La répression des marins
Au milieu du XIXe siècle, plusieurs centaines de marins transitent chaque été par la ville de Québec. Pour ces hommes, un port d’escale est d’abord un lieu de loisir et de relâchement après plusieurs mois de dur labeur en mer. Leur premier contact avec la ville est d’abord son quartier portuaire où se trouvent les principaux établissements pour les desservir : boarding houses, coffee houses, tavernes, etc. À l’époque, ils sont presque tous des étrangers et, en même temps, ils sont très visibles de par leur uniforme de travail. La majorité d’entre eux font partie de la marine marchande britannique1 . Depuis plusieurs décennies, les historiens qui ont étudié la ville de Québec au XIXe siècle soulignent la fameuse présence des marins pendant la saison de navigation2 . Ce sujet a été largement discuté dans différents journaux3 de la ville. Ceux-ci rapportaient les débordements et les méfaits des marins tout en critiquant vertement les mesures mises en place par les autorités urbaines pour réprimer le désordre. Cette image a laissé une empreinte durable sur notre conception de l’histoire de la ville de Québec au XIXe siècle. Dans ce troisième chapitre consacré à la répression des marins, nous analyserons deux aspects qui caractérisent leurs arrestations dans la ville : la conduite désordonnée et la discipline maritime. Bien entendu, les autorités locales répriment leur inconduite à quai, mais une partie significative des arrestations concerne également les délits liés à la discipline maritime, comme le manque au devoir et la désertion. Il s’agit de délits de nature contractuelle, entre marins et maîtres de navire. La nature de ces crimes ne porte pas, comme l’ivresse par exemple, directement atteinte à l’ordre public tel que conçu à l’époque. Au-delà de la désertion des marins, qui est un problème en soi, les délits collatéraux à cette dernière, comme le débauchage et le trafic de marins, mobilisent également les autorités locales.
Le profil des marins arrêtés
Au XIXe siècle, les marins de la marine marchande sont associés à l’image romantique de Jack Tar10. Épris de liberté, Jack erre de par le monde, sans contrainte, sans port d’attache et sans foyer. Ce personnage haut en couleur n’hésite pas à braver les éléments en mer, mais mène une vie dissolue une fois à quai. À l’ère de la voile, les matelots restent à quai plusieurs jours, voire plusieurs semaines. En pleine saison de navigation, on les voit flâner dans les rues de la ville et fréquenter des lieux publics comme les tavernes et les lupanars. Par ses habitudes morales et son caractère hardi, le marin est perçu par ses contemporains comme un potentiel acteur de désordre dans la ville où il fait escale. Comme le souligne Judith Fingard : « [a]ll appearances would seem to indicate that the sailor was more prone to troublemaking and more likely to be in the dock than his shoreside contemporaries ». Au-delà de cette représentation classique, à qui les autorités de la ville ont-elles réellement affaire? En réponse à cette question, cette partie vise à mieux connaître les marins arrêtés, notamment grâce aux informations contenues dans les registres de la cour du Recorder et de la prison. Nous présenterons un aperçu de leur profil socio-démographique pour ensuite étudier plus précisément leur appartenance ethnolinguistique. Ce dernier aspect sera traité de manière à faire la distinction entre les marins arrêtés par la police municipale amenés devant le Recorder pour désordre et ceux arrêtés par la police fluviale pour des délits relatifs à la discipline maritime.
Le profil socio-démographique
À Québec, les marins arrêtés sont jeunes : près des trois quarts sont âgés de 30 ans et moins. Les marins ou matelots incarcérés pour conduite désordonnée ont en moyenne une dizaine d’années de moins que les autres hommes ayant commis des crimes similaires. Même si nos données sur l’âge ne concernent que les marins arrêtés, tout laisse penser qu’elles sont représentatives de l’ensemble des marins qui passent par Québec. En effet, les données sont similaires pour les hommes de la marine marchande qui passent par le Canada et le Royaume-Uni La majorité des hommes embauchés sont dans la fleur de l’âge puisque le métier est exigeant physiquement. Rien n’empêche toutefois de retrouver un moussaillon comme Loftus Agnew parmi les inculpés pour désordre. Âgé d’à peine 15 ans, le jeune matelot d’origine écossaise est arrêté en juin 1860 pour ivresse et « langage grossier » sur la rue Champlain. Il sera condamné à deux semaines de prison. À l’autre bout du spectre de l’âge, il y a six marins âgés de plus de 50 ans, dont trois sont d’origine canadienne-française.