La représentation du soldat dans la publicité
L’image du soldat est instrumentalisée et altérée au regard de la communication traditionnelle de son métier
. Nous étudierons dans cette première hypothèse la représentation du soldat qui est donnée à voir dans les publicités de marques et dans les publicités d’institutions, et nous comparerons les deux images afin de voir si se vérifie cette hypothèse.
Le soldat, une utilisation publicitaire stéréotypée
La puissance d’une figure iconique
Le soldat est une figure qui existe depuis la nuit des temps. On observe quatre temps majeurs qui ont formé le soldat et les armées tels qu’on les connaît aujourd’hui. Le premier temps est celui du guerrier primitif, qui combat au sein de hordes. Le deuxième temps correspond à la période entre les civilisations protohistoriques jusqu’à la Renaissance : il s’agit de quatre mille ans de lente évolution, marquée à l’origine par l’apparition du cheval comme auxiliaire de guerre. Le troisième temps s’étend de la Renaissance à la Seconde Guerre Mondiale, avec des avancées techniques inédites. Le dernier temps commence à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, avec l’utilisation de l’arme atomique à des fins militaires. La figure du soldat a donc toujours existé, même si elle a énormément évolué, en même temps que l’évolution de l’armée. Dans beaucoup de civilisations antiques, les guerriers constituaient une classe à part de la société, ce qu’on pourrait aujourd’hui comparer au système de caste en Inde (avec la caste des guerriers, Kshatriya-s). On peut donc constater que le militaire occupe une position spéciale au sein de la société, et cela depuis toujours. Il apparaît clairement que le soldat n’est pas une figure comme les autres, du fait de sa différence sociale, comme nous l’avons expliqué dans l’introduction. Le soldat, dans son identité même de militaire, représente plus grand que sa propre personne. On peut dès lors parler d’une figure iconique, dans la mesure où une icône représente plus grand qu’elle, elle n’est que figuration d’une entité qui la dépasse : l’icône est la partie matérielle, le signifiant d’un signifié, du concept que l’icône cherche à représenter. Régis Debray, dans son œuvre Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, explique toute la signification de l’icône religieuse en art : on parle d’icône à partir du moment où la représentation dépasse ce qui y est représenté. Images visibles de l’Invisible, elles cherchent à révéler le caractère insondable des mystères religieux, sans avoir pour objectif de dépeindre ce qui ne peut être dépeint. Elles font dire plus qu’elles ne montrent. Ainsi, le soldat peut être considéré comme le signifiant d’un signifié plus grand que lui, un concept plus large : l’armée, la nation, un pays, un système de valeurs, etc. De ce fait, il est et incarne une figure iconique forte. Aujourd’hui, quand on voit une publicité avec un soldat, ce dernier représente tout un système, et il est plus perçu comme vecteur de sens que comme personne individuelle. On peut citer l’exemple d’une publicité pour American Airlines, une compagnie aérienne américaine, réalisée en 2010, qui permet de bien comprendre que le soldat représente bien plus que lui-même. La scène commence dans un aéroport, on voit des personnes qui attendent, assises sur des sièges. Parmi les différents personnages qui se succèdent, on aperçoit une militaire, aisément différentiable grâce à son uniforme. Il n’y a que les bruits ambiants comme fond sonore. Une hôtesse de l’air se dirige vers la jeune femme militaire pour lui dire qu’il y a un pré-embarquement prévu pour les militaires qui commence. La jeune femme militaire se lève, prend son sac sur son dos, et traverse la salle d’attente de l’aéroport afin de se rendre à la porte d’embarquement. On peut voir les regards des autres passagers se diriger vers elle avec intérêt : un homme lève les yeux de son journal, un autre baisse ses lunettes et se retourne pour mieux la suivre des yeux, une jeune femme la regarde en souriant. A cet instant commence une musique douce en fond, qui accompagne le sourire ému d’un homme d’un certain âge qui observe la scène. La jeune militaire dépasse les personnes de la file d’attente d’embarquement, qui la laissent tous passer avec un sourire. La musique douce confère une atmosphère émouvante et touchante à la scène. Un vieil homme assis, qui suivait des yeux la militaire, se lève soudain et la salue, en mettant sa main près de son front. A cet instant la musique de piano devient plus prenante, des violons venant étoffer la mélodie. La jeune militaire le regarde, visiblement émue, et le salue de la tête. Il est intéressant de constater que le vieil homme ne la salue pas pour qui elle est, mais davantage pour ce qu’elle véhicule, les valeurs qu’elle représente, le pays qu’elle sert. Elle est donc pleinement vecteur de sens, pleinement figure iconique. La publicité s’achève lorsque la jeune femme s’engage dans le couloir menant à l’avion ; une voix off explique: « to those who put our country first, we are honored to do the same for you ». (« A ceux qui mettent notre pays en premier, nous sommes honorés de vous rendre la pareille ».) On peut analyser cette représentation du soldat à la lumière de la théorie des représentations sociales de Moscovici : l’image du militaire, à la fois figurative (image perceptible) et symbolique (image perçue), relève de la représentation, c’est-à-dire de l’union d’une figure et d’un sens. Il explique que « dans le réel, la structure de chaque représentation nous apparaît dédoublée, elle a deux faces aussi peu dissociables que le sont le recto et le verso d’une feuille de papier : la face figurative et la face symbolique. Nous écrivons que: Représentation = Figure/signification, entendant par là qu’elle fait correspondre à toute figure un sens et à tout sens une figure. ». Cela ramène donc au pouvoir de figuration de l’objet, sa capacité à se substituer aux objets qu’il montre, et dans ce cas précis, le pouvoir de figuration du soldat, qui se substitue à l’armée, à l’Amérique, etc. En ce sens, la figure du soldat n’est pas utilisée de manière anodine, mais elle est instrumentalisée, utilisée pour figurer un concept plus grand qu’elle. Dans l’exemple de la publicité d’American Airlines, l’image figurative du soldat est cette jeune femme en uniforme, et l’image symbolique est l’ensemble des soldats et l’armée américaine. Ainsi, la compagnie aérienne cherche à témoigner son soutien à l’armée, et son admiration pour ceux qui s’engagent pour leur pays. De plus, on peut voir qu’il s’agit d’une campagne de recrutement pour la compagnie aérienne : la mobilisation de la figure du militaire vise donc à attirer de potentiels nouveaux candidats, et à chercher une certaine sympathie de la part des Américains.
Une figure stéréotypée : le propre de la publicité, utiliser des standards
La façon dont est représenté le soldat en publicité est, dans tous les éléments du corpus, assez similaire. On représente ainsi le militaire grâce à ses caractéristiques physiques, ou aux caractéristiques de l’armée. On utilise de fait les traits saillants du métier de militaire : l’uniforme, l’entraînement physique, le parler autoritaire, la discipline, le sens de la hiérarchie…En effet, le soldat appartient à un corps d’armée, qui obéit à une hiérarchie bien définie, qui elle-même est au service d’un pays, d’une nation. On peut apercevoir l’apparition d’un certain conformisme : la règlementation de tous les aspects du quotidien qui règne dans la vie des soldats converge à une sorte de dépersonnalisation des individus qui, vivant to us de la même façon au même moment, agissent de manière mécanique. Michel Foucault, dans Surveiller et punir, estimait que l’armée, quand on la considère au travers de ses systèmes, de ses structures et de ses pratiques, était en tout point une société « disciplinaire ».19 Les soldats restent imprégnés du sens de la discipline, extrêmement prégnant dans leur formation, et marqués par le sens de la hiérarchie, la discipline et la hiérarchie étant toutes deux des impératifs organisationnels inhérents à l’armée. L’utilisation en publicité des aspects marquants du soldat conduit à une simplification stéréotypée du militaire. Un stéréotype est une croyance entretenue à propos de certaines catégories d’individus. Le concept de stéréotype remonte à 1922 avec Lippmann, qui le définit comme « des images dans nos têtes ». Le stéréotype engendre une catégorisation sociale, filtrant la réalité pour faciliter le traitement des différentes informations. La publicité a pour réputation de stéréotyper les figures qu’elle emploie, et le soldat n’échappe pas à cette règle. Les signes sémiotiques présentés comme signifiant de la « militarité » sont des signes stéréotypés. En cela on peut considérer que le soldat est instrumentalisé. Henri Boyer, dans l’article « le spot comme marché », présente son analyse des stéréotypes dans la publicité télévisée, aussi bien dans la production que dans la médiation de ces stéréotypes. Il rappelle le fait que toute publicité est régie par trois impératifs : celui de l’efficacité, celui de la spectacularisation et celui d’empathie avec le spectateur-consommateur. Le temps de diffusion étant très onéreux, tout spot publicitaire recherche une « extrême concision » et parvient de fait immanquablement à une « saturation sémantique ». Les spots publicitaires, qui recherchent l’empathie du public, utilisent « l’imaginaire de la cible, (…) un ensemble limité de représentations collectives le plus souvent stéréotypées ». Henri Boyer conclut que la publicité met en scène des « représentations collectives en circulation sur le marché ethnosocioculturel ». Il s’agit là d’images qui s’avèrent être réductrices, mais non stables dans le temps, car la société peut les faire évoluer rapidement. Cette analyse nous a semblé très intéressante pour considérer le soldat dans la publicité, dans la mesure où Boyer conclut que dans toute création de film publicitaire, la stéréotypie est une représentation presque systématique : « c’est-àdire une catégorisation schématique notoire, une image largement consensuelle et ce d’autant que le processus de figement dont elle fait l’objet est avancé ». Afin d’illustrer ces propos sur la stéréotypie publicitaire, prenons comme exemple une publicité de la marque de chewing-gum Freedent, parue en 2010 sur les écrans en France. La scène commence par un plan rapproché, on voit un homme au garde à vous, de profil, en rang à côté d’autres hommes dans la même posture que lui. Une marionnette à main (c’est-à-dire qui s’enfile par le bras et qu’on peut actionner avec la main), portant un quatre-bosses (chapeau spécifique), s’approche de la tête du protagoniste au premier plan, se colle pratiquement au visage de l’homme, et on entend une grosse voix éraillée l’invectiver violemment: « tu viens du Kansas, mauviette ? ». L’homme répond « chef, oui chef ». Le dialogue continue, toujours sur le même ton : « il n’y a que des vers de terre et des mauviettes au Kansas. Comme tu ne rampes pas par terre, il n’y a qu’une option. Tu es une mauviette, tu es d’accord ? ». « Chef, non chef ». « Tu crois que je plaisante, mauviette ? » « Chef, non chef ». « Foutaises, tu me fais perdre mon temps ! Fais-moi pompes ». C’est à cet instant qu’on voit le plan complet de la scène : le supérieur militaire est face à la caméra, la tête à l’opposé de ses hommes, à qui il parle par le biais de la marionnette, portée à bout de bras.Il porte un uniforme de gradé, on peut voir différentes décorations sur sa chemise. La scène se passe devant une tente kaki militaire. Le chef continue, alors que l’homme s’abaisse pour effectuer les pompes : « il y a quelqu’un d’autre du Kansas ici ? ». La chute arrive avec la phrase qui s’affiche sur l’écran : « n’ayez plus peur d’ouvrir la bouche. Freedent, aide votre bouche à rester propre et saine après chaque repas ». La militarité est donc dans cette publicité visible non seulement avec les uniformes, celui du gradé, comme celui des hommes, moins réglementaire mais tout aussi identifiable (un tee-shirt kaki), mais aussi et surtout grâce à la manière de parler des deux protagonistes, qui est poussée à l’extrême : le ton, moqueur et violent, les paroles hargneuses au raisonnement bancal et peu abouti du chef, et les réponses disciplinées, conventionnelles et mécaniques du soldat (« chef, oui chef »). Le phrasé violent, tout comme la posture du chef (par le biais de sa marionnette) envers ses hommes (le visage collé au leur, tout en criant) est un stéréotype qu’on retrouve également pour une publicité du Loto en France, parue en 2000. Le spot commence avec un militaire, qui passe devant une rangée d’hommes au garde à vous, tous en rangers, pantalon marron et tee-shirt blanc. Il s’arrête devant un homme beaucoup plus grand que les autres, et au lieu de lever les yeux vers son visage, fixe son torse en lui hurlant : « t’es qui toi, t’as pas de tête ? » « Si chef, ici, chef ! ». « Crétin, ce que je veux c’est ton matricule ! », continue le gradé en criant, tout en prenant des notes sur son carnet. Il continue à poser des questions au soldat, et note les chiffres des réponses sur son ticket de loto. Le soldat s’en rend compte, ce à quoi le gradé lui somme de faire 35 pompes, tout en l’appelant toujours « crétin » à chaque phrase, comme pour faire écho à la répétition du « chef » dans les réponses du soldat.
Introduction |