Xavier de Planhol, dans son ouvrage : les fondements géographiques de l’histoire de l’Islam nie l’existence de région dans le monde arabo-musulman jusqu’au XXème, en raison des conditions historiques :
« La structure régionale traditionnelle de l’islam était fondée depuis les bédouinisations médiévales sur les discontinuités. Des noyaux restreints où une vie rurale satisfaisante s’était conservée étaient séparés par de vastes espaces voués aux parcours, aux régressions et aux ravages. La prépondérance des espaces artificiellement désertifiés faisait obstacle au tissage des interconnexions locales qui forment la trame complexe des unités régionales. Le seul type d’organisation régionale était la région urbaine, c’est à dire, la zone d’influence et de domination d’une ville sur la campagne environnante » .
L’opposition entre les villes et la campagne, que soulignent d’autres auteurs, tel Jacques Weulersse, et les zones de parcours nomades auraient empêché la création de région. Cette vision du monde musulman est aujourd’hui dépassée, comme le prouvent des travaux récents. La thèse de Mohamed Dbyat montre clairement que la Syrie centrale a tous les attributs d’une région polarisée par un doublet urbain : Homs et Hama. Le monde arabe n’est plus « un archipel de centres urbains séparés par des aires rurales vivant à leur rythme » . Les politiques de développement impulsées par les Etats-nations depuis leur indépendance ont contribué à la régionalisation dans le monde arabe, comme le soulignent Jean Bisson et Pierre Signoles dans leur contribution à l’ouvrage de Jean François Troin Le Maghreb, hommes et espaces :
« L’éclatement des cadres anciens est aujourd’hui chose faite si leurs marques dans l’espace demeurent en maints endroits parfaitement visibles. Partout, en Tunisie, en Algérie et au Maroc, du Tell au Sahara, des foyers littoraux, aux zones intérieures, les Etats nationaux impriment une logique unificatrice, qui ne signifie cependant nullement atténuation des disparités régionales – bien au contraire. Les multiples agents qui contribuent actuellement à l’organisation de l’espace sont-ils, dans ces conditions, susceptibles de favoriser l’émergence ou la structuration de nouveaux ensembles régionaux » .
Qu’en est-il de mon espace de référence ? Les limites administratives des mohafaza-s de Lattaquié et de Tartous déterminent-elles une entité régionale ? Avant de le définir, il n’est pas inutile de préciser le sens du mot « région » ainsi que d’évoquer les problèmes particuliers de l’adaptation de ce concept dans le Tiers Monde.
Quelques précisions sur la notion de région
« Hors de la maille de gestion « région » n’est donc pas un concept opératoire en géographie, mais tout au plus une notion vague que seul éclaire le contexte, et qui ne mérite pas les actives querelles auxquelles son emploi donne lieu » .
Je trouve que cette remarque de Roger Brunet a le don de clarifier le débat sur le thème de la région. La région homogène, la région fonctionnelle, la région historique, la région culturelle …. Aucune définition n’usurpe le qualificatif de région, puisque c’est le contexte qui lui donne sens. Dans le cadre d’une étude sur l’intégration d’un sous-espace dans un espace national, il est préférable d’aborder la région en tant qu’espace fonctionnel, telle que la définit Bernard Kayser : « Des liens existant entre ses habitants, une organisation autour d’un centre doté d’une certaine autonomie et une intégration fonctionnelle », dans cette définition, il n’est pas fait mention de la taille de la région.
Les liens existants entre les habitants peuvent être culturels, ethniques, religieux … Il est des régions comme l’Alsace et la Bretagne qui ont conservé un fort sentiment identitaire malgré le nivellement opéré par plusieurs siècles de francisation, sous la république, comme sous la monarchie. Dans la plupart des région française, ces liens ont disparu, le sentiment identitaire correspond davantage à un sentiment de devenir commun qui peut provenir de l’organisation fonctionnelle de la région autour de son centre. Le centre apparaît comme la métropole régionale, donc disposant d’une certaine autonomie vis à vis de la capitale nationale. S’agit-il d’une économie politique ou économique ? Dans les Etats centralisés, l’autonomie politique des métropoles de provinces est quasi nulle. En France, le centralisme jacobin a réduit Lyon, Bordeaux et Nantes à l’échelon de Moulins ou de Vesoul par la départementalisation. Quant au pouvoir économique des grandes villes françaises, il est loin d’être équivalent à celui des villes allemandes, capitales de Länder. L’intégration dans une économie globale en Europe est ambiguë, car désormais le cadre national est dépassé. Les régions sont intégrées à l’économie européenne, voir à l’économie mondiale. D’autre part il existe une dissociation fréquente entre l’économie du pôle central et celle de l’économie de l’espace régional qu’il est censé animer, comme le montre Pierre Veltz dans « Mondialisation, villes et territoires ». La mondialisation de l’économie, la spécialisation des entreprises sur les segments où elles sont les plus productives, le recours aux flux tendus aboutissent à une mise en réseau des métropoles interconnectées par des moyens de communication rapides (TGV, avions) et une relégation du reste du « territoire régional » au rôle d’espace de loisir. Cette mutation économique modifie l’organisation de l’espace et les concepts géographiques traditionnels tel que celui de région.
Il reste à préciser la taille de la région. Un espace organisé autour d’un centre peut être d’une taille extrêmement variable, si on considère une petite ville marché ou une métropole de province. D’ailleurs Roger Brunet considère le « pays » ou « quartier rural » comme une région. Traditionnellement, les géographes situent la région entre le national et le local. Je pense qu’Etienne Juliard en a donné la meilleure définition dans les Annales de Géographie, voici près de quarante ans : « le dernier niveau où se structurent et se coordonnent les différentes forces intervenant au niveau économique et social avant le niveau national » . C’est cette échelle que je retiendrai pour définir la région côtière syrienne.
La région dans le Tiers Monde
Dans les pays du Tiers monde, la mondialisation de l’économie crée des distorsions du même type que celles que nous connaissons en Europe. Elles sont plus accentuées en raison des écarts de revenus considérables de la population et de l’existence au préalable d’un double circuit économique : traditionnel et moderne. Dans le cas de pays comme la Syrie, la mondialisation de l’économie n’a encore que peu d’influence sur l’économie nationale et les structures spatiales, car le secteur moderne se limite à quelques industries exportatrices (Adidas et Benetton), et à l’import – export. L’économie est restée traditionnelle, tournée vers le marché intérieur, à l’exception des produits primaires qui demeurent la principale source de devises (phosphates, coton, céréales, pétrole …). La dichotomie majeure au sein de l’économie se trouve plutôt entre le public et le privé. Si bien qu’en Syrie nous sommes face à un triple circuit économique : le public, le privé moderne et le privé traditionnel. Nous sommes toujours en Syrie dans un processus d’intégration nationale impulsé par l’Etat et protégé de l’extérieur par une politique économique relativement protectionniste. Les problématiques énoncées par Milton Santos au début des années 1970 sur les rapports entre ville et région dans les pays sous-développés demeurent valables en Syrie.
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