LA RECOMPOSITION DES SYSTÈMES FINANCIERS
QUELLE PLACE POUR LES MARCHÉS FINANCIERS EN EUROPE ?
GRÉGORY CLAEYS* L a crise financière qui a débuté en 2008 a relancé le débat sur l’influence de la finance sur l’économie réelle. En particulier, les marchés financiers semblent avoir joué un rôle ambivalent durant la crise. D’un côté, ils ont permis la dissémination à travers le monde de produits financiers de mauvaise qualité élaborés par les banques américaines. D’un autre côté, ils semblent avoir contribué à la reprise rapide qui a eu lieu aux États-Unis, en offrant aux entreprises américaines des alternatives au financement bancaire. Dans le même temps, l’Europe subissait de plein fouet l’assèchement du crédit bancaire, avec des conséquences désastreuses pour l’économie réelle. De fait, alors que le système financier européen fortement intermédié par les banques a longtemps été considéré – et jusqu’aux premiers stades de la crise – comme un facteur de stabilité pour l’économie européenne, la dépendance de ses entreprises au secteur bancaire est aujourd’hui considérée comme un facteur aggravant de la crise et un obstacle à la reprise. C’est pourquoi la Commission européenne a lancé en 2014 une nouvelle initiative destinée à mettre en place une « Union des marchés de capitaux » qui vise à développer les marchés européens et à les intégrer. Fort de ce constat, il est nécessaire de réfléchir sérieusement au rôle que devrait jouer la finance en Europe et aux places respectives que devraient occuper les banques et les marchés. En effet, il apparaît aujourd’hui essentiel de déterminer quelle structure du système financier est la plus favorable au développement économique. C’est ce que * Chercheur, Bruegel ; professeur associé, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM). Contact : gregory.claeyssbruegel.org. 125 nous nous attacherons à faire en étudiant les mérites respectifs des banques et des marchés d’un point de vue théorique et empirique. Nous examinerons ensuite les principales caractéristiques des systèmes financiers européen et américain, ainsi que leurs origines. Pour finir, nous explorerons les différentes possibilités de réformes du système financier européen afin que celui-ci soit davantage favorable à la croissance et à l’emploi.
QUELS RÔLES POUR LE SYSTÈME FINANCIER ?
Le développement d’un système financier efficient est une condition nécessaire au bon fonctionnement de l’économie lorsqu’il remplit les fonctions suivantes (Levine, 2005) : – il réduit les asymétries d’information entre épargnants et emprunteurs en collectant de l’information, en sélectionnant les projets valables et en identifiant les entreprises avec les meilleures perspectives ; – il résout les problèmes de délégation en surveillant les investissements et en exerçant la gouvernance d’entreprise ; – il facilite l’échange et la gestion du risque en permettant aux épargnants de diversifier leurs portefeuilles et aux entreprises de se couvrir contre certains risques qu’elles ne souhaitent pas prendre ; – il mobilise et regroupe l’épargne ; – il facilite les échanges de biens et de services. Cependant, en pratique, un large éventail d’institutions financières et de marchés assure ces services financiers de différentes façons. Ainsi, pour résoudre les problèmes d’asymétrie d’information, les banques génèrent de l’information privée, tandis que les marchés financiers créent de l’information publique disponible à travers les prix. Les problèmes de délégation qui peuvent subvenir entre créditeurs et actionnaires, d’un côté, et gestionnaires d’entreprises, d’un autre côté, sont aussi résolus par les banques et les marchés de manière différente. Les banques participent à la gouvernance des entreprises grâce à des relations de longue durée qui leur permettent de contrôler leurs flux de trésorerie quotidiennement. De leur côté, les marchés pèsent sur les décisions des entreprises à travers l’exercice régulier des droits de vote des actionnaires ou de la possibilité d’OPA (offres publiques d’achat) hostiles sur les entreprises qui pourraient remettre en cause leurs organisations. Quant à la diversification des risques, les banques, en investissant des dépôts à court terme dans des projets à long terme, participent à la transformation des échéances et permettent de partager les risques de manière intertemporelle. Les marchés financiers permettent aux investisseurs d’obtenir facilement une diversification transversale en offrant un riche éventail d’instruments d’épargne et de gestion du risque standardisés. En ce sens, les intermédiaires financiers et les REVUE D’ÉCONOMIE FINANCIÈRE 126 marchés de capitaux apparaissent comme complémentaires puisqu’ils sont capables de répondre à des besoins spécifiques des agents économiques de manière différenciée.
LES MÉRITES RELATIFS DES BANQUES ET DES MARCHÉS FINANCIERS
Malgré cette apparente complémentarité des banques et des marchés, les mérites relatifs des systèmes financiers principalement intermédiés par les banques et des systèmes financiers s’appuyant essentiellement sur les marchés sont ardemment débattus depuis près d’un demi-siècle (et l’article fondateur de Goldsmith, 1969). En ce qui concerne l’acquisition d’informations, la nature atomistique des marchés pourrait aboutir à des problèmes de passagers clandestins (Stiglitz, 1985). En effet, en rendant l’information disponible publiquement et très rapidement, les marchés pourraient dissuader les investisseurs individuels de consacrer leurs ressources à l’acquisition d’informations sur les projets ou les entreprises. En revanche, les banques seraient incitées à collecter l’information sur les entreprises et à former des relations de long terme car l’information qu’elles produisent demeure privée. De la même façon, la liquidité des marchés actions, en facilitant la revente de titres de manière peu onéreuse, pourrait encourager les investisseurs à adopter un comportement « myopique » et à ne pas participer activement à la gouvernance des entreprises. Cela pourrait avoir un impact néfaste sur l’allocation des ressources (Bhide, 1993). Un système financier intermédié permettrait au contraire d’offrir aux entreprises un financement plus stable dans le temps, notamment lors de périodes de ralentissement économique, grâce aux relations de long terme des banques avec les emprunteurs. Le fait de savoir identifier les entreprises pouvant résister à un retournement conjoncturel et de continuer à les financer pendant ces périodes difficiles s’avérerait à long terme bénéfique à l’emprunteur et au créditeur. À ces arguments théoriques, les partisans d’un système financier s’appuyant sur les marchés rétorquent que les systèmes financiers intermédiés ne sont pas dénués de problèmes et ne sont pas les plus à même de promouvoir la croissance. Ainsi l’acquisition par les banques d’informations substantielles sur les emprunteurs leur permettrait d’extraire des entreprises une rente substantielle, ce qui nuirait à leur capacité à innover (Rajan, 1992). Les banques seraient aussi plus averses au risque que les marchés, ce qui pourrait nuire à la capacité d’innovation des économies reposant essentiellement sur le financement bancaire. Weinstein et Yafeh (1998) ont montré, pour le Japon, que les banques décourageaient les entreprises d’adopter des stratégies de forte croissance et d’investir dans des projets risqués, mais rentables. Les banques ne seraient pas les institutions financières les plus à même de collecter et de traiter de l’information dans des situations nouvelles et incertaines, impliquant de nouveaux produits ou de nouveaux procédés de fabrication (Allen et Gale, 1999). Elles se concentreraient ainsi sur les entreprises plus mûres prenant moins de risques, alors que les marchés financiers permettraient de financer la croissance de nouvelles entreprises plus innovantes et plus risquées. Or ces jeunes entreprises en forte croissance sont essentielles non seulement pour l’innovation, mais aussi parce qu’elles sont les plus créatrices d’emplois : environ la moitié des emplois sont créés par des entreprises de moins de cinq ans (Criscuolo et al., 2014). Ces jeunes entreprises sont aussi celles qui dépendent le plus fortement de financements externes, alors que les entreprises établies de longue date peuvent à la fois compter sur leur propre trésorerie pour financer leur croissance et utiliser leurs actifs physiques comme collatéral pour se financer plus facilement (Philippon et Véron, 2008). La prééminence des banques dans le système financier peut aussi poser des problèmes de gouvernance d’entreprise. La proximité entre les banques et les entreprises peut se faire au détriment des intérêts des autres créditeurs. Les banquiers peuvent parfois avoir intérêt à s’entendre avec des gestionnaires d’entreprises inefficaces et à les maintenir en place si ceux-ci sont particulièrement généreux avec eux (Black et Moersch, 1998). Les directeurs de banques peuvent exercer un pouvoir très important sur les entreprises non seulement en tant que créditeurs, mais aussi en exerçant les droits de vote des petits actionnaires. En Allemagne, Wenger et Kaserer (1998) ont montré que les banques exerçaient en moyenne 61 % des droits de vote des vingtquatre plus grandes entreprises allemandes. Cette influence démesurée peut poser problème lorsque les banques ne disciplinent pas les gérants d’entreprise et vont jusqu’à présenter de manière inexacte les comptes des entreprises afin de tromper le public, comme le montrent certains exemples présentés par Wenger et Kaserer (1998).