La scène palestinienne pratiques d’écriture et de
création
Pour Anne Ubersfeld, la pratique théâtrale repose sur un paradoxe : elle est à la fois « production littéraire » et « représentation concrète » . Le travail de collecte des textes évoqué en introduction, mené directement sur le terrain, repose sur ces deux éléments. Il a permis de mettre au jour la manière dont le théâtre palestinien s’en saisit. Ce premier chapitre cherche à examiner comment le théâtre, pratique de texte et de représentation1 , se développe sur le terrain palestinien. Au théâtre, la représentation concrète sur scène est rendue possible par la réunion de conditions matérielles spécifiques. Ces conditions diffèrent selon le lieu où l’activité est menée, particulièrement sur le territoire palestinien caractérisé par la fragmentation et le morcellement. La création palestinienne dans les différents lieux sera alors présentée dans ce chapitre : à Jérusalem, dans les autres villes palestiniennes et en Israël. La pratique théâtrale palestinienne. Carte Najla Nakhlé-Cerruti. Jusque dans les années 1970, l’activité théâtrale palestinienne est pratiquée principalement à Jérusalem et dans un cadre amateur. Le passage à la professionnalisation avec la fondation de la première troupe professionnelle en 1977 à Jérusalem donne à l’activité une stabilité et une durabilité. Elle s’étend ensuite aux autres villes palestiniennes dans des lieux qui marquent désormais le paysage urbain et social palestinien. En Israël, une pratique théâtrale palestinienne émerge à partir des années 1970 peu de temps après les premières expériences en Palestine. En Israël, le statut des Palestiniens est particulier, en raison du rapport qu’ils entretiennent à l’État dont ils sont les citoyens et des 47 formes de leur intégration dans la société. Ce statut particulier et les contraintes imposées à leur pratique marquent les conditions de création, les modalités de la représentation et les procédés. Pour s’affranchir de ces contraintes, un théâtre palestinien indépendant naît en Israël à partir de 2015.
La création en Palestine
La première troupe de théâtre professionnel de l’histoire du mouvement théâtral en Palestine est créée à Jérusalem en 1977 par François Gaspar dit Abou Salem. Il fonde, sept ans plus tard, le premier théâtre en Palestine. Haut-lieu de la vie culturelle et artistique de JérusalemEst, il prendra rapidement le nom de Théâtre National Palestinien. C’est par la professionnalisation de l’activité que la création théâtrale en Palestine peut s’inscrire dans la durabilité.
À Jérusalem
La professionnalisation de l’activité et le rôle de François Abou Salem
À partir du début des années 1970, de nombreuses troupes se forment en Palestine (Jérusalem, Ramallah, Beit Sahour, Tulkarem, Birzeit, Naplouse) 122. La durée d’existence de ces troupes est courte. Elles sont parfois créées uniquement pour les besoins d’une pièce et cessent leur activité une fois les représentations données123. La pratique reste dans un cadre amateur. L’impulsion nécessaire à l’évolution du mouvement théâtral palestinien est largement liée à la question de la professionnalisation124. C’est autour d’un Français établi à Jérusalem, François Gaspard dit Abou Salem (سالمَأبوَفرنسوا ,1951-2011)125 que le mouvement prend une dimension professionnelle. Il crée la troupe Les ballons (الباللين( 126 au début des années 1970 à son retour à Jérusalem après des études à Paris. Parmi les membres127 des Ballons, certains demeurent jusqu’à maintenant des figures du mouvement théâtral palestinien 128 . Le désir de se démarquer des expériences précédentes et d’engager une rupture est annoncé par le choix du nom de la troupe, sur une suggestion de Samih al-ʿAbbūšī, pour « éviter les noms banals, traditionnels et déjà utilisés » 129 . La troupe fait le choix du registre dialectal pour ses productions130, afin d’attirer le public local et de participer de manière efficace à l’expression des revendications nationales. Le choix du dialecte permet d’élargir le champ de la réception aux populations moins éduquées dans les villages. Pour Reuven Snir, le passage à la création en dialectal constitue un facteur de professionnalisation du mouvement : « Il semble que la présence ou l’absence d’un théâtre professionnel actif soit devenue le principal facteur, pas seulement pour pousser les écrivains à composer des pièces, mais aussi pour déterminer leur choix du langage » 131. Par le choix du dialecte, l’établissement d’un lien direct avec le public local apparaît comme l’un des premiers objectifs de la troupe. Ce choix donne naissance à un théâtre palestinien, par et pour des Palestiniens. La troupe organise en août 1973 le premier festival de théâtre en Palestine avec le soutien de la mairie de Ramallah : seize productions sont présentées, dont la plupart sont le résultat d’un travail mené par des groupes d’amateurs ou d’étudiants132. L’organisation et la tenue de cet événement indiquent que la professionnalisation est bien en marche. Mais la déportation en 1976 de l’un des membres de la troupe, Musṭafa al-Kurd, en raison de ses activités politiques, mène à la progressive interruption de l’activité des Ballons. L’année d’après, en 1977, François Abou Salem crée la troupe El-Hakawati (الحكواتي (toujours à Jérusalem. Le choix du nom inscrit la pratique dans l’héritage local arabe par la référence directe faite au conteur (al-ḥakawātī, الحكواتي ( et contre l’idée alors généralement acceptée que le théâtre est un genre importé d’Europe133 . El-Hakawati ouvre sa première saison en 1978 avec la pièce Au nom du père, de la mère et du fils (« واالبنَواألمَاألبَباسم( » 134 issue d’un travail d’écriture collective par la troupe. Pour la saison 1980-1981, François Abou Salem met en scène un nouveau travail d’écriture collective de la troupe intitulé Maḥǧūb Maḥǧūb (« محجوب َمحجوب ») 135 . La pièce reçoit un large succès auprès du public palestinien et est présentée plus de 120 fois136 . En 1983, la troupe met en scène une pièce intitulée Ali le ّي) Galiléen .(« جليلي يا عل Sept ans après sa fondation, en 1984, la troupe investit le bâtiment désaffecté et abandonné de l’ancien cinéma al-Nuzha situé en plein cœur de Jérusalem-Est. Après des travaux de réhabilitation réalisés grâce à une subvention de la Fondation Ford et de dons privés et publics137, le premier théâtre palestinien, en tant que lieu, ouvre ses portes. Il est inauguré officiellement le 9 mai 1984. La grande salle de quatre-cents sièges, la petite salle d’une capacité de cent-cinquante sièges ainsi que le matériel technique offrent à la troupe la possibilité de réaliser son objectif d’une création palestinienne à vocation professionnelle. L’activité de la troupe puis du théâtre éponyme est ininterrompue depuis la création. Pour cette raison, elle est considérée comme la première troupe professionnelle de l’histoire du mouvement théâtral palestinien.
Les problématiques actuelles
En 2017, le TNP est l’unique théâtre palestinien en fonction à Jérusalem-Est. L’institution doit faire face à des problèmes divers, d’ordre financier et administratif, qui menacent régulièrement son fonctionnement. Actuellement, le mur de séparation 148 constitue une difficulté majeure pour l’activité théâtrale palestinienne et particulièrement à Jérusalem-Est en raison de son isolement de la Cisjordanie. Les troupes parviennent difficilement à venir se produire. Les autorités israéliennes refusent en général de délivrer un permis d’entrer à Jérusalem et en Israël à un membre de la troupe seulement, ce qui suffit pour faire annuler la représentation. À l’automne 2013, des accords ont été signés entre le TNP et la Ligue des dramaturges palestiniens149, alors dirigée par Reem Talhami (تلحميَريم ,née en 1968)150 , pour dynamiser l’activité à Jérusalem. Au cours de la saison 2013-2014, sur la vingtaine programmée, les deux pièces151 Bye bye Gillo (« جيلوَبايَباي ) »et 3 en 1, ont été annulées. Elles sont majeures dans le répertoire palestinien contemporain152 . Le fonctionnement interne du théâtre se trouve également dans une impasse administrative pour recevoir des subventions. Après les Accords d’Oslo153 et la fondation d’un Ministère de la Culture palestinien, il est interdit à l’Autorité palestinienne d’organiser des manifestations en Israël et donc à Jérusalem, ou de les financer. Le TNP ne présente pas non plus de demande de subventions auprès de la mairie de Jérusalem, israélienne, pour des raisons idéologiques et pour préserver son indépendance dans la création. Depuis sa fondation et particulièrement depuis 1994, le fonctionnement du théâtre dépend des subventions versées par les États étrangers via des coopérations culturelles ou par des ONG locales et internationales . La recherche de subventions représente un enjeu vital et l’activité principale de la direction du théâtre. Dans un discours adressé à une délégation officielle de représentants des élus de la région Île-de-France jumelée au Gouvernorat de Jérusalem-Est par une coopération décentralisée, Amer Khalil, alors directeur artistique du théâtre, expliquait les difficiles conditions pour la pratique dans le contexte spécifique de la ville : « Cette difficile simultanéité entre la résignation et le changement, ou entre la résignation et le refus de se résigner, est ce qu’il reste à l’Homme qui se tient debout. Particulièrement dans les conditions difficiles de vie du peuple palestinien à Jérusalem, l’éducation, en cherchant à faire comprendre le présent, vise à permettre de dépasser cette réalité, par l’ouverture, la créativité et le chemin vers de nouveaux horizons, par la raison, l’espoir et le rêve. » Grâce à cette coopération, un partenariat a pu être établi entre le TNP et le théâtre des Quartiers d’Ivry, dirigé par Adel Hakim (1953-2017) et Élisabeth Chailloux (née en 1947). Ce partenariat a donné lieu à deux productions majeures pour le TNP sur cinq ans : Antigone (« أنتيجونا (« en 2011156 et Des roses et du jasmin (« وياسمينَورد (« en 2016157 . Ces productions ont apporté un renouveau au TNP, sur le plan financier158 et sur le plan de l’activité.