La régulation publique et la diminution des risques
À de nombreuses reprises, nous avons évoqué au cours de ce rapport des questions relatives à la dimension stratégique de l’information (production, mise en forme, utilisation) et l’impact que les comportements stratégiques en matière d’information pouvaient avoir sur la qualité des évaluations et donc sur leur intérêt dans le processus même de décision. Il est important d’avoir à l’esprit qu’il ne suffit pas de disposer d’une boîte à outils pour identifier et mesurer les risques associés à un projet, et pour que cette prise en compte soit effective. En effet, on suppose, en en restant à ces seules considérations techniques, que les pouvoirs publics sont parfaitement informés et qu’ils mettent en œuvre les moyens pour rationaliser leur action. L’exigence communément partagée aujourd’hui d’opportunité, de transparence et d’évaluation des projets n’a aucune chance d’aboutir si on ne se soucie pas des modalités par lesquelles celle-ci est garantie. Force est de constater que le rôle de l’évaluation dans la décision publique n’est pas satisfaisant, comme le montrent : • l’insuffisance de la contre-expertise des évaluations réalisées par les porteurs de projets • l’absence de processus d’évaluation pour les projets d’investissements hors transport; • la difficulté à articuler débat démocratique et évaluation socioéconomique. Or la théorie économique a depuis longtemps considéré que cette hypothèse d’omniscience et de bienveillance de l’État pouvait être discutée et que cette remise en cause était même une condition pour renouveler en profondeur l’analyse des politiques publiques et leur mise en œuvre (du point de vue positif comme du point de vue normatif). De fait, il faut donc, pour assurer dans les instruments de gouvernance la défense de l’intérêt général, supposer le contraire : l’asymétrie d’information dans les jeux d’acteurs constitue bien souvent un défaut majeur des processus décisionnels et rend possibles de nombreux biais dans les analyses et les choix opérés.
Les enjeux de la transparence : une exigence indispensable
La neutralité et la crédibilité des études jouent un rôle essentiel dans le processus d’évaluation. Cela est vrai pour les projets dans lesquels les risques sont peu importants, cela l’est encore plus lorsque les risques se trouvent au cœur des arbitrages. Comme pour le calcul économique hors risques, la prise en compte des risques doit faire l’objet d’une pratique la plus transparente possible. L’enjeu est d’expliciter les jeux d’hypothèses sous-jacentes afin d’éclairer la décision sur le contexte dans lequel se place l’information quantitative apportée par le calcul économique et le calcul des risques. La transparence est aussi une garantie d’absence de biais dans les jugements de valeur. La transparence passe par un accès libre et complet aux données de l’étude, ainsi que par la mise en œuvre de méthodes reconnues et partagées (ou à défaut suffisamment bien décrites). Le souci de transparence s’inscrit dans une démarche d’amélioration continue des pratiques. Les études de risques devraient ainsi donner lieu à des évaluations ex-post pour vérifier si les risques ont été convenablement appréciés et, le cas échéant, modifier ou enrichir les méthodes existantes. Il faut bien voir qu’au-delà des risques de construction et de montée en charge, des risques substantiels demeurent (risques sur la demande) qui font que même un bilan LOTI ne constitue pas stricto sensu une analyse ex-post de la réalisation des risques L’enjeu de la transparence existe donc tout au long du processus : en amont de la décision, pendant la phase de décision, durant la vie du projet et à la fin du projet : • en amont de la décision : identifier les risques, leur ampleur et leur impact sur la rentabilité du projet; • durant la phase décisionnelle : chiffrer l’impact de diverses modalités d’allocation ou de partage des risques, en vue d’optimiser leur répartition ; • durant la vie du projet : évaluer l’impact de modifications substantielles par rapport aux décisions initiales sur le coût des risques, leur partage et l’économie du projet; • à la fin du projet : tirer le bilan a posteriori, en constatant les risques qui se sont matérialisés et, le cas échéant, en évaluant ceux qui pourraient encore se matérialiser1 . Il va de soi qu’il n’y a pas de transparence sans une information accessible au public, contrôlable et vérifiable2 . Cela milite pour la constitution d’un organe indépendant d’expertise des évaluations économiques avec risques (agence d’évaluation indépendante) et, plus généralement, pour la constitution d’un réseau de compétences au sein de l’administration (besoin de formation individuelle et collective). Les calculs ou évaluations d’experts doivent intégrer explicitement les hypothèses retenues, les incertitudes et sensibilités aux variations de ces hypothèses. Dans le débat public, chacun comprend que l’on ait du mal à prévoir trente ans à l’avance le prix du pétrole, l’activité économique ou les échanges internationaux. Il est toutefois difficile de faire œuvre de pédagogie pour expliquer les marges d’incertitude des calculs et leur origine. C’est particulièrement vrai pour les valeurs tutélaires des effets non marchands (biens environnementaux, santé, etc.), notion complexe par nature et dont le poids sur les résultats peut être important.
Le management des études
Le management du risque dans les études servant à éclairer la décision publique doit être encadré par des procédures plus générales qui en garantissent la qualité. C’est un des arguments qui conduisent à défendre une stratégie pragmatique simple : reconnaître que le décideur public est nécessairement mal informé, et qu’il apparaît incontournable de réduire l’asymétrie d’information elle-même, en créant une instance d’évaluation indépendante. S’il existe dans le domaine des transports une culture du calcul socioéconomique qui a conduit à inscrire dans la loi d’orientation sur les transports intérieurs de décembre 1982 la nécessité de réaliser des bilans socioéconomiques des grands projets envisagés, dans la plupart des autres domaines, le volet économique des études d’impact se limite à présenter la dépense publique sans chercher à mettre en regard les avantages attendus. Ce point n’est pas nouveau. Il a déjà été abordé dans les travaux du Commissariat général du Plan sur les évaluations : à plusieurs reprises, ces rapports, notamment le rapport Lebègue, se sont inquiétés de l’intérêt insuffisant accordé au calcul socioéconomique par les décideurs. Le diagnostic sévère sur la capacité des pouvoirs publics à procéder effectivement aux mesures de l’utilité sociale attendue des décisions d’investissement invite à s’interroger sur l’utilité d’une agence chargée de garantir la production de ces référentiels en amont des discussions et des débats publics.Ces interrogations qui relèvent de la bonne gouvernance ont été reprises encore récemment dans les différents rapports de la révision générale des politiques publiques (RGPP)1 . Dans le suivi de ces approches, les réflexions actuelles conduisent à s’interroger sur la création d’une agence ou d’une entité chargée de procéder à l’évaluation socioéconomique des grands projets d’investissement de l’État. Il n’y a pas lieu, dans ce rapport, d’entrer dans la définition de ce type d’organismes, mais simplement de faire état des fonctions qui doivent être assurées pour que les études puissent effectivement être prises en compte dans le processus de décision. Il est clair que l’organisation de ces fonctions peut varier selon les secteurs considérés et que les modalités d’organisation ont un impact sur la prise en compte effective de ces travaux. Les discussions menées par la commission permettent de converger vers plusieurs dimensions importantes : • définir, dans les différents domaines de la société, les objectifs que l’on entend poursuivre et les valoriser à l’aide d’une fonction d’utilité quantifiable. Dans le domaine des transports, on cherche à valoriser le temps gagné, que l’on comparera aux dépenses d’investissement et aux externalités des transports (accidents, émissions de gaz à effet de serre, pollution, etc.). Dans le domaine de la santé, on pourrait comparer le bénéfice en termes d’années et de qualité de vie gagnées par rapport aux dépenses réalisées et aux conséquences secondaires. Dans d’autres domaines, ces objectifs doivent être définis, les contraintes pertinentes identifiées, afin d’en déduire le dispositif optimal et de procéder à la valorisation monétaire des gains enregistrés ; • définir la méthodologie de calcul, qui va permettre d’estimer la valeur actualisée du projet; • vérifier que les calculs socioéconomiques, réalisés dans le cadre des différents projets, respectent la méthode ainsi définie ; • comparer, dans toute la mesure du possible et si besoin est, les différents projets entre eux afin de sélectionner les plus rentables dans un souci d’allocation efficiente de ressources publiques limitées ; • garantir la contre-expertise des évaluations socioéconomiques réalisées par le maître d’ouvrage tout au long du processus de maturation du projet d’infrastructure ;