La restauration à l’heure de la food tech : mutations des stratégies de communication d’un service ancestral
DU SITE AU RESTAURANT : ENTRE IMAGES ET IMAGINAIRES
Du restaurant traditionnel, espace de rencontre et de sollicitation des sens, nous sommes passés à des sites de restaurants, interfaces virtuelles où les sens font, pour la plupart, défaut. De ce constat est née une réflexion communicationnelle plus globale sur l’importance de la sollicitation des sens dans le secteur de la restauration, et son implication marchande pour les acteurs du secteur. Dans cette première partie, nous nous attacherons à montrer si, et par quels procédés une interface virtuelle de restauration en ligne peut transmettre un imaginaire « polysensoriel ». À l’origine de cette réflexion, nous avons fait le constat d’une présence accrue d’images sur les sites de restaurants en ligne, que l’on ne retrouve pas – ou que très rarement – dans les menus des restaurants traditionnels. La question de la virtualité de l’interface a donc très rapidement posé celle d’une désensibilisation de l’espace marchand. De cette première interrogation est née une seconde sur les liens entre images et imaginaires, que les entretiens menés et des recherches bibliographiques ont permis d’approfondir pour étudier les stratégies de communication à l’œuvre. Enfin cette hypothèse de départ a posé une question inattendue de la nuance entre sensibilisation et sensualisation de l’espace marchand, qui constituera le dernier point de notre réflexion sur cet axe.
La désensibilisation de l’espace marchand de restauration
Nous entendons par « espace marchand de restauration » l’endroit où a lieu la transaction financière pour la consommation du produit alimentaire. Si cette distinction n’a que peu d’intérêt pour le restaurant traditionnel, elle est pour le moins essentiel dans le cas des restaurants en ligne, où l’espace de consommation diffère de l’espace marchand de restauration. Dans un premier temps, nous nous attacherons à définir et à comprendre les nouveaux mécanismes induits par l’utilisation d’une interface virtuelle : quels sens sont sollicités par rapport à un espace de restauration traditionnel ? Dans quelle mesure l’intermédiation de l’écran peut-elle créer un biais dans la perception produit du consommateur ? Quelles conséquences pour la marque ? Afin de répondre à cet ensemble de questions, nous nous intéresserons de prime abord aux caractéristiques propres à la restauration traditionnelle, puis, nous étudierons en miroir, celles qui composent les interfaces virtuelles.
Le restaurant, un espace « polysensoriel »
Dans un restaurant traditionnel, tous les sens sont sollicités : le client aperçoit la façade du restaurant, peut-être attiré par une odeur, il est en contact avec les éléments de décoration, la table, la vaisselle ; il entend la rumeur de la salle, éventuellement de la cuisine, et enfin, il finit par goûter les mets, parfois avant même de commander grâce aux amuse-bouches. Il s’agit donc d’un espace perceptif complet, au sens où il engage à la fois la vue, l’audition verbale et non-verbale, le toucher, l’odorat et le goût, et ce, de manière directe puisque ces perceptions s’inscrivent dans un espace véritable, sans l’intermédiation d’un écran ou d’un support. Le « registre perceptif »exhaustif du restaurant lui permet de travailler chacun des signifiants perçus pour influer sur la consommation de ses clients. À l’heure où les scandales sanitaires se multiplient, les sens restent la garantie la plus fiable d’un consommateur à identifier la propriété comestible d’un produit alimentaire, dans leur rôle primitif de garantie contre l’empoisonnement. Les sens ont plus que jamais une importance déterminante dans les choix alimentaires des individus, et notamment en matière de restauration. Fischler (2001), explique ce phénomène comme suit : « la particularité du rapport moderne à la nourriture, c’est d’abord ce paradoxe, qui saute aux yeux : dans des sociétés où la sécurité alimentaire atteint pourtant un niveau sans précédent, on a peur de son assiette ». Les techniques de marketing sensoriel s’appliquent donc particulièrement au secteur, puisqu’il est l’un des seuls à solliciter les cinq sens du consommateur dans un même espace. On notera alors une attention toute particulière portée au cadre du restaurant (décoration, couleurs, matériaux), ainsi qu’au service et à la disposition des tables. Il est fréquent par exemple, que les restaurateurs installent leurs premiers clients près de la façade du restaurant afin d’attirer un maximum de prospects. même, du choix de l’agencement du restaurant va découler l’attrait d’une clientèle particulière : restaurant intimiste pour les dîners de couple, ou ambiance conviviale avec tables partagées pour un diner entre amis. Au delà de ces caractéristiques d’aménagement, on retrouve la même logique dans le choix de la musique : plus elle est forte, plus la clientèle devra hausser le ton ; plus le tempo sera rapide, plus le repas sera consommé rapidement 13 . Egalement, le choix de la vaisselle, des couverts et du linge de table, qui correspond à la partie tactile du marketing sensoriel de la restauration, aura son importance. Un restaurant gastronomique ne proposera pas, à priori, de serviettes en papier ; en outre, la lourdeur des couverts a une importance démontrée sur la perception de qualité du restaurant dans son ensemble. La vue est également sollicitée dans le choix du restaurant : l’exposition des produits (étalage de fruits de mer, sélection de charcuterie, etc.) peut inciter le consommateur à entrer, tout comme le fait de voir passer les plats, ou, à plus forte raison, les restaurants qui proposent une cuisine ouverte où l’expérience sensorielle est complète. Enfin, l’odorat demeure le sens le plus important dans le choix affectif d’un restaurant : en effet, les liens ténus entre odorat et goût donnent en préambule, une idée de la qualité de la nourriture au consommateur avant même d’en avoir fait l’expérience.14 Il engendre généralement un goût ou un dégoût qui peut jouer en faveur ou contre le lieu de restauration en question. Les restaurants qui proposent une cuisine ouverte s’assurent ainsi de faire la promotion naturelle de leurs plats (à condition que l’odeur en soit agréable), tandis que d’autres à cuisine fermée optent pour un parfum de salle doux afin de lui donner un caractère apaisant, loin du tumulte des cuisines. Enfin, le goût atteste de la qualité du restaurant et corrobore a priori l’impression laissée par les autres sens sollicités. Le restaurant est donc un espace unique en cela qu’il fait appel à tous nos sens qui interviennent de manière déterminante dans le choix du consommateur, tant sur l’élection d’un restaurant que dans celles des produits qu’il souhaite consommer.
Interface virtuelle, interface visuelle
Le cadre du restaurant que nous avons identifié comme déterminant dans le processus du choix de consommation du client n’est pas transposable en l’état sur une interface virtuelle. En effet, cet espace que nous avons qualifié de « polysensoriel » est impossible à reconstituer virtuellement puisque seuls l’ouïe et la vue peuvent être sollicités au travers d’un écran. La « perceptibilité » du signifiant se fait donc par l’intermédiaire de ces deux sens, et la représentation du moment de consommation repose alors sur l’imaginaire du consommateur. Si la vue est indispensable au bon fonctionnement du site, les contenus auditifs, eux, se font de plus en plus rares : aucun son ou musique n’est proposé sur le site de Frichti, ni de ses concurrents directs, Foodchéri et Popchef. De manière plus générale, le son est souvent désactivé pour ne pas trahir la discrétion de l’internaute. C’est dans cette logique que s’est inscrit le succès des vidéos en autoplay16 soustitrées sur les réseaux sociaux, comme Facebook. Les sous-titres permettent la compréhension du propos sans le son, et ce dernier n’entre en jeu que dans un second temps, si l’internaute décide de cliquer sur la vidéo pour la regarder. Cette volonté traduit donc un engagement supplémentaire de sa part, dans la mesure où elle génère également des nuisances plus importantes (environnement permettant la diffusion du son ou écoute à l’aide d’un casque audio). Cette fonctionnalité reste utilisée dans les vidéos proposées sur la page Facebook de la marque Frichti mais est entièrement absente de son site et application de commande. La vue serait donc seule garante de l’interface consommateur et devrait être seule juge de l’attrait des produits proposés sur le site marchand. L’écran, outil d’intermédiation, donnerait à travers cette perception visuelle un sentiment d’ubiquité au consommateur – « tout percevant » – qui conduirait à une impression de pouvoir manifeste sur les signifiants visuels sur lesquels il veut, ou non, poser son regard. Selon Metz (1977), la vision serait décomposée en deux mouvements distincts : l’un « projectif » (balayage à la recherche d’une information), l’autre « introjectif », enregistrant l’information vue dans la conscience, à la manière d’un écran qui renverrait l’image perçue. En s’affranchissant du mouvement introjectif, en refusant donc de conscientiser l’information perçue, le consommateur parviendrait à échapper à la volonté de la marque. Paradoxalement, cette impression de contrôle sur le contenu proposé serait également nourrie par le « savoir du sujet », conscient que les contenus exposés ont été méticuleusement choisis par la marque, et ne correspondent pas à tout égard, au produit reçu une fois la commande passée. Le consommateur serait alors maître de « naviguer » parmi les contenus proposés, percevant sans être perçu, et jouant de la virtualité de l’interface pour apposer son regard où bon lui semble. « J’ai envie de tout savoir ce qu’il y a dedans, vérifier qu’il n’y a pas un truc bizarre »18 , Jessica, cliente de restaurants en ligne L’impression de contrôle que lui confère ce rôle de « tout-sachant » lui procurerait un sentiment de rationalité dans sa consommation, puisque seul face à son choix : le client peut choisir de fermer les yeux ou la fenêtre du site à tout moment, il est maître de regarder ou non l’interface, il ne prend pas part à la scène comme il peut le faire lorsqu’il est client dans un restaurant traditionnel physique. La vue, seule, reste médiatrice de la perception sensorielle du consommateur. L’interface virtuelle est donc ici devenue interface visuelle, opérant une désensibilisation conséquente de l’espace marchand de restauration, d’un point de vue à la fois quantitatif (nous sommes passés de cinq sens à un seul), et du point de vue de l’intermédiation qu’elle pratique entre la réalité des plats (ceux pris en photos, ceux reçus après la commande) et la virtualité de leur reproduction (photographies). L’interface virtuelle a donc perdu la « polysensorialité » caractéristique du restaurant traditionnel : elle est désormais tributaire de la perception visuelle du consommateur. L’espace marchand de restauration a été désensibilisé, et doit s’appuyer sur ce dernier atout pour tenter de recréer un imaginaire sensible. Mais quelles stratégies sont alors mises en œuvre afin de procéder à une re-sensibilisation de l’espace marchand de restauration ?
La stratégie de sensibilisation par l’image
La sensibilisation, qui s’entend à la fois comme le fait de rendre perceptible, ou « doué de sensibilité »19 un objet, peut aussi désigner plus spécifiquement le fait de rendre « plus facile à émouvoir, plus rapide à réagir » une personne. C’est sur cette double définition que nous nous interrogerons ici afin de comprendre le rôle de l’affect dans la décision d’achat du consommateur. Nous verrons dans un premier temps quel rôle occupent l’image et le texte dans cette sensibilisation de l’interface visuelle et quelles influences ces signifiants peuvent avoir sur la perception sensorielle des produits, avant de nous attacher aux stratégies de scénarisation de l’image, au cœur de la sensibilisation de l’interface. a) L’image et le texte : entre Raison et Sentiments Si la vue est le seul outil de perception pour le consommateur, elle peut être sollicitée de deux manières différentes : par des signifiants textuels, et par des signifiants iconiques. Les signifiants textuels correspondent ici aux titres des plats et aux descriptions qui y sont associées ; tandis que les signifiants iconiques sont majoritairement représentés par les photos des produits et plats proposés. Dans Rhétorique de l’image, Barthes (1964) souligne qu’il « semble bien que le message linguistique soit présent dans toutes les images : comme titre, comme légende, comme article de presse, comme dialogue de film, comme fumetto »20 . On observe ici une vraie complémentarité entre les textes légendes et les photos exposées sur le site : le texte a à la fois valeur d’ancrage (caractère descriptif) et de relais (caractère émotionnel). Cette fonction relais se retrouve notamment dans les intitulés de certains plats en langues étrangères rappelant l’origine des produits (« linguine zucchini e limone ») et jouant même sur la phonétique pour retranscrire un accent régional (« salade avé l’assent »21), ou d’autres plus régressifs s’appuyant sur l’imaginaire des souvenirs propres à chacun (« saucisse-purée de mon enfance » 22). Si le texte peut donc bien véhiculer des émotions (rire, souvenir, projections spatiales), il est également garant de l’information, et a une fonction descriptive et factuelle pour aider à comprendre la composition des plats. Selon une étude menée par Joffe (2007) 23 , l’impact émotionnel serait bien plus important dans la confrontation visuelle que textuelle, qui elle, touche plus à la rationalité du lecteur. Il postule que le texte, nécessitant pour sa compréhension l’apprentissage d’une langue et de la lecture, s’adresse en priorité à la fonction cognitive de notre cerveau. La représentation est moins immédiate que face à une image qui s’apparente au réel. Cependant, ces signifiants textuels et iconiques ne semblent pas représentés de manière équitable : on postulera ici, que tout est fait sur la plateforme pour que le regard soit d’abord attiré par le visuel : textes clairs sur fond blanc contrastent avec la vivacité des photos de plats colorés. Cette hypothèse semble se confirmer dans les usages des consommateurs : en effet, au cours des entretiens menés, on observe que les interviewées s’orientent directement vers les photos pour faire leur pré-sélection, avant même de regarder les titres des plats. Nous avons alors essayé de confirmer ce postulat en les exposant d’abord à des photos de plat sans texte associé, puis à des intitulés de plats sans photo. « J’achèterai pas si je vois pas ce que c’est. J’ai besoin de me le figurer », Jessica, cliente Frichti24 Les interviewés qui sont confrontés à une image sans texte n’opposent aucune résistance à commander le plat si l’image leur plaît, alors même que l’inverse (intitulé du plat sans image) ne leur semble pas envisageable. L’image – en l’occurrence, photographique – permettrait-elle une représentation plus sensible du produit proposé que la description textuelle seule ? Si l’image est tant valorisée dans la perception du consommateur, c’est d’abord parce qu’elle est synonyme de vérité dans une société médiatique où le visuel fait office de preuve. Quand on pourrait se méprendre sur l’appellation de certains plats, comme on a pu l’observer au cours de nos entretiens (« y a moins de description, donc je peux moins me la représenter »25), l’image, même si également soumise à la libre interprétation du consommateur, laisserait moins de place au doute dans son esprit cartésien. Mais comment cette image procède-t-elle à une sensibilisation dans l’esprit du consommateur ?
INTRODUCTION |