Selon la dernière enquête du cabinet Sustainability sur les pratiques de responsabilité sociale (RSE) et de développement durable (DD) des entreprises du Global Fortune 500, intitulée « Tomorrow’s value. From risk reduction to value creation », les années 2004 et 2005 auraient été marquées par un changement brutal de l’appréhension par ces entreprises des risques sociaux et environnementaux qu’elles génèrent. Leur communication extra-financière témoignerait d’une volonté nouvelle de faire de leur politique de RSE un levier stratégique de création de valeur marchande . Les entreprises ne sont d’ailleurs, pas les seules à s’être appropriées les notions de RSE et de DD. Décideurs publics, syndicats, mouvements sociaux, grandes institutions internationales, ces termes semblent, jusqu’à peu, faire l’objet d’un très large consensus qui traverse les frontières institutionnelles et idéologiques (2001 ; ATTAC 2003 ; World Economic Forum 2003 ; Jolly 2005 ; MEDEF 2007). En témoigne par exemple la récente conversion du magazine The Economist pourtant réputé libéral, qui dans un dossier spécial consacré à la RSE en janvier 2008 intitulé Just Good Business, conclut que la question n’est plus de savoir si les entreprises doivent faire de la RSE (whether), ni comment elles doivent le faire (how), mais jusqu’où elles doivent aller (how well) .
Nous avons vu dans l’introduction générale de cette thèse que la RSE et le DD supposent a minima un engagement volontaire de l’entreprise pour diminuer les risques sociaux et environnementaux engendrés par ses activités et la possibilité d’une conjonction de performances économiques et sociales au sens large. Cette affirmation, qui aurait fait sourire n’importe quel observateur attentif du monde des affaires il n’y a pas si longtemps, fait donc aujourd’hui l’objet d’une adhésion généralisée.
Pourtant, les raisons de ce consensus sont loin d’être évidentes. Une première ligne d’explication pourrait se borner { dire que les politiques de DD et de RSE sont le dernier avatar des modes managériales. Après le TQM , le lean-production , les stratégies DD/RSE feraient l’objet d’un mimétisme généralisé dans le monde industriel sans véritable raison fonctionnelle et donc sans transformation réelle des activités productives (Abrahamson 1996 ; Rüling 2002).
La résurgence des risques provoquée par un décalage institutionnel
A la lecture des nombreuses analyses qui tentent de comprendre les origines de l’appel généralisé à la RSE, il nous semble que ces dernières mobilisent, de manière plus ou moins explicite, la notion de « décalage institutionnel » (institutional lag), chère aux premiers économistes institutionnels. L’expression est attribuée { Clarence Ayres (1944 ; 1952). Ce dernier revient sur la dichotomie proposée par Thorstein Veblen (Veblen 1978 [1904] ; Waller 1994) entre le « comportement technologique » qui repose sur la créativité de l’agir humain et conduit à l’évolution technique, et le «comportement cérémoniel » qui repose sur les institutions socioculturelles en place. Comportements technologiques et cérémoniels sont au cœur de l’activité économique. Or les changements technologiques reposant sur des révolutions scientifiques (Kuhn 1983 [1962]) peuvent présenter un caractère soudain à la différence des évolutions institutionnelles qui sont souvent graduelles et font montre d’une grande dépendance au sentier . Un décalage institutionnel peut alors apparaître entre les activités techniques et leur cadrage institutionnel. Dans le système capitaliste, les changements technologiques sont captés par les activités économiques et les structures économiques se retrouvent en permanence en décalage avec cadre institutionnel qui est un facteur de résistance au changement. Or, selon Ayres, ce décalage a tendance { se maintenir tant qu’il sert les intérêts de ceux qui ont le pouvoir d’influencer le changement institutionnel (les vested interests). C’est donc ce raisonnement qui guide la plupart des commentateurs de l’émergence de la RSE. Les chercheurs francophones adossent souvent leur raisonnement à l’école de la régulation, dont les objets d’étude privilégiés sont les cadrages macro institutionnels. Selon ces derniers, l’activité des entreprises capitalistes jusqu’au début des années 70 était contenue par un cadre de régulation propre au régime d’accumulation fordiste. Il n’est pas du ressort de ce chapitre d’exposer en détail le contenu du mode de développement fordiste (voir Aglietta 1976, Boyer 2004). Nous retiendrons seulement que ce régime reposant sur la consommation de masse et l’évolution parallèle et vertueuse des normes de production et de consommation, était contrebalancé par un mode de régulation associant l’Etat, les syndicats et le marché. A partir des années 70, les progrès techniques, mis au service de l’accumulation capitaliste, ont conduit à la transformation majeure des structures économiques avec notamment l’apparition d’oligopoles transnationaux. La taille de ces entreprises et la mobilité de leurs activités leur ont permis d’échapper au cadre institutionnel en place qui ne s’est pas encore adapté { cette nouvelle donne (Beck 2003 [1999]). Le pouvoir de ces géants économiques, que certains n’hésitent pas { comparer à des nouveaux Léviathans (Gomez 2001 ; Chandler et Mazlish 2005 ; Gomez et Korine 2009)29, a donc ébranlé le compromis fordiste (Palpacuer, Seignour, et al. 2007 ; Palpacuer 2008b). Ce raisonnement est au cœur du travail de Corinne Gendron qui interroge le potentiel de régulation de la RSE :
« Alors qu’il n’y a pas si longtemps, les États encadraient l’activité de leurs agents économiques dans la logique d’un cycle économique vertueux, les grandes entreprises ont acquis, avec la mondialisation, une autonomie sans précédent { la source de nouvelles relations avec l’ÉtatNation (…). Se pose alors le problème de la régulation d’une entreprise mondialisée dont l’autonomie législative se voit consacrée par le nouvel ordre économique international » (Gendron, Lapointe, et al. 2004: 74) .
L’absence de consensus sur la forme d’un régime postfordiste, qui cherche encore son nom, (Taddei et Coriat 1993 ; Boyer 1995) serait aussi significatif du décalage institutionnel qui touche les économies développées depuis les années 70.
Sans faire référence explicitement { l’école de la régulation, de nombreux analystes américains partagent cette vision du décalage institutionnel. Marina Whitman illustre comment dans les années 70, les responsabilités des entreprises étaient clairement définies par les lois fédérales et comment les mouvements sociaux ciblaient en priorité le parlement américain (Whitman 1999). Mais l’érosion des frontières organisationnelles de la firme et la disparition des frontières géographiques nationales ont créé, à partir des années soixante-dix, une nouvelle donne.
Davis et al. en déduisent une ambigüité radicale quant aux responsabilités des entreprises contemporaines :
« When the lines of demarcation between “domestic” and “foreign” and between what is “internal” and “external” to a firm are clear, the assignment of responsibility for behavior and the jurisdiction that should be looked to for recourse, is generally unambiguous. As the transformation of multinational corporations has made these boundaries increasingly fuzzy and permeable in many cases, much of the clarity in assignment of responsibility and jurisdiction of recourse disappears » (Davis, Whitman et Zald 2008 : 18-19).
Chercheurs américains et francophones semblent donc converger vers la thèse dominante du décalage institutionnel.
Pour étayer leurs arguments, la plupart de ces auteurs mettent en avant des indicateurs qui tendent à montrer la résurgence de risques sociaux que l’on croyait définitivement maîtrisés. Boltanski et Chiapello, dans leur ouvrage de 1999, parlent du « trouble, commun à de nombreux observateurs suscité par la coexistence d’une dégradation de la situation économique et sociale d’un nombre croissant de personnes et d’un capitalisme en pleine expansion » (Boltanski et Chiapello 1999: 17). Ces penseurs critiques mettent en avant un certain nombre d’indicateurs sociaux indiquant une régression sociale en particulier depuis le déploiement de la financiarisation de l’économie (voir Gomez et Korine 2009) : exclusion du travail30, nouvelles formes précaires de contrats de travail , inégalité croissante des revenues du capital et du travail . De même, Rousseau et Zuindeau essaient d’évaluer les « performances DD » des régimes d’accumulation fordiste et postfordiste et concluent à une dégradation des performances non seulement sociales mais également environnementales du système économique (Rousseau et Zuindeau 2007: 10-11). Suite à ses recherches de terrain sur les chaînes d’approvisionnement agroalimentaires mondiales, Palpacuer dénonce l’évolution couplée de la dégradation des conditions du travail peu qualifié au Nord et de la multiplication des entorses aux standards minimaux fixés par le Bureau International du Travail au Sud (Palpacuer 2008a). D’autres auteurs s’appuient sur le développement récent d’indicateurs de mesure du bien-être alternatifs au Produit Intérieur Brut qui révèlent un bilan bien plus mitigé que ne laisserait penser la focalisation sur la croissance purement économique. Jean Gadrey nous apprend ainsi que « le stock d’indicateurs alternatifs macro-socio-économiques disponibles est passé de zéro au cours des années 80 à deux en 1990 (il s’agit de l’IDH du PNUD et du Kids Count Index…), puis une dizaine en 1995, et à une trentaine en 2001-2002 ! » (Gadrey 2005: 13). A titre d’exemple, les schémas ci-dessous donnent { voir l’évolution comparée du PIB et de l’Indice Social Américain de 1950 { 1996 (en haut) et le PIB et l’Indicateur de Progrès Véritable (en bas).
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