes sont incarnés par des acteurs institutionnels ou individuels qui vont freiner, bloquer, faciliter, façonner la trajectoire de l’innovation sociale. En somme, la problématisation d’une situation d’innovation sociale sera abordée ici comme l’émergence et/ou l’évolution des énoncés problématiques. Appréhender les problématiques d’innovation sociale dans les clubs sportifs ne se fait pas d’emblée. Celles-ci ne se donnent pas à voir immédiatement aux chercheurs car la vie quotidienne des associations, sportives ou non, est faite d’éléments objectifs ou palpables mais aussi subjectifs, imaginés, rêvés, fantasmés. Pour faciliter le découpage de cette réalité complexe dans les chapitres suivants, je propose de donner au lecteur les repères nécessaires pour comprendre les ressorts et les freins au développement et à la durabilité de l’innovation sociale. Je propose de réunir les différents énoncés problématiques sous forme de présentations descriptives qui ont porté les dynamiques d’innovation sociale étudiées. Il ne s’agit pas ici de révéler trop rapidement les processus à l’œuvre mais de présenter de manière globale la dynamique d’innovation sociale sous l’angle des problématiques de développement rencontrées et de définir les modes de développement rencontrés. L’ objectif de ce chapitre est de contextualiser l’innovation sociale pour mieux montrer sa spécificité, son ancrage local et permettre au lecteur de situer les principaux acteurs. La formulation que je propose ici pour chaque club n’a jamais été traduite en ces termes par les acteurs en présence. Seules des préoccupations ou des questions dont les réponses pouvaient être immédiates ou plus lointaines ont été formulées.

Club « Athlé.-Boulogne »

Le club « Athlé. – Boulogne » est le club d’athlétisme historique de la ville de Boulogne sur Mer387 (43 757 habitants). La ville compte une petite ZUS (56 ha) : la ZUS du Chemin Vert (6344 habitants, soit 16% de la population de la ville), située au Nord-est du centre ville, en bordure de mer. Ce quartier s’est construit en 1955 pour accueillir une population majoritairement ouvrière dans l’industrie de la pêche et de la sidérurgie. Les chiffres montrent la gravité de la situation socioéconomique de cette portion de territoire, reconnu en priorité 1 par la Politique de la Ville : 1909 logements en 2006 dont 78,4 % en logements sociaux ; 47,6% de taux de chômage en 1999 ; 49,7% de la population a moins de 25 ans en 1999 ; 36,3% des familles sont des familles monoparentales. Il convient de souligner également que le quartier du Chemin Vert compte très peu de personnes issues de l’immigration (3,4% d’étrangers dans le quartier en 1999). Cette situation, décrite en 1999, a permis la mise en place d’une opération de rénovation urbaine de grande envergure, à travers le partenariat de l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) avec la préfecture, la commune et la Communauté d’Agglomération ainsi que des bailleurs sociaux dans le but est de détruire des logements et de reconstruire des espaces de vie plus aérés. Cette opération de grands travaux a modifié la vie des habitants, qui ont, durant les trois années d’enquête, subi de fortes perturbations dans leur quotidien (mobilité, fermeture d’espaces de loisirs, etc.). Au centre de la zone en rénovation se situe la salle sportive du Chemin Vert, construite au début des années 2000. Tenue par un gardien, elle est composée d’une salle principale multisports sans gradins, d’une salle de lutte, d’une salle de musculation et de danse ainsi qu’un espace de restauration/réunion surplombant ces différents lieux de pratiques sportives. La salle est utilisée par les établissements scolaires ainsi qu’une multitude d’associations sportives qui y ont leur siège social et/ou qui viennent utiliser l’équipement tout au long de l’année (handball, lutte, basketball, twirling bâton, etc.). C’est dans cet espace que le club « Athlé.-Boulogne » a proposé durant les trois années d’enquête des séances d’initiation à l’athlétisme pour les enfants du quartier du Chemin Vert. Cette action m’a permis d’échanger avec les dirigeants et les partenaires sur le développement du club. Elle fut le sujet initial, permanent mais non exclusif, de mon enquête de terrain. Pour appréhender cette action, il est nécessaire de la contextualiser dans un premier temps par rapport à l’historique du club sur la ville. En effet, le club a pris naissance en 1952 lors de l’émergence d’un stade de prestige au centre ville. Il s’y est implanté durablement et a développé ses activités pendant plusieurs décennies. L’histoire récente du club est, selon certains dirigeants 387 Les chiffres présentés ici s’appuient sur les données disponibles sur site internet du secrétariat général du CIV : d’aujourd’hui, faite de scissions, de départs, de tensions internes qui ont forgé la réputation du club sur tout le département. Trois grands faits ont marqué le club et la discipline athlétique sur la ville dans les trente dernières années. A la fin des années 1980, des entraîneurs partent du club suite à des conflits internes pour créer un second club d’athlétisme sur la ville. Une première concurrence est alors apparue pour le club qui connaissait, depuis 1952, l’exclusivité de l’organisation de la pratique sur le territoire. Au début des années 1990, un entraîneur charismatique quitte le club emmenant avec lui de nombreux athlètes. Les dirigeants se sont sentis dépossédés des jeunes qu’ils avaient suivis pendant de nombreuses années. Dix ans plus tard, une cinquantaine d’adultes pratiquants sont partis pour créer un autre club d’athlétisme à Outreau, laissant le club dans une situation financière délicate. 

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Club « Athlé. – Montbé. »

L’ « Athlé.-Montbé. » est un club d’athlétisme faisant partie d’une association omnisport, émanant en 1932 de l’industrie automobile Peugeot du site de Sochaux-Montbéliard, dans le Doubs (25). La ville de Montbéliard compte un quartier prioritaire de la politique de la ville : la ZUS Petite Hollande402. Cette dernière s’est développée principalement au début des années 1960 pour accueillir la main d’œuvre ouvrière de l’entreprise Peugeot en pleine expansion. D’une superficie de 89 ha, sa population régresse depuis plusieurs années avec le déclin de la mono-industrie automobile. Néanmoins, elle représente encore plus du tiers des habitants de la ville de Montbéliard (27 566 en 1999). Le quartier de la Petite Hollande est marqué par une cassure symbolique et physique avec le reste de la ville : la séparation est matérialisée par le canal du Rhône au Rhin et la rivière de l’Allan. Le pont construit dès les années 1960 n’a que partiellement comblé cette séparation géographique, renforcée par la précarisation du quartier dans un contexte de difficultés économiques et de départ de la petite classe moyenne vers les villages aux alentours. La ZUS, située sur une colline, reste marquée par une mauvaise réputation. Cette stigmatisation est en décalage avec les données sociales objectives plutôt « favorables » pour une ZUS : les habitats sociaux sont moins nombreux que dans le reste des ZUS du département (62,3 % contre 73,8 %), le chômage est moins important (19 % contre 24, 2 %) comme les non diplômés (31,3 % contre 36,1 %). L’unique équipement de l’ « Athlé.-Montbé. » est un imposant stade municipal d’athlétisme situé à proximité de la ZUS de la Petite Hollande, au bord de l’autoroute. Bien que les habitations les plus proches du stade soient les logements HLM du quartier et quelques pavillons plus au sud, le stade et le quartier sont séparés par une zone commerciale très fréquentée par une grande partie des habitants de la commune. La circulation entre le quartier et le stade est cependant problématique, créant une distance symbolique entre la discipline athlétique et les habitants du quartier : « Si vous regardez bien, y a pas de pistes pour les vélos, y a pas vraiment de bus qui passent devant le stade, faut s’arrêter plus loin et venir à pied. […] Quand on est au stade, on voit mon immeuble mais c’est trop loin à pied quand même. Et puis même c’est trop dangereux. […] C’est moi qui emmène mon fils en voiture et j’attends la fin de l’entraînement et je le ramène à la maison. […] Quand on voit le stade depuis le quartier, on sait pas vraiment que c’est un stade d’athlé. ».

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