La répartition des tâches de gestion alimentaire
Pour que l’égalité s’impose, il faut résoudre le problème posé par la relation entre l’intégration domestique et le travail domestique. On sait, depuis Jean-Claude Kaufmann (1992), l’étrangeté de l’intégration ménagère qui repose actuellement pour l’essentiel sur des pratiques »séparées » à dominante féminine : par exemple avec le passage d’une prise en charge personnelle de son linge (par chacun) à l’évidence d’une lessive »commune », assurée par la femme. […] Une telle »communauté » domestique ne repose donc ni sur des pratiques communes, ni même sur une conception commune de la communauté au moins pour cette dimension. Elle est basée sur une division du travail accentuant l’indépendance masculine et l’autonomie féminine (avec pour envers la perte d’autonomie masculine et la perte d’indépendance féminine). » (Singly, 2007, p. 231). Pour expliquer le processus de distribution des tâches, il faut tout d’abord souligner la spécificité du couple en matière de gestion domestique : contrairement à d’autres, la relation conjugale justifie, aux yeux des partenaires, la « délégation » c’est-à-dire la prise en charge des tâches par un·e seul·e au nom du couple, posant des enjeux de contrôle de l’activité et de ses résultats, à savoir les consommations (1). Nous explorerons ensuite les ressorts conjugaux de la répartition des tâches alimentaires (2), pour constater que l’égalitarisme justifie souvent une répartition basée d’une part sur un laisser-faire lié aux incitations à agir différenciées des partenaires, d’autre part sur des principes jugés « réalistes », critères qui fondent le sentiment de justice conjugale.
Conjugalité cohabitante et délégation des tâches
Nous l’avons vu, l’installation produit le renforcement des activités alimentaires communes. Or, à la différence des normes régissant les relations amicales, les normes conjugales contiennent l’idée qu’il est normal qu’une tâche soit assurée par un·e seule·e des partenaires au nom des deux, c’est-à-dire déléguée. Cette incitation à la délégation est renforcée par l’enjeu de rationalisation des tâches domestiques, à ce que celles-ci prennent progressivement moins de temps au cours de la vie commune, après des débuts consistant en une phase d’expérimentation. Carole-Anne et Gaëtan (26 et 27 ans, installé·es depuis 3 mois à Paris, salarié·es après des études de graphiste-maquettiste et un master de commerce international) faisaient des courses ponctuelles lorsqu’iels se voyaient au cours de leur fréquentation. Ces courses n’étaient pas préparées en amont, et concernaient seulement le repas à venir : 198 La répartition des tâches de gestion alimentaire Carole-Anne : [Pendant la fréquentation] Je faisais des courses avec toi… pareil t’avais un Monoprix en bas de chez toi donc on faisait des courses… des courses directement chez lui. (Gaëtan acquiesce) Boh c’était, c’est pas nouveau. Gaëtan : Ouais mais, ouais mais dans ces cas-là… Pour le coup… on faisait davantage nos courses pour un plat qu’on se faisait le soir. (iels parlent en même temps 🙂 Carole-Anne : Oui, effectivement. On faisait juste, je t’accompagnais. Gaëtan : On se faisait pas des grosses courses ensemble. Carole-Anne : Bah oui effectivement non t’as raison. Gaëtan : On se faisait pas des courses pour la semaine ensemble.(Carole-Anne acquiesce) Ça on les faisait seuls. Donc c’était plus, si nous.… Si on voulait manger un truc et qu’il nous manquait quelque chose, on descendait acheter ce qu’il manquait. Pour le soir. (ent. 1, conjugal) Installé·es depuis trois mois environ au moment de l’entretien, iels font désormais des courses hebdomadaires, ce qui leur fait gagner du temps par rapport aux courses ponctuelles autrefois nécessaires à chacun de leurs repas ensemble. Pour autant, les horaires de ces courses ne sont pas stabilisés, et les deux partenaires y participent, ensemble. En dehors de petites courses d’appoint, le couple ne délègue donc pas les courses à l’un·e de ses membres, ce qui peut être mis en regard avec le caractère relativement récent de leur installation. a. Faire donc décider ? « Laisser l’autre accomplir la tâche, c’est perdre la maîtrise de sa réalisation et de son aboutissement. » (Mougel-Cojocaru et Paris, in Singly (de), 2017, p. 110) Faire la cuisine ou les courses signifie-t-il nécessairement contrôler l’alimentation ? Cette question est incontournable aux yeux des travaux se penchant sur les inégalités genrées dans la sphère domestique, qui se sont demandés si la prise en charge domestique majoritairement assumée par les femmes asservit celles-ci, faisant d’elles les réalisatrices d’un travail dont l’objectif comme la manière leur échappent, à la manière des prolétaires dé-saisis du sens de leur travail par l’exploitation capitaliste , ou si elle les fait au contraire disposer d’une certaine autonomie, si ce n’est d’un certain pouvoir (Singly, 2017) « d’exécution » voire « d’orchestration » (Glaude et Singly, 1986). Réaliser la tâche peut permettre d’influencer assez fortement ses modalités, ou du moins d’en avoir le sentiment, sentiment ressenti parmi les femmes en charge de certaines tâches domestiques (Van Hooff, 2011). Dans le domaine alimentaire, nous constatons que porter la responsabilité de la cuisine, des courses ou encore de la gestion des denrées confère un pouvoir de décision sur les consommations, visible concernant les courses et la cuisine .
L’exemple des courses
Dans un contexte d’offre alimentaire diversifiée, faire les courses signifie choisir parmi la multitude de produits disponibles ceux qui seront utilisés pour cuisiner, donc d’influencer les types d’aliments (viande, féculents, légumes, etc.) comme leur degré de transformation. Les cas de prise en charge des courses par un·e seul·e permettent d’observer ce pouvoir. Antoine et Hinata (20 et 22 ans, installées depuis 8 mois, grande agglomération, technicien de maintenance et étudiante en licence) n’ont pas du tout les mêmes préférences alimentaires, Antoine se tournant volontiers vers des plats préparés, plus onéreux et plus caloriques, Hinata ayant jusqu’ici toujours veillé à cuisiner énormément pour des raisons de poids et de santé, et à privilégier des produits « bio », quitte à se contenter des produits les moins chers et à perdre en diversité pour épargner son portefeuille. Huit mois après leur installation, leurs aliments sont ainsi définis par leurs choix individuels respectifs au moment des courses : Hinata : quand on fait les courses ensemble… Il va acheter des trucs. Mais bon moi je vais… ou je vais lui dire « Écoute, ça c’est peut-être pas la peine. ». Ou forcément bah moi je vais mettre ce qui me paraît important dans le caddie. Et ça va être différent… Si on fait les courses ensemble je vais plus avoir la gestion du caddie, on va dire. Et puis lui dire « Écoute, ça franchement tu penses que c’est vraiment la peine? » ou « Peut-être pas ça » ou… ou pas ça, mais rajouter, à l’inverse, rajouter d’autres choses. Tout en le laissant faire ce qu’il veut hein ! Mais… je vais plus avoir de contrôle [quand on fait les courses ensemble]. (ent. 1, individuel) Iels ne se sont pas spécifiquement mis·es d’accord sur les aliments, et chacun·e achète ce qui lui fait envie, en tentant de refréner les envies de l’autre qu’iels jugent déraisonnables. Dès lors, leur capacité d’aller faire les courses se révèle cruciale dans leur pouvoir de décision alimentaire. Or, c’est Hinata qui s’est installée dans le logement d’Antoine un peu moins d’un an après leur rencontre, quittant son studio de centre-ville pour une banlieue pavillonnaire. Le supermarché le plus proche est désormais inaccessible à pied pour Hinata. N’ayant pas de voiture, elle se retrouve relativement dépendante d’Antoine concernant les achats, qui fait assez fréquemment les courses sans elle :. Hinata : petit à petit, j’essaie d’avoir plus de trucs [qui me plaisent]. Mais comme c’est quand même lui qui fait les courses bah… on peut pas, je peux pas dire « Oh mais non, ça on prend ça » enfin… Je pense qu’après quand moi j’aurais mon permis, et que je pourrais aussi faire les courses ça… ça ira mieux. Parce que du coup bah je ramènerais les trucs et… (ent. 1, individuel) Chez elleux, la délégation d’une partie des courses à Antoine est subie plus que choisie du fait d’attentes fortement divergentes. Environ un an plus tard, soit plus d’un an et demi après la date de leur installation, Hinata a désormais son permis et accès à une voiture. Alors qu’iels fonctionnent toujours selon le principe d’achats guidés par leurs préférences individuelles, cet accès rééquilibre les achats en faveur de ses propres préférences : Hinata : J’ai pas à attendre j’ai pas à courir derrière lui pour les trucs lourds ou les trucs comme ça. Et… ou je peux me dire, oh bah là y’a plus ça, je vais aller l’acheter ! […] Et du coup, je sais que c’est le truc que, que je veux tu vois. Et que ça va pas être… le truc tout pourri, que lui il a voulu acheter. Que moi j’aime pas ou que je trouve mauvais, ou pas bon pour la santé (ent. 2, individuel) Le véhicule lui redonne la capacité de choisir en partie les aliments qui seront consommés, ce qui la soulage et qui apaise partiellement leurs tensions alimentaires. Si certain·es se voient privé·es de l’accès à l’approvisionnement du fait des circonstances (lieu d’emménagement, non-accès à une épicerie solidaire), d’autres abdiquent plus volontairement leur participation donc une part de leur contrôle sur les courses. Chloé (26 ans, étudiante en alternance), qui entretient un rapport complexé à l’alimentation du fait d’une obsession pour le contrôle du poids, n’aime pas faire les courses, car elle se sent alors obsédée par la composition nutritive des aliments qu’elle achète. Elle laisse donc volontiers cette charge à Cédric (26 ans, en recherche d’emploi après une école d’architecture). Onze mois après son installation chez Chloé, celui-ci est chargé des courses tous les week-ends, ce qui lui donne une plus grande latitude de choix : Cédric : ça par contre, c’est assez rédhibitoire. Chloé elle ne fait JAMAIS les courses. Elle a horreur de faire ça. Et donc je fais tout le temps les courses. Mais alors je pense tu peux compter 95% assez facile je pense. […] Mais c’est vrai qu’elle a tendance à faire une liste des trucs qu’il faut. […] ce qu’on va décider de manger souvent c’est… influencé par ce qu’il y a dans le frigo quoi ! Et donc ça c’est anticipé par celui qui a fait les courses. Ou celui qui a fait la liste des courses, même. En amont. (ent. 1, individuel) Il assure presque toutes les courses, Chloé se chargeant parfois de courses d’appoint dans un petit supermarché près de leur domicile, qui a l’avantage selon elle de proposer moins de choix. Une fois qu’il a acheté les produits que Chloé lui a demandés, et qui sont généralement 201 relatifs aux divers régimes qu’elle entreprend, Cédric est libre de choisir les produits « frais ». Ce d’autant plus qu’il cuisine au moins la moitié du temps, ce qui lui permet de choisir des produits en sachant qu’il va les cuisiner. Lors du deuxième entretien, 8 mois après le premier, nous avons pu constater, en l’accompagnant faire les courses qu’il a acheté, sur demande de Chloé, un certain nombre de produits peu périssables et liés à des consommations relativement individualisées, comme des biscuits. Il a en revanche décidé seul des produits frais devant constituer les plats de la semaine à venir..
L’exemple de la cuisine
« c’est la personne qui cuisine qui influence le plus les décisions » (Damien) Le fait de cuisiner confère également un pouvoir de décision sur les produits consommés, par le choix des ingrédients à utiliser. À la différence du pouvoir conféré par les courses, celui conféré par la cuisine est davantage reconnu comme un droit par les partenaires. En effet, aucun·e n’avance que celui qui fait les courses a logiquement le droit de décider des aliments à acheter, mais plusieurs partenaires de couples dans lesquels un·e des partenaires cuisine davantage défendent le droit de décision de ce·tte partenaire, au nom de sa prise en charge de la cuisine. Ces discours sont particulièrement tenus par quelques hommes qui cuisinent davantage que leur partenaire. C’est le cas de François (23 ans, en master de journalisme), cuisinier dont les compétences et exigences sont reconnues par Camillia (25 ans, en master de journalisme), et dont la mère restauratrice, a un grand intérêt pour la cuisine : François : J’ai le sentiment que comme c’est moi qui fais à manger… c’est un peu moi qui, qui ai la gestion du truc… Que ça soit dans la décision des plats, notamment, ou quoi que ce soit. Évidemment si ma copine dit, « Je vais faire ça », je la laisse hein ! C’est pas la question. Mais comme c’est souvent moi qui ai les idées, ou qui ai fait les courses avant ou quoi. C’est moi qui gère un peu, qui choisis. Qui en cuisine mène un peu la, la barque. Et du du coup, j’ai ce sentiment que ça me donne le droit, voilà que ça me donne une légitimité pour décider de ce qu’on… De ce qu’on mange. […] j’aime ça en fait, faire à manger. Et j’aime savoir ce que je mange. J’aime avoir la main même, sur ce que je mange (ent. 1, individuel) Il explique avoir acheté des jus d’orange pour lui seul « comme un rebelle », car Chloé n’aime pas ça, et ne l’avait donc pas noté sur la liste qu’elle lui avait envoyée. Quant au jus de pommes, Chloé ne l’avait pas noté sur sa liste, il s’agit donc d’« initiatives qu[’il] prend » (Cédric). En plus de celleux déjà cité·es, seul·es Zélie et Thibaud, Priscille et Mathieu, Claire et Christopher, Islane et Selman fonctionnent ainsi, les deux premiers couples confiant principalement les courses à l’homme, les deux suivants à la femme. François lie la responsabilité culinaire au droit de choisir ce qui sera mangé, allant jusqu’à parler de « légitimité ». Il admet cependant qu’il n’aime tout simplement pas ne pas décider de ce qu’il va manger, laissant entendre que la responsabilité culinaire lui permet de justifier un droit de regard essentiel à son bien-être. Il limite d’ailleurs ce droit à la prise en compte des goûts et dégoûts de Camillia. Ce pouvoir de décision quant aux menus est aussi justifié par une supposée plus grande compétence pour choisir les produits, ou pour avoir des idées de plats originaux. Fabien (21 ans, installé depuis moins d’un mois en petite couronne, en service civique et « petits boulots »), en couple avec Hélène (19 ans, étudiante en licence), partage cette posture avec François. Il considère avoir apporté de nombreuses découvertes alimentaires à Hélène, qu’il présente comme peu connaisseuse des produits : Fabien : c’est moi qui ai apporté beaucoup de choses à Hélène. Parce que… enfin… Moi je travaille au marché. Ma mère, enfin ma grand-mère, elles font à manger de… tous les trucs du monde. […] Je lui ai fait découvrir de l’aubergine ! Alors que tout le monde mange de l’aubergine, enfin, à mon sens. (ent. 1, individuel) Cette représentation, partagée par les deux partenaires, de Fabien comme très compétent en cuisine et d’Hélène comme très peu compétente, justifie à leurs yeux que Fabien cuisine et décide de ce qui sera mangé. Cuisinant presque tout le temps, il exerce ce pouvoir assez librement, puisque Hélène le suit dans ses envies. À tel point qu’il considère que le principal changement alimentaire engendré pour lui par son installation en couple consiste à pouvoir désormais choisir librement et seul ce qu’il souhaite manger (voir chapitre 4, partie III.4.a). En effet, Fabien a rencontré Hélène alors qu’il vivait seul en tant qu’étudiant, puis a recohabité avec ses parents quelques mois avant de s’installer avec Hélène. Cette installation signe ainsi pour lui une libération du contrôle alimentaire exercé par ses parents, à commencer par sa mère, gérante de l’alimentation dans sa famille d’origine. Chez ces couples, celle·celui considéré·e comme moins compétent·e et qui s’en remet à l’autre est alors celui·celle pour lequel·laquelle les changements alimentaires sont les plus importants, que l’autre fasse ou non cas de ses préférences. Hélène a beaucoup changé d’alimentation depuis qu’elle vit avec Fabien et que celui-ci cuisine. Elle découvre de « nouveaux ingrédients », comme du pomelos, et surtout mange « beaucoup plus de fruits et de légumes » que quand elle était seule. Elle a également découvert de nombreux plats portugais, Fabien étant originaire du Portugal. Le plus « compliqué » pour elle est que Fabien adore pimenter, ce qu’elle supporte mal. Killian, principal cuisinier chez lui et Faustine (18 ans, installé·es depuis 4 mois dans 203 une petite agglomération, en BTS et en intérim dans la manutention), adopte une attitude proche de Fabien. La prise en charge de la cuisine, nouvelle pour lui qui décohabite de chez ses parents, signe la possibilité de choisir ce qu’il veut manger sous prétexte d’être meilleur cuisinier que Faustine. Ainsi, si lui et Faustine apprécient faire les courses à deux pour se donner réciproquement des idées, les propositions de Faustine sont visiblement soumises à l’approbation de Killian, qui reste celui qui décide des achats, en tant que personne en charge de la cuisine et supposée plus compétente : Killian : elle me donne des idées des fois. […] je vais pas avoir l’idée de me faire des faritas. Et elle elle va passer devant elle va me dire « Oh tiens une petite faritas » « On peut faire une petite faritas ce soir ? ». Du coup moi je vais prendre, je vais me dire bah tiens… Je vais prendre la barquette de bœuf ici, et puis voilà ça se fait. (ent. 1, individuel) Il est ainsi fréquent, chez les couples où l’un·e des deux est un peu plus en charge de la cuisine que l’autre parce que reconnu·e comme plus compétent·e, que le/la moins compétent·e déclare de plus importants changements alimentaires, enclenchés par l’adaptation à l’autre. Discours redoublé par cette dernière ou ce dernier, qui reconnaît inversement moins de changements alimentaires que chez son/sa partenaire.