La relation entre intérim et implication : une médiatisation nécessaire

Méthodologie

La méthode de recueil de l’information

La méthode d’enquête choisie consiste à mener des entretiens semi-directifs centrés (ESDC : Merton & al. 1990), suivis d’une analyse de contenu thématique. Ce mode de recueil de l’information permet de combiner certains principes de non directivité avec une trame précise amenant le répondant à traiter certaines questions : Romelaer [2005, p104] remarque que « l’ESDC réalise un compromis souvent optimal entre la liberté d’expression du répondant et la structure de la recherche ». L’entretien structuré est particulièrement recommandé lorsque l’on dispose déjà d’informations assez précises sur le domaine d’étude [Blanchet & Gotman – 2006, p. 62]. En pratique, ces entretiens doivent être menés comme une suite d’étapes, durant laquelle un thème est exploré sous forme de questions ouvertes et de relances, puis reformulé et résumé par le chercheur [Romelaer – 2005].
La méthode des ESDC est également intéressante, car elle permet d’accéder à des informations inédites, non recherchées a priori [Blanchet & Gotman – 2006 p.43] : ceci est particulièrement pertinent dans notre contexte, où le nombre d’étude menées est encore restreint.
La méthode des entretiens exploratoires est enfin recommandée (voir par exemple Roussel – 2005, p.251 ) pour générer des items servant de base à la construction d’une échelle de mesure d’attitude, dans le cadre méthodologique proposé par Churchill [1979]. Etant donné que nous envisageons dans la suite de notre travail une étude quantitative fondée sur l’utilisation d’échelle de mesure des attitudes, les entretiens exploratoires constituent donc un appoint.

Echantillon retenu

Notre étude a un caractère exploratoire : il s’agissait donc de réunir un échantillon permettant de générer un maximum d’information. Nous avons donc tenté de réunir un échantillon varié, intégrant à la fois des responsables d’agence et des intérimaires. Le choix des responsables d’agence se justifie, bien qu’il ne s’agisse pas de notre sujet d’étude pour deux raisons : d’une part, leur connaissance du secteur et des procédures est souvent plus étendue que celle des intérimaires, et d’autre part leur point de vue est différent : ils sont susceptibles de porter un regard de professionnels sur les pratiques de GRH, et peuvent détenir des informations précieuses sur les outils de mobilisation de la main d’oeuvre et sur les différents profils de salariés qu’ils sont susceptibles de faire travailler.

Déroulement des entretiens

Nous avons élaboré des guides d’entretiens différenciés, contenant les thèmes principaux que nous voulions traiter (voir Annexe 1 et 2). La nature semi-directive des entretiens nous a conduit à débuter par des questions très générales sur l’intérim (avantages, inconvénients, motifs d’entrée…). Les entretiens se sont tous déroulés au sein des agences de travail temporaire. Leur durée a varié entre 30 minutes et une heure. Sur le plan pratique, nous avons obtenu l’accord des participants pour enregistrer les entretiens, après les avoir informés de l’objectif de notre étude. L’objectif des entretiens a été différencié selon les interlocuteurs. Aux responsables d’agence, nous avons précisé que l’objectif des entretiens était triple : obtenir des information sur les différents profils de salariés intérimaires, ainsi que sur les divers aspects de la gestion des ressources humaines de l’agence (recrutement, sélection formation et fidélisation des intérimaires), puis recueillir leur sentiment sur l’évolution du secteur du travail temporaire. Lorsque nous nous sommes adressés aux intérimaires, nous avons précisé que l’entretien porterait principalement sur leur sentiment vis-à-vis de leur travail et sur leur sentiment vis-à-vis de l’intérim en général.
La directivité des entretiens a été légèrement différente selon les personnes interrogées : elle a été plus élevée pour les responsable d’agence (car nous souhaitions obtenir des renseignements précis sur les politiques des GRH) ; les intérimaires ont, quant à eux, été interrogés de manière moins directive.

Analyse de contenu

Méthodologie de l’analyse de contenu

Après avoir enregistré et intégralement transcrit les entretiens, nous avons choisi d’effectuer une analyse de contenu thématique. Cette méthode vise à réduire la complexité des données brutes issues des entretiens : comme le remarquent Miles et Huberman [2003], elle s’apparente pour les chercheurs qualitatifs à l’analyse typologique ou l’analyse factorielle utilisée en statistique. L’unité d’analyse choisie sera le thème, envisagé comme une unité de sens ou « unité de signification qui se dégage naturellement d’un texte analysé selon certains critères relatifs à la théorie qui guide la lecture » [Bardin- 2001, p.136]. Le thème est généralement recommandé et utilisé comme unité d’analyse dans les études portant sur les attitudes ou les opinions des sujets [Bardin – 2001, p 137] ; elle est de plus cohérente avec la mise en oeuvre de modèles explicatifs de pratiques ou de représentation [Blanchet & Gotman – 2006, p.98], ce qui cadre tout à fait avec notre objectif de recherche.
Nous avons procédé à une analyse de type formaté : les thèmes des entretiens ont été définis préalablement, de manière différenciée selon la population interrogée (voir annexe 1) . Nous avons établi une liste de thèmes principaux, puis de de sous-thèmes, que nous avons codés selon la méthode proposée par Miles & Huberman [2003- p.135]. Le dictionnaire des thèmes retenus comporte 11 thèmes et 42 sous-thèmes, identifiés par les 42 codes de notre dictionnaire thématique (disponible en annexe 2).

L’implication au travail des intérimaires : proposition d’un cadre multidimensionnel

L’objectif de cette section est de répondre à notre première question de recherche sur l’implication au travail des salariés intérimaires : nous allons proposer un modèle de cette implication qui tienne compte des particularismes de la relation de travail en intérim. Après avoir mis en évidence les spécificités de la relation d’intérim qui peuvent avoir un effet sur l’implication des salariés, nous proposerons un modèle d’implication globale au travail adapté au cadre du travail en intérim.

L’implication des salariés intérimaires est-elle spécifique ?

Le problème de la spécificité de l’implication des intérimaires renvoie au problème plus général de l’extension de concepts théoriques à des situations ou des populations autres que celles à partir desquelles ils ont été élaborés. Dans le cas de l’implication au travail, la pertinence des théories existantes lorsqu’elles sont appliquées à des salariés atypiques est questionnée dans plusieurs articles [ Mc Lean Parks & Gallagher – 2001 ; Guest – 2004 ; Connelly & Gallagher – 2004]. M. D. Gallagher et M. Sverke [2005] ont publié récemment un article au titre évocateur93 faisant le point sur la question. Les auteurs regrettent le peu d’études menées sur les conséquences individuelles et organisationnelles des situations d’emploi atypiques, et s’interrogent sur la pertinence de la démarche consistant à appliquer les modèles théoriques traitant de l’absentéisme, du turnover de la satisfaction ou de l’implication à des salariés dont les emplois sont par essence temporaires (p. 185). En prenant comme exemple illustratif l’étude de l’implication des salariés en emplois temporaires (qui correspond exactement à notre sujet d’étude), les auteurs posent plusieurs questions et formulent quelques hypothèses, qui constituent un agenda pour les futures recherches sur le sujet. Ils plaident notamment pour une approche spécifique du problème de l’emploi temporaire en recommandant de s’interroger sur la pertinence des objets et des outils de mesure usuellement mentionnés dans la littérature sur l’implication, lorsqu’ils sont appliqués aux salariés intérimaires (p 197). L’article ne comporte pas d’étude empirique, mais il peut nous servir de base pour nous questionner sur les particularismes de l’implication au travail dans le cadre d’une relation de travail temporaire.

L’implication organisationnelle

C’est dans le domaine de l’implication organisationnelle que la spécificité de la relation intérimaire apparaît vraiment : le salarié ne travaille pas chez son employeur légal (l’ETT), et il doit exécuter un travail chez un client qui peut exercer sur lui un pouvoir hiérarchique : contrairement au modèle d’emploi « normal », on se trouve dans un cas où la relation de travail est dissociée de la relation d’emploi. Van Breughel [2005 , p 544] remarque à juste titre que les intérimaires sont à la fois les « produits » et les « clients » de leur ETT.
Le fait que les intérimaires travaillent simultanément pour deux organisations (l’ETT et le client) rend l’étude de leur implication particulièrement délicate. Leur relation d’emploi peut être qualifiée de relation d’agence multiple (« multiple agency ») dans le sens ou ces salariés doivent remplir des obligation vis-à-vis de plusieurs « employeurs » : les entreprises de travail temporaire et entreprises clientes [Liden & al. – 2003]. Dans le cas le plus simple, le salarié intérimaire est tenu d’accomplir diverses obligations pour une entreprise cliente, sous le contrôle indirect d’une entreprise de travail temporaire. Il peut donc éventuellement être amené à développer une implication « duale ». La situation peut cependant se complexifier grandement lorsque les salarié est inscrit dans plusieurs ETT et réalise des missions chez différentes entreprises clientes. Quatre positions sont théoriquement envisageables pour rendre compte de l’implication organisationnelle dans le cadre de l’intérim, que l’on peut résumer dans le tableau suivant :

L’hypothèse de l’absence d’implication organisationnelle 

Selon cette approche, les intérimaires ne développeraient aucune implication organisationnelle, en raison des particularismes du contrat de travail temporaire. Ce type de contrat rend la socialisation organisationnelle difficile, voire impossible dans le cas de missions courtes (rappelons que la durée moyenne d’une mission d’intérim en France est inférieure à deux semaines). L’intérimaire ne passant que très peu de temps dans l’entreprise cliente, et encore moins dans l’ETT, l’étude de son implication organisationnelle apparaît peu pertinente. Les fondements de cette approche peuvent reposer sur plusieurs définitions bien établies de l’implication organisationnelle, qui la caractérisent par l’intention de rester dans une organisation dont on partage les buts et les valeurs [ex : Mowday & al. 1982 ; Meyer & Allen – 1991]. Dans ce contexte, la réduction du turnover est la conséquence la plus souvent mentionnée d’un haut niveau d’implication organisationnelle. Le concept d’implication organisationnelle ainsi défini, qui met l’accent sur la fidélité et la construction d’une relation à long terme fondée sur des échanges répétés, semble alors incompatible avec une relation d’emploi fondée sur une forte mobilité, au travers de missions courtes, sur le terme desquelles l’intérimaire ne peut pas agir.
Cette hypothèse est pourtant peu validée dans la littérature : l’étude empirique de l’implication organisationnelle des intérimaires est non seulement couramment entreprise (voir notre revue de littérature du chapitre précédent), mais elle conduit à des scores parfois identiques [ex : Charles- Pauvert – 2002], voire supérieurs à ceux des permanents [ex : Lee & Johnson – 1991 ; Mc Donald & Makin – 2000], lorsque l’implication est mesurée dans l’entreprise utilisatrice.
Une étude récente propose de remettre en cause de manière plus générale la relation inverse entre mobilité et implication organisationnelle [Pittinsky & Shih – 2004]. L’idée suivant laquelle l’une des preuves les plus évidentes de l’implication organisationnelle est le temps passé dans l’entreprise [Shea – 1987] est remise en cause par les auteurs, au profit d’une vision plus « positive » de la mobilité. L’étude de Pittnsky et Shih, consacrée aux « nomades du savoir » (« Knowledge nomads », salariés à la fois très qualifiés et très mobiles) montre que ceux-ci peuvent concilier une forte implication organisationnelle avec une forte mobilité professionnelle (mesurée par le temps de présence moyen dans les emplois précédents et l’intention de rester). On peut envisager de transposer ces résultats au cas des intérimaires les plus qualifiés, ce qui nous permet d’envisager éventuellement une forme d’implication organisationnelle « intermittente ». Il semble en tout cas possible de découpler partiellement l’implication et le temps de présence dans l’organisation, ce qui nous autorise à envisager une implication vis-à-vis de l’agence (dans laquelle l’intérimaire passe très peu de temps) et vis-à-vis des clients, dans le cadre de missions courtes.

L’hypothèse d’une implication organisationnelle univoque envers l’ETT 

Cette hypothèse, qui repose sur les mêmes présupposés que la précédente, s’appuie sur la constatation que la brièveté des missions rend difficile l’établissement de liens sociaux envers l’organisation cliente de la part de l’intérimaire [Rogers- 1995, Van Breughel & al. – 2005]. Van Breughel & al. [2005 p.544] remarquent par exemple que la relation de travail temporaire amène le salarié à assurer de nombreuses missions courtes, ce qui rend difficile l’établissement de relations sociales avec l’entreprise cliente et les collègues de travail. Le résultat de cette situation est que le rôle et la place de l’ETT pour l’intérimaire pourrait devenir prééminent, puisqu’il s’agit du seul interlocuteur durable. Celui-ci pourrait ainsi développer une relation privilégiée avec « son » ETT, envisagée comme une société de service, une passerelle pour l’emploi, voire un partenaire à long terme [voir par exemple Faure- Guichard – 1999]. Cette vision de l’ETT comme véritable employeur, et comme partenaire apparaît dans plusieursétudes qualitatives [ex : Faure-Guichard – 2000 ; Jourdain – 2002]. Nous avons eu l’occasion de le vérifier lors de nos entretiens :

L’hypothèse d’une implication univoque chez le client (implication organisationnelle « externe »).

Cette hypothèse, malgré son côté paradoxal, correspond à des comportement et des discours effectivement relevés par C. Faure-Guichard [2000] et C. Jourdain [2002] parmi les intérimaires « en transition ». Certains d’entre eux considèrent que leur véritable employeur est l’entreprise cliente, dans laquelle ils effectuent leur travail, bien plus que l’ETT, qu’ils considèrent comme un simple prestataire de services.

L’implication duale syndicat/organisation

Les travaux dans le domaine ont régulièrement démontré qu’il était possible pour un salarié d’être impliqué à la fois dans son entreprise et dans son syndicat [ex : Gordon & al. – 1980 ; Angle & Perry – 1986]. Sur le plan empirique, les études consacrées aux liens entre implication syndicale et implication dans l’organisation font apparaître trois types de relations [Magenau & alii-1998] :
– Le conflit : l’implication duale est impossible lorsque l’une des organisations est en conflit avec l’autre (ce qui arrive dans le cas des syndicats, mais n’est pas pertinent si l’on s’intéresse aux intérimaires).
– L’unilatérialisme : les salariés très impliqués dans l’une des organisations ont tendance à développer un engagement unilatéral envers celle-ci : on se retrouve alors dans une l’une des situations d’implication univoque évoquées précédemment.
– L’équilibre : l’implication duale est possible si l’on se place dans un cadre d’échange (sur le modèle contribution/rétribution de March & Simon). Le salarié s’impliquera dans une ou plusieurs organisations dès lors que celle-ci lui permet de satisfaire ses aspirations. L’implication duale est généralement mesurée par le même instrument appliqué aux deux organisations. Il existe également une échelle spécifique d’implication syndicale duale mise au point par Angle & Perry [1986].

L’implication duale du salarié intérimaire

La question principale qui se pose est de savoir s’il est possible et souhaitable de réutiliser certains acquis et outils de mesure issus de ce type de travaux, pour les appliquer au cas des intérimaires. Certain auteurs l’ont fait, à la fois dans des études théoriques et dans des travaux empiriques [Barringer & Sturman – 1998 ; Mc Lean Parks & al.-1998 ; Liden & al. – 2003 ; Connelly & al. – 2006]. Mc Lean Parks et al. [1998] empruntent par exemple le concept de « déversement » (« spillover argument »), selon lequel une forte implication envers le syndicat est corrélée à une forte implication dans l’organisation, pour formuler l’hypothèse que l’attachement du salarié à son ETT se traduit par une implication forte dans les entreprise clientes afin de donner une bonne image de leur employeur94. Cette hypothèse paraît consistante avec les témoignages de certains « intérimaires de profession », qui sont tout à fait conscients de véhiculer l’image de marque des ETT (ex : Jourdain– 2002 p 13), et se sentent investis d’une vraie responsabilité vis-àvis du client , qui relève d’une forme d’implication organisationnelle normative.

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