La rhétorique des peuples. La construction et la
transformation du peuple américain
Le peuple unifié
Notre étude s’attache dans un premier temps à une analyse du message de campagne aux États-Unis. Concrètement, que nous disent Obama et Trump du peuple américain quand ils s’adressent à lui ? Les ouvrages et films publiés par les directeurs et directrices des campagnes fournissent-ils des clefs pour comprendre ce message ? Notre analyse des discours, débats, interviews et publicités de campagne sera descriptive. Nous resterons au niveau sémantique du discours, qui est le niveau le plus immédiat et le plus accessible aux électeurs. Dans les discours des candidats, en 2008 et en 2016, la généralité est ce qui s’oppose à la sphère politique. Cette distance est majoritairement linguistique ; le discours politique et le discours du peuple ne coïncident pas. La définition des représentants et des gouvernants doit être appréhendée à partir de cette distance. Le peuple des gouvernés émerge au verso de la forme de gouvernement proposée par le candidat. Les représentants revendiquent une légitimité de proximité, à partir de laquelle les représentants du peuple apprennent à le connaitre. Toutefois, le peuple unifié qui émerge du discours des candidats est paradoxal, voire contradictoire, à bien des égards.
La distance entre politique et réalité
La sphère politique est le contraire de la réalité
La sphère politique est le contraire de la réalité dans le discours des candidats. La définition du terme « réalité » n’est pas une tâche aisée, mais le concept de réalité peut être appréhendé de manière négative. La réalité est ce qui n’est pas la sphère politique, ni les institutions politiques, ni le récit des évènements tel que le délivrent les adversaires d’Obama et de Trump. En premier lieu, la réalité est à l’opposé du monde politique. La politique institutionnelle ne rencontre pas la vie quotidienne des Américains, et la campagne est vécue comme une parenthèse, un temps éloigné de la réalité. En 2008, dans le troisième débat qui l’oppose à John McCain, Obama souligne la différence entre la politique institutionnelle de la Cour Suprême et la réalité de la vie des Américains. Il promet d’élire un juge « qui a une idée de ce que les gens réels traversent » (has a sense of what real-world folks are going through). Cette promesse sous-entend une déconnexion entre le monde de la Cour Suprême et le quotidien des Américains. Dans un discours à Waukesha, Trump distingue le « vrai chômage » des chiffres du chômage : Louise Anglès d’Auriac 23 You see what’s happening with real unemployment, not the phony unemployment numbers that you read, real unemployment95 . Un même phénomène n’est pas perçu de la même manière au prisme du monde réel ou à celui du monde politique. Le monde de la campagne est lui aussi éloigné de la réalité. Axelrod décrit le retour à la vie de campagne après l’accident de sa femme : I had to snap back to campaign reality96 . À de nombreuses reprises, Plouffe met lui aussi l’accent sur la déconnexion de la campagne par rapport au monde réel : In the throes of a campaign, it’s better never to glimpse an oasis like the West bar, or even pay too much attention to normal people going through their daily lives. A campaign is a constant pressure cooker97 . Le peuple est cet ensemble de « gens normaux », qui n’appartiennent pas au monde irréel de la politique. Le réalisme du président fait de lui une interface entre le monde politique et le monde réel (« realism and self-awareness98 »). En second lieu, pour Obama, comme pour Trump, la réalité se fait parfois synonyme de vérité. La vérité est alors définie comme l’adéquation d’un discours avec la réalité. Revendiquer la réalité du discours entraîne le rejet du discours des adversaires. Dans le discours à la convention démocrate, Obama contredit le discours officiel de la campagne de John McCain et souhaite recentrer le débat sur « les vraies menaces à affronter » (the real threats that we face). Trump propose la même démarche dans son troisième débat contre Clinton, dans lequel il promet d’exposer « son vrai passé » (her real record). La vérité est aussi l’inverse de la version de la réalité dessinée par les sondages et les médias. Tout au long de son ouvrage, David Plouffe affirme l’inadéquation des résultats des sondages avec la réalité du terrain. « The national polls had little to say about the real story of the race, » affirme-t-il par exemple99. La rhétorique de Trump propose quant à elle sans arrêts des lectures différentes des faits officiellement transmis par les médias. Il revendique des sources personnelles pour appuyer la vérité qu’il propose. Dans un discours à Ashburn, pour contredire la version officielle selon laquelle il fait bon vivre en Allemagne, Trump évoque des « personnes intelligentes » (smart people) de sa connaissance, qui rêvent de quitter le pays100 . 95 Donald Trump, « Discours à Waukesha, WI » (Discours, Waukesha, WI, 28 septembre 2016). 96 Axelrod, Believer, 133. 97 Plouffe, The Audacity to Win, 155. 98 Plouffe, The Audacity to Win, 154. 99 Plouffe, The Audacity to Win, 246. 100 Donald Trump, « Discours à Ashburn, VA » (Discours, Ashburn, VA, 8 août 2016). Louise Anglès d’Auriac 24 Cette rhétorique trace une frontière entre la réalité du quotidien et la réalité décrite par les médias. La réalité du peuple est opposée à la réalité politique et à la vérité médiatique. En troisième lieu, la réalité du peuple s’oppose à la politique telle qu’elle a été exercée par les institutions politiques jusqu’à présent. Cet élément de la rhétorique des candidats s’inscrit dans leur volonté de changement. Les deux candidats revendiquent ainsi un vrai changement (« real change »), éloigné des fausses promesses et des changements insignifiants du passé. Cette volonté est une conséquence directe de la réalité du peuple américain. Plouffe constate ainsi : The American people are demanding real change, a politics of principle and not just expediency101 . Axelrod remarque lui aussi, alors qu’il raconte un congrès sur les enjeux de la santé tenu le 25 février 2008 au domicile de la famille Blair : Obama had brought about real, substantive reform that would save and improve lives and strengthen the country for generations to come102 . Trump s’oppose lui aussi à la politique telle qu’elle a toujours été faite. Dans un discours à West Bend, le candidat revendique avec fierté les critiques qu’un « vieux fossile de la politique » (encrusted old politician103) a émises à son égard : I wear their opposition as a badge of honor because it means I’m fighting for real change, not just partisan change where everybody else gets rich but you104 . Kellyanne Conway, directrice de sa campagne, met l’accent sur la distance qui sépare le peuple des institutions qui le représentent dans What Women Really Want : The political process has become disconnected from ordinary life. The average American spends five minutes a week thinking about politics” , “the scorched-earth style of recent campaigns is alienating young voters , who tend to favor solitude to slugfests—including in politics. In withholding their votes, they are saying in effect, ‘This process is not like me, and I don’t like to do it’ they are refusing to participate until politicians begin to relate to them105 . Elle affirme que la politique est déconnectée de la « vie ordinaire ». De la même manière, dans le film de Steve Bannon, un plan montre Obama en face de la caméra, lors d’une allocution officielle. Néanmoins, à cette image se superpose le texte tel qu’il est écrit sur le téléprompteur. 101 Plouffe, The Audacity to Win, 80. 102 Axelrod, Believer, 388. 103 Donald Trump, « Discours à West Bend, Wisconsin » (Discours, West Bend, Wisconsin, 17 août 2016). 104 Donald Trump, « Discours à West Bend ». 105 Lake, Conway, et Whitney, What Women Really Want, 211. Louise Anglès d’Auriac 25 Le texte défile en miroir. Le spectateur du film de Steve Bannon a donc la sensation de se trouver derrière le téléprompteur : il voit ce qu’Obama lit. L’effet produit est une artificialisation du discours du président. Steve Bannon suggère ici que la rhétorique présidentielle doit être improvisée, voire intuitive. Trump parle ainsi le langage du peuple. Il s’agit pour les candidats de réorienter la politique institutionnelle en direction de la réalité du peuple. Pourtant, ces deux sphères séparées interagissent ; leurs deux discours se font écho. La différence entre les campagnes de 2008 et de 2016 se situe dans la définition de cette interaction.
Des gestions différentes de la dichotomie
Pour les deux candidats, la différence entre sphère politique et sphère sociale est de l’ordre du discours. En 2008, Obama évolue dans une sphère politique qui agit directement sur le peuple. Peuple et politique émettent tous deux des discours logiques, qui sont autant de versions stables du monde. Les acteurs des deux mondes ont des vérités différentes, mais non-exclusives. Le peuple est donc d’ordre essentiellement narratif : il émerge dans le discours des politiques et dans son propre discours. De la même manière, le rôle d’Obama a lui aussi trait au discours : il se fait avocat ou pédagogue. Pour Trump, en revanche, la vérité et de la fausseté déterminent la valeur d’un discours. La vérité du peuple est exclusive, et ne peut cohabiter avec un contrediscours erroné—une anti-vérité politique. En conséquence, Trump est expert et porte-voix de son peuple. Nous verrons la relation entre politique et société dans les discours des candidats, puis la pertinence du concept de « vérité », lorsqu’il s’applique au peuple, et enfin les conséquences de ces deux caractéristiques rhétoriques sur la représentation.
Politique ou société ?
Les deux candidats reconnaissent que les décisions prises dans le monde irréel de la politique ont un impact direct sur la réalité du peuple. On en observe un exemple dans l’ouvrage d’Axelrod, qui raconte la manière dont la crise économique a été gérée par le président Obama en 2009 : There were dramatic, real-life consequences to the decisions of our leaders that transcended the political considerations of winning or losing106 . Le terme « real-life consequences » suggère la perméabilité entre les deux mondes, et la relation cause-conséquence établie. Le peuple reçoit les effets de décisions prises dans un monde extérieur au sien. Implicitement, cet argument suggère la qualité non-démocratique des 106 Axelrod, Believer, 307 Louise Anglès d’Auriac 26 institutions. En réponse à cette situation anti-démocratique, Obama et Trump développent deux approches différentes. La réponse d’Obama se situe dans une densification des échanges entre réalité politique et réalité sociale. La capacité à tisser des liens avec le peuple est par exemple ce qui fait la force de sa campagne. Our secret weapon, day in and day out, was our army of volunteers, real people who bought Obama’s message and ideas to their neighbors, co-workers, and fellow citizens, guided by our extraordinary staff107 . La campagne est donc l’interface à travers laquelle le politique et la réalité se conjuguent. Pour Trump, l’influence des mouvements générés par le monde politique sur le peuple doit être limitée. Il ne s’agit pas de densifier les échanges, mais au contraire de les réduire, et de laisser au peuple les rênes de la prise de décision. Il promet de remplacer les décisions politiques par des mouvements générés par le peuple lui-même. Ainsi, dans un discours à Albuquerque, Trump déclare : Hillary Clinton wants us to believe things can’t change and wants our lives to revolve … around Washington D.C. I am asking you to dream big. … Our country used to dream big, to push for bold change and to believe in a movement powered by the people and by their love for this country108 . L’idéal démocratique de Trump prend la forme d’un rejet de la politique au profit du social. On comprend donc que la distinction entre sphère politique et sphère sociale s’accompagne, chez Trump, de l’antagonisme entre peuple et institutions. Chez Obama, la relation entre peuple et institution est celle d’une collaboration qu’il ne faut pas limiter, mais perfectionner.
Vérité ou version valable ?
Face à la décohésion entre discours politique et réalité sociale, Trump affirme détenir le véritable discours politique, c’est-à-dire celui qui est conforme à la réalité sociale. Il affirme l’exacte conformité de son discours avec son objet109. De ce fait, sa posture est celle d’un expert, c’est-à-dire d’un homme qui maîtrise le vrai discours. Au contraire, Obama reconnaît que son discours n’est qu’une version recevable de la réalité. Sa posture d’avocat ne postule pas la plus grande vérité d’un discours par rapport à un autre, mais la pluralité des versions stables et la nécessité qu’elles aient toutes également leur place dans le champ politique. Barack Obama ne revendique pas posséder une vérité stable. Il ne prétend pas résoudre la dichotomie entre politique et peuple. Le concept de « vérité » ne fait pas partie de son 107 Plouffe, The Audacity to Win, 380. 108 Trump, « Discours à Albuquerque, NM ». 109 « Vérité », in CNRTL (Centre National des Ressources Linguistiques et Lexicales), consulté le 13 avril 2020. Louise Anglès d’Auriac 27 discours. Il convoque plutôt ceux de « versions » et d’ « histoire ». Lorsque le concept de vérité est mobilisé, il est systématiquement mis au pluriel, ce qui laisse la place à une pluralité de discours sur une réalité partagée. David Axelrod souligne : Barack seemed willing to silence the crowd with unwelcome truths rather than just bring them to their feet with words they longed to hear110 . Il dit encore « Barack Obama tells hard truths111 ». Ce pluriel suggère la pluralité des versions d’une même réalité. Il s’oppose directement au concept de vérité singulière critiquée dans la rhétorique de Sarah Palin— « celle qui dit la vérité sans détour » (a feisty truth teller) aux conservateurs républicains112. David Plouffe utilise lui aussi le concept de vérité mais refuse de la considérer comme absolue. La vérité est toujours un point de vue : pour répondre aux attaques des Clinton contre Obama lors des primaires, David Plouffe raconte : We set-up an in-state ‘truth-squad’ … who would … put out the truth as we saw it113 . La vérité tient donc toujours d’une vision, d’un point de vue. La vérité n’est jamais absolue et singulière, comme le discours de Donald Trump le laisse entendre. Trump prétend au contraire effacer la dichotomie entre discours politique et réalité empirique. Le candidat convoque fréquemment le concept de « truth » : She’s a dangerous person who doesn’t tell the truth which has been proven very loudly114 . Sur le sujet de l’immigration illégale, ce phénomène est particulièrement flagrant : The agents on the ground say the unprecedented crisis on our southern border is the worst they’ve ever seen and that the American people are not being told the truth about what’s happening. But you people know the truth because you’re here115 . Son interrogation « You want to know the truth ? » revient à de nombreuses reprises, notamment deux fois dans le premier débat avec Hillary Clinton116. Il s’oppose ainsi aux politiciens qui ne disent pas la vérité, ou rarement.
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