SOMMES-NOUS CAPABLES D’IDÉES ADÉQUATES ?
Alors que chez Spinoza l’esprit humain parviendra à acquérir, au moyen des idées adéquates, la science intuitive des essences des choses telles qu’elles s’enchaînent du point de vue de Dieu et de l’ordre éternel de la nature785, ce point de vue n’est jamais accessible à l’esprit humain dans la doctrine cartésienne de la connaissance. Nous ne trouvons, en effet, jamais la possibilité, chez Descartes, d’être assurés que nos idées sont adéquates ou conformes à la manière dont Dieu conçoit et crée les choses. Toutefois, la position de Descartes comporte une certaine complexité, car elle semble évoluer rapidement entre la fin décembre 1640 et de mars à juin 1641, période où est achevée la rédaction des Réponses aux objections d’Arnauld puis de Gassendi.
La lettre à Mersenne du 31 décembre 1640, qui présente une position maximaliste, niant toute possibilité de connaissance adéquate, même d’une figure de géométrie aussi simple que le triangle, déclare :
LA RÉDUCTION CARTÉSIENNE DE LA CHOSE À L’OBJET
Si ce que nous considérons comme la réalité est l’effet de la constitution de notre esprit, nous assistons bien chez Descartes à une révolution copernicienne avant l’heure, ou plutôt avant la formulation restée célèbre que Kant donnera du renversement de la relation de détermination entre l’esprit et ce qu’il connaît. Ainsi, Descartes procède-t-il à une première entreprise philosophique de réduction de la chose à l’objet dans le champ de la connaissance et de définition de la vérité, non plus comme une représentation de l’esprit conforme aux choses, mais comme une représentation de l’esprit à laquelle ce que sont les choses pour nous ne peut être que conforme. Cet approfondissement de la doctrine cartésienne de la connaissance et de la vérité, se manifeste, avec netteté, dans quatre textes de 1639, 1642, 1646 et 1649. Ces textes ne sont pas sans rapport avec l’aporie à laquelle aboutit, dans les Réponses aux quatrièmeset cinquièmes objections, l’ouverture de la question portant sur le caractère parfait et entier (adéquat) de nos idées. Le premier texte de 1639 conduit à cette aporie, les trois autres textes, postérieurs, soutiennent que notre esprit n’est en rien la mesure des choses. Il ne fait que fixer la règle de nos jugements sur les choses et définit seulement, en cela, ce que ne peut qu’être la vérité de notre point de vue.
Le premier texte est une lettre, bien connue, à Mersenne du 16 octobre 1639, où Descartes considère la notion de vérité si transcendentalement claire qu’il juge impossible de l’ignorer. Il estime qu’on ne saurait rien en apprendre, si nous ne la connaissions déjà, puisque pour consentir à ce que nous pourrions en apprendre, il faudrait préalablement avoir l’idée de ce qui est vrai. Dès lors, on ne peut, soutient, Descartes, en donner aucune définition en termes logiques qui nous aiderait à en connaître la nature. La vérité fait partie de ces notions si simples et si claires qu’elle seconnaît naturellement, comme la figure, le mouvement, le lieu, le temps, etc. On ne peut qu’obscurcir ce genre de notions au lieu de les rendre claires, lorsqu’on tente de les définir. L’on peut, toutefois, concède-t-il, en donner une définition nominale. Or, la définition nominale qu’il donne semble reprendre la définition scolastique de la véritécomme adequatio intelletus ad rem (conformité de l’esprit à la chose) :
Ainsi on peut bien expliquer quid nominis à ceux qui n’entendent pas la langue, et leur dire, que ce mot vérité, en sa propre signification, dénote la conformité de la pensée avec l’objet, mais que lorsqu’on l’attribue aux choses qui sont hors de la pensée, il signifie seulement que ces choses peuvent servir d’objets à des pensées véritables, soit aux nôtres, soit à celles de Dieu […].
Cette définition ne contredit-elle pas ce que nous avons avancé sur le défaut d’adéquation entre idées et réalité chez Descartes et sur la révolution coperniciennequ’opère en quelque façon Descartes avant Kant ? Non, car un terme retiendra notre attention, celui d’« objet ». En réalité, Descartes fait subir à la définition de la vérité une transformation discrète, mais d’une importance considérable. Sous la similitude des formules, s’opère un déplacement capital consistant à remplacer la notion de chose par celle d’objet. Descartes soutient que la vérité réside dans la conformité de la pensée avec son objet et non avec la chose. Le terme d’objet désigne ce qui est déjà pensé, perçu par l’esprit. L’objet est la chose en tant que nous en avons connaissance à la différence de la chose qui désigne ce qui est hors de notre pensée. Est-ce innocemment que Descartes emploie la notion d’objet au lieu de celle de chose ? La différence de taille entre les deux notions nous dissuade de le penser, d’autant que Descartes spécifie lui-même cette différence en précisant que, rapportée aux choses qui sont extérieures à la pensée, la vérité ne dit rien d’elles, sinon qu’elles peuvent faire l’objet de pensées.
Descartes dit donc que nous connaissons des objets de notre pensée et non des choses en soi. Notre connaissance porte sur des idées des choses, dont la réalité représentative est justement désignée par Descartes sous les termes de réalité objective. La vérité relèveainsi d’un rapport d’adéquation, non entre la pensée et la chose telle qu’elle existe réellement hors de la pensée, mais entre la pensée et la chose telle qu’elle existe comme objet représenté par et dans la pensée. Que peut signifier alors qu’une pensée est conforme à ce qu’elle pense, c’est-à-dire à son objet ? Cela ne peut s’entendre qu’ausens où l’idéevraie n’est ni obscure, ni confuse, que tout ce qui est en elle est bien connu de nous et présent à notre esprit. Nous avons alors une idée complète et non uneidée rendue inadéquate par quelque abstraction de l’esprit, ce qu’expose la lettre àGibieuf du 19 janvier 1642. Pour vérifier qu’une idée est complète, il n’est pasenvisageable de la comparer à la chose dont elle est l’idée, ce qui supposerait, demanière absurde, de pouvoir sortir de notre pensée. Il faut et il suffit d’examiner si elle ne peut pasêtre jointe à une autre idée de telle sorte que je ne saurais la nier de cette autre lorsque je cesse de ne faire attention qu’à elle et que je pense les deux ensemble.
L’objet de la connaissance n’est pas la chose, mais ce que la connaissance saisit de la chose, à travers son concept. Déjà, la définition 9 de l’exposé more geometrico des preuves de l’existence de Dieu et de la distinction réelle de l’âme et du corps dans les Réponses aux secondes objections annonçait une conception de la vérité comme procédant de la seule adéquation du jugement aux idées. Elle opérait une réduction de la chose à connaître à l’objet connu, en tenant la nature et le concept d’une chose pour équivalents, alors même que les Réponses aux quatrièmes et cinquièmes objections admettaient que nous ne sommes pas en mesure de savoir si nos idées ou concepts sontconformes à la nature des choses :
Quand nous disons que quelque attribut est contenu dans la nature ou le concept (conceptu) d’une chose, c’est de même que si nous disions que cet attribut est vrai de cette chose, et qu’on peut assurer qu’il est en elle.
Comme le suggère Monsieur Jean-Luc Marion, le concept d’objet désigne un contenu qui ne provient pas de la chose, mais de notre représentation811. L’objet est une chose, mais une chose aliénée, rendue étrangère à elle-même et familière aux yeux de notre esprit, qui ne renvoie jamais directement à la chose. La vérité n’est pas adéquation de l’esprit à la chose, mais adéquation de l’esprit à l’expérience qu’il en a, autrement dit, adéquation du jugement à la perception intellectuelle de l’objet. Si notre esprit n’esten aucune façon la mesure des choses et si la vérité est affaire de correspondance, nonentre nos jugements et les choses, mais entre nos jugements et nos idées claires etdistinctes des choses, Descartes renonce à toute prétention de l’esprit humain à reconstituer etconnaître l’essence des choses. En ultime instance, la réduction de la chose à l’objet, c’est-à-dire à ce que nous pouvons en connaître, se fait à partir des natures simples et innées qui se rencontrent en notre esprit et dont la combinaison nous permet, après avoir décodé par leur moyen le monde sensible, de le coder à nouveau à l’aide des éléments constitutifs de notre rationalité. La science peut certes prétendre à des vérités certaines, mais seulement finies. Il s’agit de vérités créées et, en ce sens, relatives, et non absolues, parce que reçues par un esprit lui-même créé. Les objets et vérités de notre science sont doublement relatifs. Monsieur J.-L. Marion note que
Descartes n’emploie jamais le concept d’ontologie dont l’élaboration progressive se fait pourtant de son vivant jusqu’à sa consécration par Clauberg, futur disciple de Descartes,avec la publication en 1647 de ses Elementa philosophia sive ontosophia812. Et pourcause, car il n’existe pas chez Descartes de prétention à accéder à l’être des choses en tant que tel. D’ailleurs, sa philosophie première se déploie selon l’ordre exclusif de la connaissance, et non selon celui de l’être, en nous proposant de découvrir les premières choses que l’on peut connaître en philosophant par ordre813. Si l’ontologie, en tant que science de l’être, est absente du lexique cartésien, c’est parce que la notion d’être est absente de son épistémologie, et cela dès les Regulae, au profit de celle d’être déjà connu (« entia jam nota ») :
LA FABLE DU MONDE
A titre de récapitulation, nous voyons que la réalité nous demeure inaccessible de bien des manières et à partir de bien des considérations qui semblent s’approfondir, chez Descartes, à compter de 1641, de sorte que l’ambition d’atteindre une vérité absolue est sans objet. Les textes cartésiens que nous avons évoqués laissent apparaître qu’il n’y pas dans la philosophie de Descartes de possibilité d’accéder à une vérité qui nous permette d’être assurés de connaître les choses telles qu’elles sont réellement :
a) Nos sens ne nous permettent pas de disposer d’idées de ce que sont les choses matérielles.
b) Je peux avoir, par l’entendement, une idée d’une chose complète, mais sans nécessairement pouvoir la connaître complètement. Je ne sais jamais si mes idées sont adéquates.
c) L’attribut essentiel n’est pas la substance et ne donne pas accès à sa connaissance. L’entendement les distingue, mais ne peut avoir l’intuition directe de la substance, qu’il ne connaît qu’à travers son attribut essentiel.
d) Je ne connais pas le point de vue de l’infini et la vérité absolument parlant.
L’expression « absolument parlant », que l’on a rencontrée dans les Réponses aux secondes objections, est la même que celle employée àl’article 205 de la quatrième partie des Principes, lorsqu’il s’agit pour Descartes de définir la certitude morale, c’est-à-dire une certitude suffisante pour régler nos mœurs ainsi que notre action sur les choses, que n’atteint pasune forme naturelle et spontanée du doute :
Art 205. Que néanmoins on a une certitude morale, que toutes les choses de ce monde sont telles qu’il a été démontré qu’elles peuvent être. Mais néanmoins, afin que je ne fasse point de tort à la vérité, en la supposant moins certaine qu’elle n’est, je distinguerai ici deux sortes de certitudes. La première est appelée morale, c’est-à-dire suffisante pour régler nos mœurs, ou aussi grande que celle des choses dont nous n’avons point coutume de douter touchant la conduite de la vie, bien que nous sachionsqu’il se peut faire, absolument parlant, qu’elles soient fausses. Ainsi ceux qui n’ont jamais été à Rome ne doutent point que ce ne soit une ville en Italie, bien qu’il se pourrait faire que tous ceux desquels ils l’ont appris les aient trompés.
Or, dans les Réponses aux secondes objections, il ne s’agissait évidemment pas d’évoquer l’immunité de l’esprit au doute spontanée et naturel qui peut toucher leschoses utiles à la conduite de la vie, mais l’immunité à un tout autre doute, au doute radical et volontaire, qui ne nous affecte précisément pas au sujet des choses utiles à notre conduite. Pourtant, à l’issue même de ce doute, Descartes revient à une forme de certitude morale et d’indifférence à la possibilité de continuer d’entretenir un doute métaphysique et hyperbolique, qui consisterait à feindre que la vérité n’est peut-être pas la même du point de vue de Dieu ou des anges que du nôtre.
e) Selon les articles 200 à 207 de la quatrième partie des Principes de la philosophie, nos explications du monde restent des conjectures :
Et si quelqu’un, pour deviner un chiffre écrit avec les lettres ordinaires, s’avise de lireun B partout où il y aura un A, et de lire un C partout où il y aura un B, et ainsi de substituer en la place de chaque lettre celle qui la suit en l’ordre de l’alphabet, et que, lelisant en cette façon, il y trouve des paroles qui aient du sens, il ne doutera point que ce ne soit le vrai sens de ce chiffre qu’il aura ainsi trouvé, bien qu’il se pourrait faire que celui qui l’a écrit y en ait mis un autre tout différent, en donnant une autre signification à chaque lettre : car cela peut si difficilement arriver, principalement lorsque le chiffrecontient beaucoup de mots, qu’il n’est pas moralement croyable. Or, si on considère combien de diverses propriétés de l’aimant, du feu, et de toutes les autres choses qui sont au monde, ont été très évidemment déduites d’un fort petit nombre de causes que j’ai proposées au commencement de ce traité, encore même qu’on s’imaginerait que je les ai supposées par hasard et sans que la raison me les ait persuadées, on ne laissera pas d’avoir pour le moins autant de raison de juger qu’elles sont les vraies causes de tout ce que j’en ai déduit, qu’on en a de croire qu’on a trouvé le vrai sens d’un chiffre, lorsqu’on le voit suivre de la signification qu’on a donnée par conjecture à chaque lettre. Car le nombre des lettres de l’alphabet est beaucoup plus grand que celui des premières causes que j’ai supposées, et on n’a pas coutume de mettre tant de mots ni même tant de lettres, dans un chiffre, que j’ai déduit de divers effets de ces causes.
Nous construisons, en physique, des mondes possibles dont nous partons pour rechercher leur confirmation vraisemblable dans le monde réel.
En conclusion de la récapitulation des raisons cartésiennes de penser que nous ne sommes jamais assurés de connaître les choses telles qu’elles sont, nous pouvons soutenir que la vérité est toujours, chez Descartes, une vérité à notre mesure, une vérité subjective, qui se limite à ce qui est réductible à la capacité de notre propre raison. C’est cet aspect de la philosophie cartésienne que caricature, théologien anticartésien de l’université d’Herborn, Cyriacus Lentulus, critiquant la prétention cartésienne à faire de la certitude de nos évidences la mesure de la vérité.
Illud omne verum est, quod valde clare distincte percipio ? Itane veritatis certudinem in tu percipionem collocas ? […] Ergo non Christo, sed cartesio, applicanda sententiam : Ego sum via, veritas et vita826 ; [Est vrai tout ce que je perçois de manière entièrement claire et distincte ? N’est-ce pas vous qui placez ainsi dans votre perception la certitude de la vérité ? […] Il faut en conclure que ce n’est plus au Christ, mais à Descartes, qu’il convient d’attribuer la parole : Je suis le chemin, la vérité et la vie (notre traduction)]
Quels que soient l’ironie et le ton polémique utilisés par Lentulus, on ne saurait lui reprocher de ne pas avoir compris l’ultime ressort de la conception cartésienne de la connaissance et de la vérité, qui tient au caractère subjectif de l’évidence et à l’autonomie de la raison. Nous suggérons, au passage, qu’il convient certainement d’éviter une lecture trop rapide ou partisane des textes des théologiens, enseignants dans les universités néerlandaises et adversaires de Descartes de son vivant. Il n’y a, en effet, pas de raisons de vouloir disqualifier a priori leurs critiques, comme on l’a, par exemple, trop longtemps fait pour les thèses des sophistes à partir de la lecture des dialogues platoniciens. Quelles que soient les outrances, la violence, les arrière-pensées des attaques d’un Revius, d’un Lentulus, d’un Voetius ou d’un Schoock, nous ne pouvons exclure qu’ils usent d’arguments qui méritent souvent d’être pris au sérieux.
D’ailleurs, il semble bien que Descartes, lui-même, au-delà de la stricte polémique personnelle, des arguments de mauvaise foi, des procès d’intention, des calomnies, de l’hypocrisie agressive de ses délateurs et d’une volonté évidente de lui nuire (dont il ne manque pas de se plaindre), ait bien pris au sérieux, sur le plan de l’argumentation philosophique, certaines de leurs critiques, en particulier celles formulées à l’encontre de son ambition d’établir une science démonstrative et de sa capacité à démontrer ses propres thèses, notamment en physique. Sans pouvoir entrer, ici dans le détail du texte, notamment de sa première version de 1644 en latin, nous en voulons pour indice que les articles 205 et 206 de la quatrième partie des Principes – qui laissent entrouverte l’éventualité d’autres explications physiques du monde – pourraient bien être une réponse de Descartes, aux critiques formulées par Schoock dans sa Philosophia cartesiana sive Admiranda methodus novae philosophiae Renati Descartes publiée l’année précédente, en 1643. Martin Schoock reproche, en effet, à la physique et à la physiologie de Descartes de ne pas démontrer absolument parlant les thèses qu’elles soutiennent.
Quelle est la nature de la réponse faite par Descartes ? Descartes esquive les coups portés en relativisant la force de la critique et en admettant qu’il y reste toujours une part discutable dans ses théories physiques (ce que lui reproche Schoock), mais parfaitement défendue au nom de la très haute vraisemblance des explications qu’elles avancent. Le monde ne restera jamais pour nous qu’une fable, certes vraisemblable.