La seconde étoile à droite et tout droit jusqu’au matin

NARRATIVITÉ

La narrativité fait référence à la capacité d’un média (texte, film, jeux, etc.) à raconter une histoire. Bien que claire, cette description nécessite encore quelques mises au point. Pour résumer, on pourrait la qualifier de « potentiel narratif », mais ce n’est pas là le seul concept à s’y rattacher. Il est également possible d’étudier les structures propres aux médias narratifs. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait Propp, Cambell et Field dans leurs ouvrages respectifs. On parle alors de « narratologie ». Ce sont d’ailleurs deux concepts qui nous seront bien utiles dans le présent texte, car il faudra, d’une part saisir le potentiel narratif (ou narrativité) des dispositifs immersifs, mais également en étudier les caractéristiques propres. Comme tout média, la narration en milieu immersif doit être régie par des règles et avoir ses propres caractéristiques. Sans celles-ci, on tomberait dans le piège du simple gadget technologique et il sera alors impossible de parler d’un véritable média.

Au mieux, nous n’aurions qu’un nouveau dispositif comparable à la stéréoscopie au cinéma et il est plus que probable qu’une fois l’effet de nouveauté disparu, cette technologie perde tout attrait pour le grand public. C’est d’ailleurs un pas qu’ont fait successivement le roman, le cinéma et la télévision en leur temps et maintenant, c’est au tour du jeu vidéo de se joindre aux médias narratifs dignes de ce nom. En étudiant un média, il faut toutefois différencier entre la narrativité (dans le sens de potentiel narratif) propre aux dispositifs immersifs et la narratologie (règles et structures) propre à ce nouveau média. Dans leur livre La narrativité contemporaine au Québec 1. La littérature et ses enjeux narratifs, Audet et Mercier font d’ailleurs, à peu de chose près, cette même distinction. Entendue au sens large, la narrativité décrit l’effet produit par l’inscription d’événements dans le temps, selon un ordre ou une configuration particulière. Elle caractérise donc un certain type de discours, qu’on nomme récit ou discours narratif, tout en ne se confondant pas avec des pratiques génériques elles-mêmes qui souvent ont recours à ce discours : le roman, la nouvelle et même le récit (…).

Il y a certes un regroupement significatif entre ces pratiques et le discours narratif, mais leur statut reste clairement différent : le narratif et l’un des traits constitutifs de ces genres, qui en retour ne se réduisent pas à cette caractéristique (intégrant des passages descriptifs, argumentatifs, dialogués, etc.). De la même façon, il importe de ne pas établir d’équivalence entre la narration et la narrativité. Généralement associées l’une à l’autre, elles désignent pourtant des processus autonomes. La narration renvoie à cette instanciation du discours produisant un récit (et qu’étudie la narratologie) : si une histoire est racontée, c’est qu’une instance prend en charge le discours pour rapporter des événements selon un enchaînement singulier. La narrativité se conçoit davantage comme le résultat de l’histoire elle-même et de sa prise en charge, où la narration est l’un des outils du langage pour créer un effet narratif. Distincte à la fois des procédés langagiers et des pratiques littéraires qui les utilisent, la narrativité se situe précisément entre eux, résultat des premiers et composante des secondes. (La narrativité contemporaine au Québec 1.

La littérature et ses enjeux narratifs, page 9). Notons tout de même qu’Audet et Mercier décrivent la narrativité comme étant l’inscription d’événement dans le temps, selon un certain ordre ou une configuration facilitant la transmission d’une histoire. Dans le cadre d’une narration immersive, je serais tenté, comme le duo créatif Lemieux et Pilon (sur lesquels nous reviendrons plus tard) d’inclure aussi l’idée d’une spatialisation de l’histoire. Encore une fois, nous verrons cette notion dans un chapitre ultérieur. Contentons-nous, pour l’instant, de savoir que la narrativité fait appel au potentiel narratif d’une oeuvre ou d’un média tandis que la narratologie est l’étude des structures propres aux médias narratifs. En terme de narratologie, on retrouve également certains courants de pensée. Si, au départ, la structure était très importante (comme dans les recherches de Propp ou dans le schéma actanciel), plus le temps passe, plus on a tendance à se libérer de ces structures. De nos jours, on parle même de narratologie « transmédia » qui permet tout bonnement de faire éclater les limites du média actuel et d’étaler une histoire sur plusieurs supports en même temps. Dans un tel cas, la cohérence entre les différentes versions de l’histoire devient primordiale et c’est dans cet intérêt que la construction d’un univers narratif complexe devient un exercice intéressant.

WORLD BUILDING

Le concept de World Building, ou construction d’univers narratifs n’est pas un concept nouveau. À la limite, on pourrait croire qu’il est aussi vieux que le sont les histoires elles-mêmes. Évidemment, le sens attribué à cette pratique n’était peut-être pas aussi bien défini qu’il l’est maintenant, mais la volonté de faire un texte continu exempt d’erreurs de continuité constitue un premier pas dans cette direction, mais n’allons pas trop vite. Avant d’en évoquer l’origine, il serait important d’en comprendre au moins le concept. Un univers narratif est donc, l’ensemble des données dites (ou même non dites) qu’un auteur ou un collectif crée afin de définir les règles qui régissent le monde dans lequel évoluent les personnages de leur(s) histoire(s). Ces informations peuvent prendre des formes très variées : cartes, langues, manuels historiques ou théoriques, vocabulaire propre à un groupe, etc. L’un des meilleurs exemples que l’on puisse évoquer pour comprendre jusqu’où il est possible de pousser un tel concept est probablement la Terre du Milieu imaginée par J. R. R. Tolkien. Non content d’avoir créé une carte de son monde, il a également créé des langues imaginaires (quoiqu’inspirées par des langues éteintes), des races, des poèmes et toute une mythologie propre à cet univers. Le nom qu’il donnait alors à ce véritable océan d’information était « subcreated world ».

Il n’est d’ailleurs pas le seul à avoir passé par ce processus. De J. K. Rowling à George R. R. Martin, on ne compte plus les créateurs qui prennent le temps de créer un véritable univers avant de rédiger ne serait-ce qu’une seule ligne de leur véritable narration. Cela dit, le concept de world building ne s’arrête pas là. Comme le fait remarquer Mark J. P. Wolf dans Building Imaginary World – The Theory and History of Subcreation, les mondes existent parfois simplement pour aider à la cohérence interne d’un récit, mais il est également possible qu’un monde ne contienne pas directement ces histoires. Comme nous l’avons vu dans la définition de la narrativité, une histoire implique un certain montage (tant dans l’ordre de présentation des péripéties que dans le temps), or, tout comme dans notre réalité, un univers ne crée pas une histoire. Il ne fait que contenir des éléments plus ou moins liés les uns aux autres. C’est par la plume de l’auteur (ou le regard du lecteur) que cette histoire prend véritablement forme. Ainsi, il peut être tout à fait possible de faire un monde dans lequel le spectateur serait témoin des événements et serait appelé à choisir à partir desquels il constituera sa propre narration. C’est d’ailleurs cette approche qu’avaient adoptée Lemieux et Pilon pour leur exposition Cité mémoire2. Les histoires étaient distribuées sur les murs de la ville de Montréal. On parlerait alors de spatialisation du récit (traduction libre de l’anglais « environnemental storytelling »)3.

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Worlds often exist to support the stories set in them, and they can even have stories embedded in them, for example, in “environmental storytelling” as described by theme park designer Don Carson. Yet, while the telling of a story inevitably also tells us about the world in which the story takes place, storytelling and world-building are different processes that can sometimes come into conflict. One of the cardinal rules often given to new writers has to do with narrative economy; they are told to pare down their prose and remove anything that does not actively advantage the story. World-building, however, results in data, exposition, and digression that provide information about a world, slowing down narrative or even bringing it to a halt temporarily, yet much of the excess detail and descriptive richness can be an important part of the audience’s experience. (Building Imaginary World The Theory and History of Subcreation, page 29). Le world building a également ceci de particulier qu’il permet aussi au lecteur ou au spectateur, grâce à l’approche transmédia, d’explorer le même monde à travers différentes expériences narratives. Le principe de transmédia peut donc faire appel à la multiplicité des médias pour décrire un seul et même univers restant entièrement cohérent d’une plate-forme à l’autre4. Par exemple, loin de s’arrêter aux films, l’univers de Star Wars inclut également de nombreux romans, une série d’animations et même des bandes dessinées et des jeux vidéo. Bien que certains débats concernant la validité de certaines de ces itérations divisent encore certaines communautés de passionnés, il y a généralement un grand effort fait dans le but de conserver une cohérence d’un média à l’autre. Andrea Philipps décrit d’ailleurs plutôt bien cette relation particulière entre la construction d’univers narratifs et le transmédia.

ÉTAT ACTUEL DE LA NARRATION EN MILIEU IMMERSIF

Comme nous l’avons remarqué, l’idée de narration en milieu immersif n’est pas exactement « nouvelle ». Pour l’heure, ce qui est vraiment nouveau, c’est l’apparition de nouvelles interfaces qui donnent un plus grand accès à ce type d’expérience. Notons, en art numérique, l’évolution récente des lunettes de réalité virtuelle, les dômes immersifs, le mapping vidéo architectural, etc. Ceux-ci ont pour point commun de démocratiser les oeuvres immersives en permettant d’abord à plus d’artistes d’utiliser ce média, mais également à plus de spectateurs de voir ces dernières. Cette nouvelle accessibilité implique donc une demande accrue pour les expériences immersives de bonne qualité. En d’autres termes, si, jusqu’à présent, le simple fait de se retrouver en milieu immersif suffisait à susciter l’intérêt du public, celui-ci risque de devenir de plus en plus exigeant et critique face au contenu qui lui est présenté, d’où l’importance d’explorer les règles élémentaires de la narration destinées au média immersif. Le même processus s’est produit avec la littérature et le cinéma : le premier film projeté (à savoir Entrée d’un train en gare) a su, en son temps, créer une très forte impression. On raconte, en effet que certains ont pris peur en voyant le train se diriger vers la salle. Cependant, au fur et à mesure que le média cinématographique gagnait en maturité, l’aspect technique et narratif devenait de plus en plus important aux yeux des cinéphiles et ce processus continue à ce jour.

C’est probablement là que nous en sommes avec les narrations immersives : jusqu’à présent, pour réellement s’immerger dans un environnement, il fallait se déplacer ou utiliser des installations coûteuses, complexes et encombrantes. On peut donner, entre autres exemples, les parcours thématiques (ou « Dark Rides ») que l’on retrouve dans les parcs d’attractions. Celles-ci se contentaient généralement de reprendre une histoire ou un thème connu et de faire voyager le spectateur dans différents tableaux fixes représentant des moments choisis de l’histoire racontée. Parmi les plus connues, on retrouve le traditionnel train fantôme, la ville du futur et Pirates des Caraïbes (pour les parcs Disney). Cette dernière souhaitait faire vivre au spectateur la prise d’un village par un groupe de pirates. Ainsi, à travers un parcours thématique les spectateurs sont exposés à différents dioramas illustrant des scènes typiques d’un raid de pirates. La principale limitation de ces parcours étant que les spectateurs entrent et sortent en continu de chaque tableau, forçant ainsi les créateurs à se limiter à des scènes figées dans le temps ou à de courtes boucles temporelles se répétant à l’infini. Le fait d’avoir maintenant la possibilité de vivre une immersion de façon solitaire ou en groupe ouvre la porte à des histoires autrement plus complexes. C’est dans cette optique que nous pouvons maintenant espérer raconter une histoire complète grâce à ces dispositifs immersifs.

Table des matières

1.1 DÉFINITIONS DES TERMES
1.1.1 IMMERSION
1.1.2 NARRATIVITÉ
1.1.3 WORLD BUILDING
1.2 ÉTAT ACTUEL DE LA NARRATION EN MILIEU IMMERSIF
2.1 ORIGINES DU PROJET, HYPOTHÈSES ET ÉTUDES PRÉLIMINAIRES
2.2.1 HYPOTHÈSE 1 : ADAPTATION THÉÂTRALE
2.2.2 HYPOTHÈSE 2 : PARCOURS THÉMATIQUE (OU DARK RIDE)
2.2.3 HYPOTHÈSE 3 : RÉALITÉ VIRTUELLE (VR)
2 1.2.4 HYPOTHÈSE 4 : CONSTRUCTION D’UNIVERS NARRATIFS
3.1 MÉTHODOLOGIE OU CE QU’IL FAUT SAVOIR AVANT DE CRÉER LE MONDE
3.2 « LA SECONDE ÉTOILE À DROITE ET TOUT DROIT JUSQU’AU MATIN »
3.3 LES AVENTURES CACHÉES ET LA PREMIÈRE CARTE
3.4 TOPOGRAPHIE PAR COMPARAISON SOCIOCULTURELLE
3.5 HISTOIRE ET CULTURE IMAGINAIRE
3.6 PROTOTYPAGE DE LA CARTE
3.7 PREMIÈRE EXPÉRIENCE AVEC UN MOTEUR DE JEU – SORCIER EN HERBE
4.1 LES LIMITES DU MONDE VIRTUEL EN NARRATION IMMERSIVE
4.2 MODÉLISATION ET CRÉATION DE L’ENVIRONNEMENT
4.3 L’ÉCOSYSTÈME IMAGINAIRE
4.4 LE COEUR INDIVISIBLE D’UN MONDE IMAGINAIRE
5.1 ANALYSE DES RÉSULTATS
5.1.1 SPATIALISATION DU RÉCIT
5.1.2 L’IMPORTANCE DU WORLD BUILDING
5.1.3 VERS L’ÉCLATEMENT ULTIME DU CADRE ET DE LA STRUCTURE DU RÉCIT
5.1.4 LES BRIQUES ÉLÉMENTAIRES DU RÉCIT
5.2 PISTES DE RECHERCHES FUTURES
5.2.1 LA RÉADAPTATION
5.2.2 LA PROPRIOCEPTION
5.2.3 LE TRAITEMENT DES PHOBIES ET TRAUMATISMES
5.2.3 L’ÉCLATEMENT DES MÉDIAS

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