La question que nous chercherons à cerner dans ce travail, est celle du singulier de la création dans l’œuvre de Marcel Proust : l’Un-possible de « tout dire ». Question que nous distinguerons de la rédaction du « roman », que l’auteur bâtira dans une structure qu’il comparera à celle des cathédrales, notamment dans l’aspect qui se retrouve dans la symétrie du début et de la fin de son œuvre À la Recherche du Temps Perdu.
L’écriture du roman cherchera à reconstruire les souvenirs de l’enfance. L’œuvre de Marcel Proust témoigne de l’illusion de la mémoire. L’écrivain pointe le hiatus entre les souvenirs pensés et ceux, pour le sujet, d’un temps perdu à jamais et qui n’existe qu’au travers d’une quête de le retrouver. L’écriture du roman, le style, sa particularité, si nous les abordons, c’est pour mettre en perspective les autres temps de la rédaction qui ont précédé À La Recherche. Notre question est de distinguer le temps de la création de celui de la rédaction d’ À la Recherche.
Nous émettrons l’hypothèse qu’entre fin 1907 – début 1908, le deuil a plongé Marcel dans une position mélancolique qui le confronte à un Un-possible de la perte (désinvestissement de l’objet) en se prenant lui-même comme objet de cette perte. Il est alors l’objet perdu, le livre, dont il dit dans le Temps Retrouvé: « Je m’apercevais que ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire ».
La rédaction du roman imaginaire, après 1908, sera donc celle d’un auteur pour qui le deuil pathologique le contraint à devenir « un mort vivant », que seule la respiration de l’écriture maintient dans le semblant de rapport aux autres. Ce temps-là de la création pure, lui, est détaché d’un but, d’une idée de style, d’une recherche d’effet à produire sur les autres. L’instant de la création, c’est ce que nous chercherons à cerner, ce qui précisément a surgi dans ce temps du deuil de 1907. Nous l’avons souligné entre 1906 et 1908 dans les moments d’isolement de Marcel à Versailles, lorsqu’il résidera à « l’Hôtel des Réservoirs ». Ces moments-là, de renoncement au monde, ressemblent à une mise en scène de sa mort à venir. Nous savons en suivant Freud, que la disparition du côté d’une position mélancolique, celle qui pousse le sujet à s’effacer, d’attenter à sa vie, à son moi, est celle qui le confronte à l’ombre de l’objet perdu qui tombe sur le moi.
La création serait alors cette découverte , la perte, un point de réel découvert non subjectivé. Nous suivrons également l’Un-possible auquel reste accrochée la création du sujet et dont l’interprétation reste à jamais un hors sens. Nous tenterons de montrer ce qui différencie le créateur de l’homme de l’art ; de l’écrivain. C’est d’ailleurs cette perception « sensible » qui anime Proust lorsqu’il entreprend la rédaction du Contre Sainte-Beuve en 1907. Marcel Proust y développe que « la critique littéraire » interroge le beau dans le discours (en suivant Jacques Lacan), sans pouvoir entendre de ce qui préside à la création, c’est-à-dire l’horreur de la rencontre du sujet avec ce qui l’inscrit comme parlêtre.
Le temps logique de la création serait donc, pour nous, cette découverte du réel de la « pulsion de mort » (non recouvert par le fantasme), en tant que reste non subjectivé de la quantité libidinale. La création du sujet doit être prise en compte comme une tentative d’en extraire le débordement, l’envahissement libidinal, auquel le confronte le « principe de plaisir ». C’est là que nous tentons de situer la création, dans un battement signifiant dans lequel le sujet disparaît : absence de S2 due à la collision entre le signifiant S1 et l’objet a. L’écriture deviendrait alors, dans un premier temps, une réponse face à cet effroi (de la disparition du sujet) et dans un second temps, au travers d’une reconstitution imaginaire, voire historique, elle permettrait un positionnement de l’artiste aux prises avec l’instant de la création, un temps apparu duquel il a gardé la trace, mais dont il ne peut rien dire, ne peut pas témoigner, sauf dans une construction langagière de l’absurde de la beauté mise au service de l’esthétique pour le sujet.
L’écriture du roman serait alors cette position mélancolique du sujet face à la disparition d’un autre « lui-même » (mort de sa mère en 1905) ; un temps imaginaire de l’écriture, sans chronologie apparente, mais aussi un temps avec un reste de jouissance non subjectivé dans lequel s’énonce le symptôme qui le maintient dans son désir : « l’impossible d’en finir avec la publication d’une œuvre achevée », ce qui alors ne cesse pas de ne pas s’écrire. L’œuvre à publier avec ses brouillons, comme le reflet du témoignage de l’écriture, ne permet pas de dénouer quelque chose de ce qui inscrit le sujet dans la question de son désir ; elle reste étrangère à la trouvaille du signifiant primordial de « l’Autre du langage », quelque chose qui, par essence, a vocation d’être un ratage pour le sujet. Ce qui met le créateur dans une position de ne pas en finir avec l’œuvre, sauf à disparaître avec elle. C’est un aspect important de toute création. La création peut être ou ne pas être, du côté d’un gain de plaisir, du côté de la chose perdue et faire office d’un signifiant moins phi pour soutenir la question du désir.
Les origines familiales pour Marcel, une écriture testamentaire
C’est sans célébration religieuse que Jeanne Weil et Adrien Proust se marièrent. La question religieuse ne semble pas avoir fait obstacle à leur union, et leur consentement fut un choix dans lequel la question des origines ne fut pas prise comme un impossible. En effet, Jeanne Weil était de confession juive et Adrien, lui, était issu d’une famille catholique pratiquante et rurale.
Posons que cette liberté que s’accorde Adrien, a sans doute été puisée dans ses humanités et les idées issues de la révolution de 1848 . Les études et le contexte politique furent des acteurs de la laïcité qu’il afficha toute sa vie . Pour Jeanne, son union, hors la communauté juive, sera un gage d’intégration sociale et plus encore pour ses enfants à venir qui, par ce mariage, seront élevés dans une autre religion que la sienne. Être juive, à l’époque, restait la marque d’une stigmatisation et d’une « certaine » exclusion sociale, malgré l’intégration que la France de Napoléon III avait réservé à cette communauté venue de l’Europe de l’Est. Cette France-là, ne connaissait pas à cette époque-là, l’antisémitisme . La raison probablement était due au nombre très faible de migrants juifs existant au sein du tissu social. Pour un couple comme celui de Jeanne et d’Adrien, le choix de la religion catholique pour les enfants à naître était, malgré tout, vivement conseillé, car il constituait pour leur avenir, un gage d’intégration sociale. Le baptême permettait de garantir, par la « laïcité », une place dans la société, mettant de facto les futurs enfants du couple, avec la religion, en position paradoxale, puisque c’est elle qui garantirait l’intégration et la promotion sociale. Mais soulignons que Jeanne ne se convertira jamais et son enterrement sera organisé par le Consistoire Israélite de Paris : « le char funèbre est couvert de fleurs, mais c’est un rabbin, ultime geste d’un fils pour sa mère juive, qui devant le tout Paris récitera la prière des morts ».
Un bref rappel des origines familiales : au moment de l’union entre Adrien Proust et Jeanne Weil, la famille d’Adrien est catholique pratiquante et les Weil, eux, respectent toujours les grandes fêtes religieuses juives. Si les parents des jeunes époux sont très fortement imprégnés de leur culture, où dominent la pratique et la tradition religieuse, le couple, quant à lui, rêve de liberté républicaine où le maître mot est progrès, travail et savoir livresque. Cet héritage familial peut sembler s’opposer à cette ambition des jeunes époux. Nous nous devons de le souligner, car il posera l’éducation et les valeurs morales, à la fois religieuses et laïques, comme le devoir incontournable pour lequel le dépassement de soi et l’effort seront le prix à payer. Adrien Proust s’y emploiera toute sa vie, comme en témoigne Marcel Proust au moment de la parution de son ouvrage sur Ruskin . Il lui dédicacera son travail en ces termes : « Frappé en travaillant le 24 novembre, … Mort le 26 novembre ».
Pour Adrien, l’instruction qu’il recevra au moment de ses années de collège en 1848, mêlera idées républicaines et laïques . Ces valeurs sont celles de la France d’alors, qui précipiteront la fin de la monarchie de juillet. Ce contexte politique, même si Chartres à cette époque est éloignée géographiquement de Paris, imprègnera Adrien. L’époque construira ce qui peut être appelé la morale citoyenne et Adrien, comme fils de provinciaux catholiques, sera, comme la France du XIXe, divisé entre le conservatisme de la religion catholique et les partisans d’une pensée républicaine. L’idéalisme des hommes politiques de la seconde république est tel, que la mise en œuvre de la politique est laissée aux poètes, dont Lamartine, qui en sera l’une des figures emblématiques et deviendra le chef du pouvoir exécutif.
L’année 1848 représente un tournant qui subvertit définitivement la pensée religieuse chez les intellectuels, héritiers de la pensée républicaine de 1789. Les idées de l’époque sont très contrastées (liberté et répression), comme cette loi sur les crieurs publics votée en 1834 à l’initiative d’Adolphe Thiers qui musèle les « colporteurs d’informations ». Des idées républicaines qui s’opposent, et dont néanmoins le trait commun est celui du « bien pour l’homme ». C’est dans ce contexte qu’Adrien fit ses études jusqu’à son baccalauréat es lettres en 1852 au séminaire de Chartres. L’année 1853 sera celle de la réussite à un deuxième baccalauréat, cette fois es sciences et ce sera le commencement officiel de ses études de médecine.
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