La royauté féminine comme réflexion métathéâtrale sur le pouvoir

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Le corps de la reine : source de pouvoir et d’anxiété

Comme l’affirme Juliet Dusinberre, à la Renaissance, « [t]he woman-ruler accepted an office fashioned by masculine tradition46. » Là où il aurait été possible de croire que le statut des reines étudiées les placerait au-dessus des interdits, des injonctions et des stéréotypes imposés aux femmes, c’est tout l’inverse, sans doute parce que leur pouvoir provoque une certaine anxiété qui exacerbe la misogynie qui en est à l’origine. De plus, des notions que nous associons plus volontiers au domaine privé – comme l’amour, la sexualité, la maternité – sont à la Renaissance, et d’autant plus pour les figures politiques, également d’ordre public, comme l’illustre le cas du mariage royal qui affectait les sujets du royaume et les relations diplomatiques47. Les reines sont alors à la fois encore plus soumises à la pression sociale et aux stéréotypes subis par les autres femmes, que ce soit en tant que personnages fictifs ou historiques, mais elles sont aussi les plus à même de les bouleverser voire de les contrer, comme le soulignent Kavita Mundan Finn et Valerie Schutte dans The Palgrave Handbook of Shakespeare’s Queens : « The contributions gathered in this collection demonstrate the significance of royal female roles in Shakespeare’s plays as agents of change concerning issues such as marriage, royal authority, and cultural and political developments beginning in the early modern period48. » Il convient de se pencher sur cette faculté à être des agents du changement. Quelle est la réaction des hommes face à ce pouvoir féminin, d’où vient leur volonté de le contenir et comment celle-ci s’exprime-t-elle ? En quoi le corps même de la reine, sa potentielle sexualité ou maternité, est-il lié au pouvoir ? Le corps des reines est-il un outil pour exercer leur pouvoir ou est-il l’objet même des anxiétés liées à leur règne ? Le règne féminin opère-t-il une abolition, un retour ou un dépassement des normes de genre ?

Femmes régnantes : un pouvoir contre-nature

To promote a woman to beare rule, superioritie, dominion or empire aboue any realme, nation, or citie, is repugnant to nature, contumelie to God, a thing most contrarious to his reueled will and approued ordinance, and finallie it is the subversion of good order, of all equitie and iustice49.
C’est en ces termes virulents que John Knox s’oppose fermement au règne des femmes dans son ouvrage The First Blast of the Trumpet against the Monstrous Regiment of Women, publié en 1558. Il résume ainsi à quel point l’idée même d’une femme au pouvoir paraissait à la fois indésirable mais aussi contre-nature. John Knox ne constitue pas une exception pour son époque, bien au contraire, d’autres penseurs politiques ne pouvaient concevoir qu’une femme monte sur le trône, comme le souligne T. Jankowski dans son analyse du Prince de Machiavel : « Not only are women not viewed as actively capable of taking part in government, but they are seen as passively capable of causing its downfall50. » Elle explique comment chez la plupart des penseurs de la Renaissance, comme Thomas More ou Erasme, le souverain était forcément imaginé comme étant un homme et associé à la figure de père de famille51. Si dans certains royaumes comme celui de France par exemple, cette idéologie était protégée par la loi salique qui empêchait tout simplement les filles d’un souverain de pouvoir prétendre à l’accession au trône et de transmettre la couronne52, d’autres comme l’Angleterre ou l’Ecosse faisaient figures d’exception. La primogéniture masculine privilégiait les garçons comme héritiers mais n’excluait pas la possibilité de voir une souveraine au pouvoir, ce qui peut paraître paradoxal, comme l’indique L. Tennenhouse : « The English form of patriarchy distributed power according to a principle whereby a female could legitimately and fully embody the power of the patriarch53. » Mais cela restait une exception qui était nécessaire à la continuité dynastique d’une lignée, mais ne représentait en rien une forme d’émancipation politique des femmes : « In spite of Elizabeth’s success, it is important to realize that other women had few or no political rights and no political representation54. » Il est donc possible de contrer l’argument de L. Tennenhouse selon lequel « a female patriarch » 55 , pour reprendre ses termes, ne paraissait pas une anomalie pour les Anglais de l’époque moderne. Le seul mot est un oxymore. L. Tennenhouse poursuit d’ailleurs en affirmant qu’Elisabeth n’a pas pu avoir le rôle de chef suprême de l’Eglise comme il incombe normalement au roi dans la religion anglicane, justement parce qu’elle était une femme.
En effet, le système social qu’est le patriarcat hiérarchise les individus en fonction de leur genre et ce au profit du masculin, il est par conséquent paradoxal qu’une femme en soit à la tête. Pour être plus précise, Dympna Callaghan définit le patriarcat en ces termes :
« Patriarchy is a system organized around the gender hierarchy, and while that system largely benefits men at the expense of women, it is not, as indeed revisionists rightly point out, applied evenly everywhere and without exception56. » C’est cette hiérarchie, le système social et les potentielles exceptions qui en découlent qu’il s’agit d’étudier ici. Le patriarcat, tel qu’instauré à la Renaissance, se traduit tout d’abord par une dépendance et un assujettissement des femmes aux personnages masculins de la famille, et ce quel que soit leur âge : « Until her majority a woman was subject to the rule of her father. Once she was married, often before her majority, she was subject to the rule of her husband57. » Autrement dit, une femme était perçue comme éternellement mineure. Il semble donc difficile d’imaginer une femme dans une position de pouvoir alors que la société les considère comme soumises à l’autorité des hommes de leur famille ; aussi, représenter une souveraine dans l’Angleterre de l’époque moderne nécessite de dépeindre un personnage qui a pu s’affranchir de ses règles vis-à-vis des hommes de sa famille mais qui a également réussi à être celle qui exerce l’autorité et non pas celle qui la subit. À ce titre, il convient d’analyser séparément les souveraines qui n’ont pas de père, d’époux ou de frère qui apparaissent sur scène, à savoir Didon et Cléopâtre, et celles qui en ont, comme Lady Macbeth et la Duchesse. Ces deux dernières n’échappent pas à cette hiérarchie familiale. C’est particulièrement le cas pour la Duchesse de Malfi, dont les frères surveillent les affaires personnelles, notamment conjugales, ce qui prouve qu’ils la perçoivent comme femme avant de la voir comme Duchesse : « […] the brothers appear to forbid a second marriage because she is their sister, not because of her political position as Duchess58. » C’est visible dès la première scène, lorsque les deux frères interdisent à la Duchesse de se remarier. Ferdinand s’exclame alors : « You are my sister59. »
Il ne répond pas à la réplique précédente, au lieu de quoi il rappelle leur lien de parenté. La position vulnérable de la Duchesse est renforcée par l’utilisation de l’article possessif ainsi que par la terminaison féminine du vers qui permet d’insister sur la différence sexuelle et l’identité féminine de la Duchesse au-delà du lien familial qui les unit. Ferdinand enchaîne immédiatement : « This was my father’s poniard. Do you see60 ? » L’apposition des deux phrases nous pousse à chercher un lien entre les deux. L’accessoire permet de visualiser le patriarcat sur scène. Dans l’adaptation de Dominic Dromgoole en 2014 au Globe, Ferdinand place le couteau sur le cou de sa sœur, ce qui rend la menace plus manifeste. L’objet, dont la forme est clairement phallique, lui vient de son père, ce qui rappelle l’aspect patrilinéaire de la société dans laquelle ils évoluent :
As [the phallus] is transfigured through different body parts, body-like things and accessories, or bodily performances, both recalling and displacing the masculine phallic ideal, the whole signifying schema of ‘having’ is dispossessed from its place as a hegemonic imaginary and an essential figure of power61.
L’utilisation d’accessoires phalliques s’observe également dans Dido, Queen of Carthage ou dans Antony and Cleopatra du fait que les amants des deux reines sont des guerriers dont l’attribut principal est une épée. Dans Dido Queen of Carthage, l’objet symbolise l’identité militaire d’Enée et sa force : « Yet flung I forth, and desperate of my life, / Ran in the thickest throngs, and with this sword / Sent many of their savage ghosts to hell62. » Mais bientôt, elle devient le symbole de l’amant parjure, puisque c’est sur son épée qu’Enée avait juré de ne jamais quitter Didon :
With this my hand I give to you my heart,
And vow, by all the gods of hospitality,
[…]
And by this sword that sav’d me from the Greeks,
Never to leave these new-upreared walls,
Whiles Dido lives and rules in Juno’s town,
Never to like or love any but her63!
La reine de Carthage évoque finalement l’objet alors qu’elle se lamente du départ d’Enée :  ploughing up his countries with a sword64! » Dans Antony and Cleopatra, l’épée a une claire connotation phallique, comme il conviendra de l’étudier65.
L’affranchissement de l’autorité paternelle ou fraternelle ne pouvait se faire qu’en passant sous la tutelle du mari66. Là encore, on peut constater que la Duchesse n’est connue que par le nom de son premier époux67 et le nom de Lady Macbeth ne reflète que son mariage et non une identité individuelle. Ce schéma familial était utilisé pour évoquer métaphoriquement l’ordre politique, comme le souligne T. Jankowski : « the monarch assumed the role of father and ruler » 68. Cette image se retrouve à travers Lady Macbeth la nuit du meurtre de Duncan : « Had he not resembled / My father as he slept, I had done’t69. » Il ne paraît pas anodin qu’une reine associe une figure monarchique à une figure paternelle, d’autant que Lady Macbeth est la seule reine consort du corpus. Bien qu’elle ait une influence considérable sur son mari, notamment en le poussant au régicide70, elle n’en demeure pas moins une figure secondaire par rapport à lui justement dès le moment où elle devient reine :
« After Macbeth becomes king, he, the man, so fully commands Lady Macbeth that he allows her no share in his new business71. » Une fois privée de cette influence qu’elle avait sur lui, Lady Macbeth est de plus en plus effacée : « Because Macbeth is there beyond her reach and her comprehension, she is powerless72. » Son pouvoir dépend donc du bon vouloir de son mari et non d’une initiative personnelle. A cet égard, le patriarcat semble pouvoir effacer les femmes ou tout du moins les rendre invisibilises. Cette volonté est illustrée par Ferdinand qui, lorsqu’il rend visite à sa sœur dans le noir lui dit : « This darkness suits you well73. » Il prétexte avoir juré de ne jamais la revoir pour mieux la surprendre en lui présentant une fausse main humaine, mais il est également possible d’interpréter cette scène comme une détermination à rendre invisible le corps de la Duchesse avant de la détruire, ce qui avait été eclipse74. » Malgré la fonction politique qu’elle représente, les frères de la Duchesse ont pouvoir de vie et de mort sur elle. Dans l’acte IV, la Duchesse est enfermée dans son propre palais et torturée psychologiquement par Ferdinand, et ce malgré la fonction qu’elle incarne. C’est un choix délibéré de Webster puisque ce passage n’apparaît pas chez William Painter. Cela n’est pas sans rappeler la réflexion de Butler et Athanasiou dans Dispossession :
For if we are beings who can be deprived of place, livelihood, shelter, food, and protection, if we can lose our citizenship, our homes, and our rights, then we are fundamentally dependent on those powers that alternately sustain or deprive us, and that hold a certain power over our very survival. […] We can only be dispossessed because we are already dispossessed. Our interdependency establishes our vulnerability to social forms of deprivation75.
Si la Duchesse a pu être ainsi dépossédée de son pouvoir, de sa famille, de son autorité et même de sa vie, cela signifie que ceux-ci n’ont jamais été acquis et mais toujours soumis au bon vouloir des membres de sa famille qui avaient un pouvoir suppérieur sur elle et auxquels elle était soumise. La mort de la Duchesse n’est donc pas qu’un accident tragique mais aussi le reflet de la dépendance de toute femme, quelle que soit sa position sociale, à une autorité masculine. Cela ne signifie pas pour autant que la Duchesse n’était pas légitime dans son exercice du pouvoir, car comme l’ajoutent Butler et Athanasiou, « that dispossession carries the presumption that someone has been deprived of something that rightfully belongs to them76. » A cette invisibilisation et cette dépossession se superpose le thème de la prédation qui fait des femmes des victimes, et même des proies. Cléopâtre par exemple est souvent envisagée comme comestible : « He will to his Egyptian dish again » ; « I found you as a morsel » 77. La Duchesse de Malfi s’exclame en mourrant : « A many hungry guests have fed upon me » ; « Go tell my brothers, when I am laid out, / They then may feed in quiet » 78. Le patriarcat est donc synonyme d’une violence systémique à l’égard des femmes à laquelle même les reines ne semblent pouvoir échapper, y compris quand les personnages masculins ne font pas partie de leur famille. Cette violence éclate dans plusieurs adaptations des pièces étudiées. Dans l’adaptation de Macbeth par Eve Best au Globe en 2012, avant le banquet, Macbeth tente d’étrangler Lady Macbeth. Dans la version d’Antony and Cleopatra de Jonathan Munby représentée au Globe en 2015, lorsque les Romains arrivent dans le palais de Cléopâtre, ils saisissent violemment ses dames de compagnie et dans les scènes où Antoine s’emporte contre Cléopâtre, il l’agresse verbalement et physiquement. Néanmoins, à l’image de L. Tennenhouse, d’autres critiques estiment que la période a permis une meilleure inclusion des femmes en politique. Timothy Burns affirme que les valeurs chrétiennes ont permis aux femmes d’avoir davantage d’influence, mais sa définition de leur rôle demeure stéréotypée, limitée, et essentialiste pour ne pas dire misogyne : « A third effect is the elevation of women, who come to offer as it were a more natural reaction to events – one based on natural affection and sentiments – than do the pious, ruling men79. » On peut objecter à cette théorie que la religion a au contraire permis de justifier le patriarcat et donc une certaine oppression des femmes. En effet, la religion tenait bien évidemment une place importante dans la société anglaise de la Renaissance et donc dans la ferme croyance que les femmes n’étaient pas faites pour régner. La Bible paraît effectivement être un rempart de plus à l’accession des femmes au trône et à leur légitimité, notamment à cause de l’image peu valorisante qu’elle donne d’Eve : « The serpent was able to seduce Eve, many theologians said, because she was the weaker vessel. When she seduced Adam, they concluded, she reversed the order and denied the purpose of her own creation80. » Lady Macbeth semble tout à fait incarner cette idée puisqu’elle pousse son mari au meurtre grâce à l’influence considérable qu’elle a sur lui : « Lady Macbeth advises deception, like the serpent in the garden81. » Dans la scène 7 de l’acte I, alors qu’elle dissipe les doutes de son époux, son discours fait d’elle une figure trompeuse pour les autres hommes qu’elle veut enivrer pour leur faire perdre la tête et elle s’associe à Macbeth dans le meurtre qu’elle l’incite à accomplir :
When Duncan is asleep
(Whereto the rather shall his day’s hard journey
Soundly invite him), his two chamberlains
Will I with wine ans wassail so convince,
That memory, the carder of the brain,
Shall be a fume, and the receipt of reason
A limbeck only: when in swinish sleep
Their drenched nature lie, as in death,
What cannot you and I perform upon
Th’ungarded Duncan82?
L’accumulation de sons fricatifs ajoutent à ce discours déjà machiavélique un ton sifflant qui peut être vu comme mimétique du sifflement du serpent. Cela fait d’elle une figure fallacieuse et angoissante. Cette image reptilienne est également attribuée à Cléopâtre car elle est constamment qualifiée de serpent au cours de la pièce : « Your serpent of Egypt is bred, now83. » Le terme « serpent » plutôt que « snake » est celui utilisé dans la Bible pour désigner l’animal qui réussit à tenter Eve. Par cette seule évocation, l’Egypte et sa reine sont donc associées au pêché originel. Le tableau semble d’ailleurs être rejoué sur scène dans La Duchesse de Malfi, comme le suggère T. McAlindon lorsqu’elle analyse la scène 1 de l’acte II et donc le moment où Bosola, qui cette fois-ci incarne le démon, propose des abricots à la Duchesse, qui représente Eve : « […] her ‘most vulturous eating’ of the fruit offered to her (devil-like) by Bosola retrospectively confirms the impression that the wooing-and-wedding of the previous scene re-enacted the Fall84. » Juste après avoir mangé les abricots, la Duchesse accouche, et les cris dont il est fait mention suggère que son travail est douloureux. Or, Eve est condamnée à accoucher dans la douleur après avoir mangé le fruit défendu, et à être soumise à l’autorité d’Adam : « God gave Adam authority over Eve as a penalty for the Fall. »85 Il n’est donc pas surprenant que John Knox utilise la parole divine pour justifier son argument contre les femmes :
And first, where that I affirme the empire of a woman to be a thing repugnant to nature, I meane not onlie that God by the order of his creation hath spoiled woman of authorities and dominion, but also that man hath seen, proued and pronounced iust causes why that it so shuld be.86
A cela s’ajoute un lien tout particulier entre la couronne et Dieu, notamment dans la religion anglicane, toute jeune alors, dans laquelle le souverain est chef de l’Eglise. En effet, le monarque est censé tenir son autorité de Dieu : « The belief in the king having his title by a divine gift, and hence of the inviolability of that title, emerges out of Christianity […]. »87 Cependant Elisabeth n’a pas revendiqué ce droit divin ; Jacques Ier a été le premier roi d’Angleterre à le faire comme il l’a écrit dans The True Law of Free Monarchies88. Or, Knox nie qu’une femme puisse prétendre à ce droit pour au contraire présenter son règne comme une forme de blasphème :
Cette tension entre le statut des souveraines, associées à Eve, et l’idée que Dieu a créé l’homme à son image sous-entend que les femmes, à cause de leur sexe, ne sont pas aptes à représenter Dieu sur Terre à travers leur position. Pour Joan Larsen Klein, Lady Macbeth est celle qui incarne le plus cette idée : « Lady Macbeth embodies in extremity, I think, the Renaissance commonplace that women reflect God’s image less clearly than men and that consequently women are less reasonable than men90. » Le patriarcat tel qu’il se manifeste en Angleterre à la Renaissance a été justifié par la religion et l’image qu’elle véhiculait des femmes : « Theology authorised a view of woman as a separate and inferior species, a view which pervaded the popular culture of proverbs, ballads and folk wisdom, but which also determined women’s political and social position91. » La religion chrétienne était liée à la culture européenne moderne et a dicté un ensemble de règles que les femmes devaient suivre dans le but d’incarner un idéal auquel les reines ne peuvent se conformer à cause de leur fonction.
Des principes de St Paul comme l’interdiction des femmes de parler à la messe92 a découlé l’idée selon laquelle une femme chaste était une femme silencieuse : « Silence was perceived as a sign of ideal femininity93. » Cette équation entre chasteté et silence vient d’une association anatomique, comme l’explique T. Jankowski : « A woman thus calls attention to the subversive nature of her body by calling attention to its opening – its mouth and vagina94. » Par conséquent, plus une femme parlait, plus on estimait que ses mœurs étaient légères : « Similarly, the mouth’s openness, especially when accompanied by an excess of speech, mimicked a (presumed) openness of the vagina95. » À ce titre, la comparaison entre les personnages de Cléopâtre et d’Octavie est révélatrice : « Chaste, silent, and obedient, Octavia represents the ideal early modern woman96. » C’est en effet ainsi qu’elle est décrite par Enobarbus :
En comparaison, la volubilité de Cléopâtre empêche Antoine de communiquer avec elle, comme lorsqu’il vient lui annoncer la morte de son épouse. La reine coupe systématiquement son amant de façon particulièrement comique. Il en est de même dans la scène 5 de l’acte II quand elle ne cesse d’interrompre le messager qui lui apporte des nouvelles de Rome. Par ailleurs, il n’était pas permis aux femmes de la Renaissance de répondre aux hommes (« to scold ») 98, il n’est donc pas anondin que les reines contredisent les personnages masculins. L’attitude de Cléopâtre est clairement transgressive justement parce que son rôle politique s’accompagne de nombreuses prises de parole :
The Queen of Egypt subverts the ideology of early modern womanhood because she is a speaking subject who holds political power and whose life is lived exclusively in a political space. In fact, she consciously appropriates and remakes masculine strategies of rule to solidify her power as a female sovereign99.
La comparaison entre Cléopâtre et Octavie est encore renforcée lorsque Cléopâtre demande une description d’Octavie au messager pour pouvoir se comparer à elle. Octavie est alors décrite en ces termes : « she is low-voiced » et « She shows a body rather than a life, / A statue than a breather 100 . » Shakespeare semble avoir accentué cet antagonisme entre Cléopâtre et Octavie, comme pour mieux mettre en perspective deux modèles de féminité. En effet, Dusinberre souligne que le dramaturge a modifié le personnage d’Octavie :
Plutarch’s Octavia is a more fully developed character than Shakespeare’s – a noble Roman lady universally beloved, who bore Antony two children and held his love until he was obliged to return to Asia, and there succumbed again to Cleopatra […] Shakespeare’s Octavia is more ruthlessly the victim of politics101.
Ainsi, le personnage d’Octavie est davatange conforme à un certain idéal féminin de la Renaissance qu’à la figure historique que décrit Plutarque, notamment parce qu’elle est complètement effacée. Par conséquent, elle est victime du choix des hommes et n’a pas d’influence sur eux, contrairement à Cléopâtre. Elle semble ainsi illustrer le manque d’agentivité des femmes sur leur propre vie mais aussi sur la politique puisqu’elle ne parle que très peu ; les didascalies de la scène 2 de l’acte III par exemple indique qu’elle pleure et qu’elle chuchote alors que son frère vient de la marier à Antoine. J. Dusinberre montre bien comment ce silence forcé a participé à exclure les femmes de nombreuses sphères : « If eloquence is inappropriate in a in the State, or in the Court of Law102. » Les reines étudiées dans ce corpus font donc figures d’exceptions, à la fois pour les personnages qui les entourent mais aussi pour le public anglais : « In the rules of the lawe thus it is written: Women are remoued from all ciuile and publike office, so that they nether may be iudges, nether may they occupie the place of the magistrate, nether yet may they be speakers for others103. » Les femmes sont alors exclues de toute prise de décision, de toute prise de parole et donc de tout pouvoir.
Un autre aspect social de plus en plus marqué à la Renaissance a contribué à renforcer cette vision selon laquelle les femmes politiques seraient contre-nature, c’est la séparation progressive entre le publique et le privé. Phyllis Rackin explique qu’au cours du Moyen Âge, les femmes ont de plus en plus été reléguées à un espace intérieur et privé plutôt que publique : « The household was redefined as a private, feminized space, separated from the public arenas of economic and political activity, and women were increasingly confined within the rising barriers that marked its separation104. » Il semble donc difficile d’imaginer une femme exercer une fonction comme celle de souveraine régnante qui nécessite non seulement d’agir dans l’espace public, mais d’y prendre des décisions. L’espace publique devient de plus en plus masculin, ce qui renforce davantage l’invisibilisation et l’exclusion des femmes : « The woman was not expected to utilize the, admittedly slight, power she had within any public space, especially the political arena105. » Lady Macbeth illustre parfaitement cette idée. Si son influence sur son mari est indéniable, elle reste confinée aux scènes privées, où le couple est seul sur scène (I.5, I.7, II.2). A l’inverse, Peter Stallybrass souligne que les scènes publiques sont toutes exclusivement masculines 106. Il va plus loin en analysant leur confession de leurs crimes :
Unlike Macbeth, however, who revealed his guilt before the assembled nobility of Scotland, Lady Macbeth confesses hers when she is alone. She does so because she has always been, as women were supposed to be, a private figure, living behind closed doors107.
Le sexe prime donc sur la fonction politique des reines et les relègue, malgré leur position et leur rang, à un espace privé. La reine Didon dans la pièce de Marlowe n’est jamais représentée dans un espace politique108. De même, la Duchesse de Malfi est plus souvent vue en train de prendre des décisions personnelles pour sa famille que pour son peuple.
Cléopâtre représente une exception, notamment parce que son royaume est opposé à Rome, non seulement sur le plan militaire, mais aussi culturel. Là où l’Egypte est dirigée par une femme, Rome symbolise l’ordre patriarcal : « Shakespeare’s Rome represents duty, politics, and reason – those qualities specific to a patriarchal social structures – as well as the power that comes from order and the successful use of well-disciplined armed force109. » Les deux pays fonctionnent donc en jeu de miroir et mettent en perspective deux systèmes politiques et culturels complètement différents : « Thus, the Rome/Egypt dichotomy in Antony and Cleopatra carries within it many subtexts that are influenced or generated by the Romans’ negative perception of Egypt’s ruler: duty/pleasure, order/luxury, reason/emotion, man/woman110. » La victoire de Rome sur l’Egypte après la bataille d’Actium semble mettre en avant la victoire d’un modèle sur un autre. Plus encore, la civilisation elle-même semble être essentiellement masculine et se construire malgré les femmes, pour ne pas dire contre elles. Par exemple, Janet Adelman rappelle que dans l’Enéide, la passion de Didon est perçue comme dangereuse pour la civilisation elle-même, symbolisée par Enée111. Dans Antony and Cleopatra, Rome est opposée à Fulvie puis à Cléopâtre. Cette apparente inadéquation entre féminité et civilisation est renforcée par le fait que des reines africaines (Didon et Cléopâtre) sont éprises de Romains ou de futurs Romains qui pour leur part incarnent l’ordre et la civilisation : « For Cleopatra is a new Dido, and Antony’s passion for her a new threat to Roman civilization; the victory of Octavius over Antony’s foreign passion reenacts Aeneas’s heroic founding of Rome112. » Les royaumes représentés par les reines sont alors dépeints comme des endroits certes fascinants, notamment à cause du faste qui les caractérise113 (« This is not yet an Alexandrian feast »114, « Sit in this chair, and banquet with a queen »115) mais ne sont pas pour autant forcément considérés comme dignes de respect : « Dido stages a carnival world in which the norms of gender behaviour, sexuality, and political responsability are turned topsy-turvy116. » C’est effectivement un endroit où les femmes séduisent les hommes et où les vieilles femmes tombent amoureuses des enfants (IV.5). Un royaume dirigé par une femme est alors davantage envisagé comme un monde fascinant car carnavalesque117, qui bouscule voire qui inverse l’ordre des choses, et non comme un système politique viable. Le règne des femmes n’est alors pas perçu comme une exception mais comme une inversion de l’ordre naturel des choses, ce que semble encore une fois incarner Didon : « The relationship between Dido and Aeneas provides the second example of inversion, this time with the woman – not the minion – on top118. » C’est d’ailleurs l’argument exprimé par Knox dans son opposition au règne des femmes car il compare un royaume dirigé par une reine à un lieu où les faibles dirigents les forts ou un espace où les malades dirigent les personnes saines119. Cette liste qu’il établit n’est pas qu’une comparaison mais aussi une analogie. Les femmes sont pour lui réellement plus faibles et moins saines d’esprit que les hommes, et dans les pièces étudiées les royaumes semblent justement emprunts de défauts habituellement associés aux femmes justement parce qu’ils sont dirigés par elles. On observe notamment une soumission aux passions, qui ne semble pas compatible avec l’exercice politique. Ainsi Machiavel dans son célèbre traité Le Prince, dresse la liste de défauts qui exposent un dirigeant à la ruine, et ceux-ci étaient majoritairement associés aux femmes : « Ce qui expose un Prince au mépris des peuples, c’est lorsqu’il passe pour capricieux, changeant, efféminé, lâche, irrésolu […]120. »

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Table des matières

Introduction
I. Le corps de la reine : source de pouvoir et d’anxiété
1. Femmes régnantes : un pouvoir contre-nature
2. Les deux corps de la reine
3. La sexualité des reines comme source ou perte de pouvoir
4. La maternité : servitude ou autorité ?
II. Souveraineté et monstruosité
1. Monstres androgynes et castratrices
2. Reines cruelles et terrifiantes
3. Les reines, créatures mythiques et enchanteresses
4. Les souveraines face aux monstres politiques
III. La royauté féminine comme réflexion métathéâtrale sur le pouvoir
1. La performance du genre
2. La mise en scène du pouvoir
3. Reines, actrices et moteurs de l’action théâtrale
4. Les reines : figures d’autorité et autoriales
5. Evolution des personnages et réception du public
Conclusion
Bibliographie

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