La sérialité
Définition
Au XIXème siècle est née une nouvelle forme de publication, le « romanfeuilleton », parallèlement aux progrès effectués dans le domaine de l’imprimerie dès 1830. Pensons à l’apparition dans les années 1860 de la presse rotative horizontale Hoe à vapeur, qui incarna la mécanisation de la presse à imprimer. Nous sommes en mesure de nous demander en quoi le « roman-feuilleton » a-t-il bouleversé le genre romanesque. L’instauration de la fragmentation de l’œuvre était une stratégie garante de son succès, puisque la publication mensuelle, hebdomadaire ou quotidienne de celle-ci fidélisait le public. C’est à la fin de la I Guerre Mondiale que le phénomène éditorial s’estompe, sans pour autant disparaître, car il reprend vie tout d’abord sous sa forme cinématographique – le cinéroman-, puis sous sa forme radiophonique et télévisuelle – la série télévisée. L’essor du « roman-feuilleton » a eu des répercussions tant sur le discours, la rhétorique du roman, plus orale et contemporaine, puisqu’il se destinait chaque fois davantage à un lectorat issu des classes populaires, travailleuses, que sur son dessein, en tant qu’il empruntait des procédés propres aux genres populaires tels le théâtre (basé sur la surprise, la catharsis, le divertissement), le roman noir (basé sur l’intrigue) ou le mélodrame (basé sur l’émotion) pour capter l’attention du lecteur. Un exemple de cette hybridité serait Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, publié dans Le Journal des Débats entre 1942 et 1943. On reprocha aux feuilletonistes leur carence de profondeur, leur distance prise par rapport au caractère didactique, conscientisateur, introspectif et analytique initial du roman. Mais cela n’a empêché ni Bolaño, ni Bellatin, ni même Enrigue de puiser dans les ressources de la sérialité sans renoncer à la force de leur message.La sérialité n’a jamais trouvé autant sa place qu’au XXIème siècle, comme si l’être humain n’était plus à même de se concentrer sur une œuvre longue. La sérialité est en plein essor, mais qu’entend-on exactement par spécialité ? Il s’agit d’un art du découpage. Une œuvre est scindée en fragments (ou parties) dont la succession est chronologique. Quelques exemples de cet art en recrudescence – depuis les romansfeuilletons258 – sont les séries télévisées, subdivisées en épisodes et saisons ; les films, décomposés en tomes. Comment définir la sérialité, un concept inhérent à une grande part des pratiques artistiques postmodernes ? La meilleure façon de s’approcher d’une définition, outre le fait de revenir sur ses origines qu’elle puise dans le « romanfeuilleton », comme nous venons de le faire, serait de s’attarder sur les stratégies sérielles empruntées par les auteurs du tournant du XXème siècle. Le plus évident est celui de la répétition : « […] la répétition ne peut se concevoir en dehors de la variation qui, dans la fiction télévisuelle, se constitue paradoxalement à partir de stéréotypes narratifs ravivés, de clonages, perpétuation d’une espèce générique dont la survie dépend de son renouvellement à travers diverses alliances, tout comme le genre humain.259 » Dans cette citation extraite de son essai sur la sérialité, Du romanfeuilleton à la série télévisuelle : pour une rhétorique du genre et de la sérialité (2006), Danielle Aubry insiste sur la dimension totalisante de la série, qui englobe toutes les générations à travers la répétition, la « perpétuation d’une espèce générique », le clonage, mais aussi toute l’humanité dans sa similitude (et non dans sa diversité et pluralité), comme le dénote le substantif « stéréotypes ». L’on observe la répétition et ses variations dont parle Danielle Aubry dans les œuvres successives de Bellatin, de Bolaño et d’Enrigue, toujours hantés par les mêmes thématiques.
Les formes de sérialité dans la littérature postmoderne : calque, réappropriation ou innovation ?
La sérialité est une pratique très ancienne. Existe-t-il pour autant une sérialité postmoderne ? Si oui, comment se caractérise-t-elle ? Ces interrogations serviront d’axes à cette partie. Roberto Bolaño conçoit son Œuvre comme un réseau. Chacun de ses ouvrages est connecté à un à plusieurs autres ouvrages, créant ainsi un véritable système autosuffisant. La connexion est assurée par différentes stratégies formelles, stylistiques, thématiques, générique, narratologique ou structurelles : le « pont » ; la référence autotextuelle ; et la suite. Le pont se définit comme un écho, soit la répétition d’un thème, d’un procédé stylistique, d’une forme, d’un genre d’un récit à l’autre. Par la référence autotextuelle, j’entends toute allusion de l’auteur à l’une de ses autres œuvres. Enfin, la suite correspond à la continuation d’un récit tronqué, d’une anecdote interrompue ou incomplète. C’est le cas de Rosa Amalfitano, fille du professeur de philosophie chilien de la deuxième partie de 2666 (« La parte de Amalfitano »), qui est présentée à l’âge adulte dans la troisième partie du même livre (« La parte de Fate »). « La parte de Fate » est donc une prolongation de « La parte de Amalfitano ». Effectivement, Rosa Amalfitano présente à son père l’un de ses petits amis, Chucho Flores, pour la première fois (p. 419-423) : Por supuesto, el mexicano y su padre se habían conocido. La opinión que sacó Chucho Flores de este encuentro fue positiva, aunque Rosa creía que mentía, que era antinatural que le cayera bien alguien que lo había mirado como lo había mirado su padre. (BOLAÑO, 2004, p. 419) Une autre continuation de la partie 2 est proposée dans la partie 3 (p. 431-434), lorsque Fate et Rosa parviennent à échapper à la police et s’expatrient à Barcelona grâce à Amalfitano : –Ya es la hora, vámonos –dijo Rosa. Fate la siguió. Atravesaron el jardín y la calle y sus cuerpos proyectaron una sombra extremadamente delgada que cada cinco segundos era sacudida por un temblor, como si el sol estuviera girando al revés. Al entrar en el coche Fate creyó oír una risa a sus espaldas y se volvió, pero sólo vio que Amalfitano y el tipo joven seguían hablando en la misma posición que antes. (BOLAÑO, 2004, p. 434) Si l’on prend le récit comme un message codé qui renvoie les clés d’interprétation de ce même récit, l’on constate que « La parte de los crímenes » est dotée d’une trame-miroir. En effet, les féminicides de Santa Teresa, dont le mode opératoire se répète, sont une métaphore de l’Œuvre d’un auteur, dont les stratégies narratives, dont les personnages, se répètent jusqu’à former un système autonome. i. La suite : « To be continued… » : De même que l’épisode d’une série télévisuelle se termine en général sur une ou plusieurs scènes en cours, tel un arrêt sur images, la fin de Los detectives salvajes est inachevée. Nous ne savons pas si Lima et Belano se sont fait arrêter ou tuer dans un règlement de comptes suite à la mort d’Alberto et du policier, où ils sont, ni s’ils reverront un jour Juan García Madero : Con una mano retuvo el brazo de Alberto que cargaba la pistola, la otra salió disparada del bolsillo empuñando el cuchillo que había comprado en Caborca. Antes de que ambos rodaran por el suelo, Belano ya había conseguido enterrarle el cuchillo en el pecho. […] Entonces Belano y Lima nos dijeron que era mejor que nos separáramos. […] Después nos separamos. Yo enfilé buscando la carretera y Belano giró hacia el oeste. (BOLAÑO, 1998, p. 604-605) La fin du roman publié en 1997 est inachevée et de nombreuses questions restent en suspens. La nouvelle « Fotos », tirée du recueil Putas asesinas (2001) nous apprend néanmoins que Belano n’a pas trouvé la mort et a poursuivi son chemin. Il se trouve désormais en Afrique, feuilletant un album photographique de poètes de langue française : 162 […] entonces Belano cierra el libro y se levanta, sin soltar el libro, agradecido, y comienza a caminar hacia el oeste, hacia la costa, con el libro de los poetas de lengua francesa bajo el brazo, agradecido, y su pensamiento va más rápido que sus pasos por la selva y el desierto de Liberia, como cuando era un adolescente en México, y poco después sus pasos lo alejan de la aldea. (BOLAÑO, 2001, p. 205) Le complément circonstanciel de temps « cuando era un adolescente en México » est une référence claire à la période de sa vie retracée dans Los detectives salvajes et dénote une distanciation temporelle. c. Le cross-over : Un cross-over (mélange) désigne l’incursion dans une série de personnages appartenant à un univers fictif distinct (une autre série). C’est ce qui se produit lors du dialogue entre Óscar Amalfitano et Óscar Fate : la partie 2 se poursuit dans la partie 3. Le cross-over sert de pont fictionnel entre les œuvres. Il s’agit d’un procédé d’autoréférentialité. Les personnages de Bolaño circulent librement dans ses œuvres. Ainsi, deux des protagonistes itinérants de Los detectives salvajes (1998), les poètes réalistes viscéraux Arturo Belano et Ulises Lima, réapparaissent dans les nouvelles des recueils Putas asesinas (2001) et El secreto del mal (2007). D’abord tous les deux dans « El viejo de la montaña », puis dans « Muerte de Ulises Lima », et enfin, uniquement Belano dans « Las Jornadas del caos », « El Gusano » et dans « Fotos ». Dans le recueil Llamadas telefónicas (1997), Arturo Belano est nommé par évoqué à plusieurs reprises par les deux locuteurs de « Detectives263 », Arancibia et Contreras :-Y tú le dijiste qué haces aquí, Belano, ¿no te habías ido a vivir a México? Y él te dijo que había vuelto, y por supuesto que era inocente, como cualquier ciudadano. (BOLAÑO, 1997, p. 126) Bueno, Belano estaba incomunicado, es decir nadie le traía comida de fuera, no tenía jabón, ni cepillo de dientes, ni una manta para taparse por la noche. Y con el paso de los días, por supuesto, estaba sucio, barbón, la ropa le olía, en fin, lo de siempre. (BOLAÑO, 1997, p. 128) .