Les années 90 ont été marquées par l’émergence d’une nouvelle demande sociétale visant à ce que les entreprises contribuent à des objectifs plus larges qu’une seule rentabilité économique. Les changements au niveau des valeurs et des attentes sociales se retrouvent dans (1) le militantisme croissant des consommateurs, celui nouveau des actionnaires et au final de l’ensemble des citoyens aussi bien aux échelles locales qu’internationales, (2) la reconnaissance que les coûts et les bénéfices liés à une économie globalisée sont distribués de façon inéquitable et (3) une prise de conscience croissante des risques (Faucheux et al., 2002). Dans cette nouvelle donne mondiale, les entreprises doivent désormais rendre des comptes sur leurs activités et leurs impacts mais aussi améliorer leurs performances, au sein de l’entreprise et en dehors, au risque de perdre leur légitimité auprès de la société et de mettre en danger leur pérennité. Plusieurs questions émergent face à ce constat : pourquoi la RSE est-elle devenue un concept si fondamental aujourd’hui ? Quels sont les bénéfices que peuvent en tirer les entreprises mais aussi la société ? Comment mettre en pratique ces nouvelles attentes ?
UNE DOUBLE ORIGINE : L’ETHIQUE DES AFFAIRES ET LE DEVELOPPEMENT DURABLE
La responsabilité sociale d’entreprise est souvent, et à tort, perçue comme un concept contemporain du développement durable, qui impliquerait l’intégration des thématiques environnementales et sociales à l’entreprise (Entreprises pour l’Environnement, 2005; Hamann, 2003). L’objectif de cette section est de démontrer que les questionnements concernant le domaine des responsabilités des entreprises ont pourtant débuté dès le 19ème siècle avec l’émergence en France du paternalisme et se sont poursuivis tout au long du 20ème siècle à travers des théories telles que l’éthique des affaires ou la théorie des parties prenantes. Nous verrons ensuite que l’avènement du concept de soutenabilité, allié à des évolutions sociétales majeures, a contribué à l’ampleur actuelle donnée à la responsabilité sociale d’entreprise.
L’éthique et l’entreprise : du paternalisme au partenariat
Le mot éthique provient du grec ethos qui signifie « mœurs, habitude, comportement» (Ballet & De Bry, 2001, p28). L’éthique du monde de l’entreprise peut alors être considérée comme l’ensemble des valeurs et des règles morales qui s’imposent dans la vie des affaires. Incarnée au 19ème siècle par le paternalisme, la place de l’éthique et de la responsabilité dans l’entreprise a été l’objet de nombreuses réflexions à partir des années 60 : l’entreprise doit-elle se fixer d’autres objectifs que celui de faire des profits ? Le cas échéant, quelles sont les champs dont l’entreprise doit se soucier ? De quelles façons doit-elle le faire ? Ces questions sont les champs principaux des réflexions sur lesquelles se sont penchés les chercheurs et les entrepreneurs. Cette sous-section a ainsi pour objectif de présenter les évolutions du concept de l’éthique dans l’entreprise durant ces deux derniers siècles qui ont formé la base de ce que l’on entend aujourd’hui par la responsabilité sociale d’entreprise.
Une première formalisation de l’éthique au 19ème siècle : le paternalisme
Le paternalisme peut être défini comme un mode de gestion transposant les valeurs familiales à l’entreprise et plus particulièrement l’image d’un père faisant à la fois preuve de sévérité et de générosité envers ses employés (Ballet & De Bry, 2001, p 44). Souvent décrié pour la relation de dépendance et d’ingérence qu’il instaure entre le patron et ses employés, il est pourtant à l’origine de nombreuses avancées sociales pour les ouvriers : logement, magasins vendant à bas prix les denrées alimentaires de base, cantines et restaurants à prix réduits, premières institutions de protection sociale avec des caisses de secours garantissant contre la maladie et l’accident, caisse de retraites, etc. (Robens, 2002). Le paternalisme est apparu en France à l’époque de la Révolution Industrielle, période qui entraîne des modifications profondes dans la société et le tissu économique (exode rural, reconversion de la main d’œuvre, agrandissement de la taille des entreprises, conditions de vie insalubres pour les employés, etc.). Ses origines et ses motivations sont à trouver dans des domaines aussi différents que la religion, la philosophie, la politique ou l’économie.
Une première influence est liée à des motivations humanistes et morales D’un côté, on retrouve les idéaux du philanthropisme issus de la Révolution Française qui vont inciter certains patrons à développer des expérimentations de réforme radicale de la société. Un des exemples les plus connus est le Familistère de Guise créé par Jean-Baptiste André Godin en 1860 dont l’objectif était de loger les familles d’ouvriers de son usine, dans des conditions d’hygiène et de confort inégalables pour l’époque (eau courante, toilettes, bibliothèque, prise en charge de la scolarité des enfants, etc.)(Cohen, 2000). D’un autre côté, il s’agit de mettre en pratique les vertus de la charité chrétienne sous la forme d’œuvres de bienséance conduisant aussi à la volonté de moraliser les ouvriers (lutte contre les cabarets, les loteries, « primes » du dimanche accordées aux ouvriers s’étant rendus à la messe, incitation au mariage, etc.) .
Les raisons sont également économiques à une époque où la main d’œuvre est rare et mobile. L’enjeu est alors de fixer les employés dans l’entreprise en leur offrant des bénéfices plus importants que dans d’autres compagnies, en instaurant un climat de dépendance par rapport à l’institution (accès à la propriété, création des fonds de retraite), en veillant à leur bonnes conditions de santé (services médicaux) ou en leur permettant de conserver le rapport à la nature que leur accordaient avant les activités dans les champs, répondant ainsi aux difficultés d’adaptation de certains ouvriers à la vie industrielle (instauration des jardins ouvriers) .
Le paternalisme est également motivé par les critiques montantes visant l’industrialisation et le capitalisme : les patrons doivent démontrer à la société que l’industrie n’a pas que des effets pernicieux. Prouver qu’elle contribue au bien-être de ses employés, est un des moyens de le faire. Il est également question de limiter l’ingérence de l’Etat dans les affaires de l’entreprise (création des propres caisses de retraite). De façon corollaire, les entreprises souhaitent contrer la montée du socialisme et du syndicalisme, qui nourrissent la contestation ouvrière, en instaurant des relations affectives au sein de l’institution (logique de collaboration plutôt que d’oppositions de classes) et un réseau d’institutions sociales garantissant aux employés un certain bien-être.
Quelles que soient les motivations du paternalisme et malgré les critiques qui lui sont adressées, il n’en reste pas moins à l’époque « le seul système de relations sociales dans l’entreprise qui prend en compte le salarié, non comme une marchandise, objet d’échange, auquel on ne doit que son salaire, mais comme une personne à qui le patron doit plus que son salaire » (Ballet & De Bry, 2001, p95). A ce titre, il peut être considéré comme la première forme d’éthique patronale.
L’évolution du concept de responsabilité du milieu du 20ème siècle : les apports théoriques Au milieu du 20ème siècle, plusieurs évolutions ont pourtant entraîné l’essoufflement du paternalisme, concept particulièrement ancré dans son temps comme le souligne Robens (2002). Tout d’abord, la fin du 19ème a vu une concentration grandissante des entreprises et, par voie de conséquence, l’éloignement géographique des patrons, et du symbole du père sur lequel reposait tout le concept. A cette époque, la classe ouvrière, mieux organisée et sous l’influence des idées socialistes, identifie dans le patronat l’ennemi avec lequel il faut prendre ses distances. Le développement de l’Etat Providence enlève, enfin, de la responsabilité des entreprises un certain nombre de tâches et renforce la réglementation du travail. Mais la notion de responsabilité sociale d’entreprise n’en disparaît pas pour autant et, dès les années 50, de nombreux courants de pensée théoriques vont se développer autour du concept.
La paternité du concept moderne de responsabilité sociale est ainsi attribuée à Howard Bowen en référence à son ouvrage de 1953 intitulé « Social Responsibilities of the Businessman ». Il y explique notamment les raisons pour lesquelles les entreprises doivent se conduire de façon responsable : (1) parce qu’elles ont été forcées de se sentir plus concernées ; (2) parce qu’elles ont été persuadées de la nécessité de se sentir plus concernées et (3) parce que la séparation entre propriété et contrôle a créé des conditions qui ont été favorables à la prise en compte de ces responsabilités (Aquier & Gond, 2005; Bowen, 1953). Parallèlement, des interrogations naissent autour de la responsabilité extraéconomique des entreprises au milieu du 20ème siècle. Certains comme Friedman (1970) estiment ainsi qu’elle va à l’encontre de l’unique objectif de l’entreprise qui est de faire des profits, la main invisible se chargeant, de son côté, d’harmoniser les besoins de tous.
Introduction |