LA RECHERCHE DE LA PLANIFICATION URBAINE
Que reste-t-il de la planification urbaine ?
Suite à l’effondrement du paradigme dominant de la planification urbaine dans les pays occidentaux dans les années 1960, une myriade de nouveaux courants d’analyse ont émergé (Figure 1), s’invalidant les uns les autres dans des débats scientifiques vifs. Présenter ici les grands courants vise simplement à resituer le point de départ de cette recherche : il ne s’agit pas de promouvoir l’un ou l’autre des paradigmes, ni d’évaluer la production scientifique d’un point de vue normatif. Nous suivons ici une approche délibérément plus positive, en cherchant à mettre en valeur les ressources intellectuelles et opérationnelles à disposition de la recherche et de l’action.La défense d’un renouveau de la planification urbaine, tant sur le plan scientifique que politique, donne lieu à des revendications de nouveauté multiples. Toutefois, cette diversité n’empêche pas que l’interrogation centrale reste celle de la recherche de la bonne planification – qu’il s’agisse d’une théorie scientifique ou d’une technique opérationnelle : si la planification traditionnelle n’est plus valable, comment savoir si l’on fait de ‘bons’ plans (Allmendinger 2002) ? Quelles seraient de ‘bonnes pratiques’ de planification urbaine ? La littérature sur la planification urbaine rend compte de trois types de débats : des controverses théoriques qui contestent sur le plan théorique les présupposés scientifiques de différents types de planification possible ou souhaitable (1), des critiques relatives à la traduction pratique et à l’applicabilité de ces modèles en situation d’action publique (2), et enfin des retours d’expériences provenant notamment du contexte spécifique des villes en développement (3) et qui ont remis en cause l’universalité, l’objectivité et donc plus fondamentalement la légitimité de – la notion de – ‘bonne’ planification. Pour plus de clarté, nous distinguons ici les ‘styles’ théoriques fondés sur des paradigmes scientifiques – tels qu’appelés par les différents courants académiques – des ‘techniques’ opérationnelles et de leurs outils destinés à un usage pratique
LES MODÈLES DE PLANIFICATION URBAINE
Les controverses scientifiques autour de la planification ont mis à mal le paradigme initial du modèle traditionnel. Sur un registre purement théorique, les revendications de renouveau et de rupture paradigmatiques se suivent et se ressemblent. Au milieu de ces controverses scientifiques, il devient difficile de s’orienter, et surtout, d’en tirer les leçons pour l’action. Sans mener une revue de littérature intégrale – ce qui a déjà été fait (Hillier & Healey 2008) –, l’objectif est ici d’identifier dans cette réflexion les outils à disposition des planificateurs et d’étudier l’articulation entre modèles théoriques et techniques opérationnelles, et la traduction en termes d’action publique des paradigmes scientifiques.
LA PLANIFICATION URBAINE EN PRINCIPE
Depuis les années 1970, une multiplicité de théories planificatrices a émergé : à partir du modèle traditionnel sont apparus des courants pour une planification incrémentale (Lindblom 1959), transactionnelle (Friedmann 1973), interactive (Forester 1989), pragmatique (Hoch 1984a), communicationnelle (Innes 1995), collaborative (Healey 1997), stratégique (Albrechts 2004), structurelle (Baross 1991), engagée (Davidoff 1965), juste (Fainstein 2001), multiculturelle (Sandercock 2000), postcoloniale (Harrison 2006), en termes d’économie politique (Lauria & Whelan 1995), etc. Les lignes de démarcation sont mouvantes et floues, rendant difficile l’identification des rattachements, oppositions et périmètres respectifs. Les typologies de styles planificateurs Dans un premier temps, l’analyse de la planification a reposé sur un dualisme entre dimension substantive et dimension procédurale de la planification. Le champ d’étude était divisé entre la ‘theory-in-planning’ traitant du contenu des plans, des objectifs et des visions qui y sont véhiculées, et la ‘theory-of-planning’ centrée sur la planification comme un processus d’action publique, une modalité décisionnelle (Faludi 1973). Cette approche procédurale a pris le dessus dans les débats scientifiques (Taylor 1999) : un bon exercice de planification est considéré comme tout autant, si ce n’est plus, important qu’un ‘bon plan’, suivant l’idée selon laquelle on ne peut aboutir à un bon plan si le processus décisionnel n’est pas bon. Toutefois cette analyse duale est vite devenue trop restrictive pour rendre compte des évolutions postmodernes (Allmendinger 2002). 54 Certains auteurs ont proposé d’autres typologies pour clarifier les concepts utilisés, organiser le champ de connaissances, et faciliter la création de nouvelles théories (Allmendinger 2002). Ces typologies se sont fondées sur des théories politiques, des philosophies sociales générales, des paradigmes sur l’action de l’État hors du champ spécifique de la planification urbaine pour distinguer différents ‘styles planificateurs’. Sous des appellations et des contours parfois un peu différents, la littérature traite globalement de quatre grands modèles : – La planification traditionnelle, exhaustive, rationnelle, synoptique, dirigiste, conventionnelle comme point de départ ; – La planification incrémentale, stratégique, par projet ou structurelle qui marque le passage à une approche plus tournée vers les résultats ; – La planification communicationnelle ou collaborative qui repose sur les discours ; – La planification engagée qui défend des causes sociales, politiques ou environnementales. Innes et Gruber définissent ainsi des styles planificateurs fondés sur la rationalité bureaucratique, l’influence politique, l’engagement social ou la collaboration (1996). Chaque style renvoie à une conception de l’ordre politique et social et à une perception de la légitimité de l’État différentes. Les hypothèses épistémologiques sous-jacentes à chaque style planificateur sont considérées comme incompatibles, ce qui empêche la coordination et crée des conflits entre les acteurs. Dans cette perspective, le courant communicationnel propose que la planification serve justement à ajuster les différentes conceptions de la rationalité autour de valeurs communes (Healey 1992). Alexander quant à lui identifie différents paradigmes planificateurs en les associant à différentes formes de rationalités : pure raison instrumentale, logique d’action, logique discursive ou logique intégrative vont déterminer une planification délibérative, interactive, coordinatrice ou définissant un cadre d’intervention général (2000). Albrechts fait également la différence entre une rationalité instrumentale au fondement de la planification traditionnelle, une rationalité fondée sur les valeurs qui soustend une planification engagée, une rationalité communicationnelle qui met en avant les discours, et une rationalité stratégique orientée vers l’action (2003). Ces exercices de typologie ont eux-mêmes fait l’objet de discussions quant aux critères utilisés et aux angles morts et à l’exclusion de certains courants d’analyse. Non seulement situer les théories les unes par rapport aux autres est compliqué, mais il existe aussi toujours des déviances, des glissements, des décalages par rapport aux théories dominantes qui brouillent encore les pistes (Roy 2011a). Les revendications paradigmatiques des uns et des autres deviennent une controverse en soi qui entraîne le débat sur un plan purement théorique 55 (Fauria 2000; Huxley & Yiftachel 2000; Yiftachel & Huxley 2000). En outre, ces typologies ne se départent pas d’une tendance normative, et visent à révéler la ‘bonne’ planification par distinction scientifique par rapport aux autres. Les tentatives de typologies achoppent sur l’opposition entre paradigmes fondamentaux ou conceptions de la rationalité sans traiter de leur effectivité ou efficacité. La compétition entre théories a créé une confusion de la pensée, et par conséquent une déconnexion avec les pratiques opérationnelles (Mazza 2002). Les débats restreints à des controverses scientifiques éloignées de leur objet empirique ne servent pas d’aide à la décision. Il est donc difficile à partir de ces classifications d’identifier en quoi les revendications de nouveauté permettent de fournir de nouveaux outils aux planificateurs. Une continuité peu novatrice Afin de dépasser les oppositions entre courants théoriques et de prendre du recul par rapport aux controverses scientifiques, certains travaux s’intéressent à l’évolution de la pensée autour des grandes questions et des objectifs de la planification. Selon Yiftachel, il existe trois débats sur la planification : un débat analytique – qu’est-ce que la planification –, un débat substantiel – qu’est-ce qu’un bon plan pour une ville –, et un débat procédural – qu’est-ce qu’un bon processus planificateur (1989). À partir de ces questions, il crée une généalogie de l’émergence des courants d’analyse suite à l’effondrement du paradigme conventionnel dominant jusqu’aux années 1950 (Figure 1). Par la suite, Allmendinger propose de s’intéresser à différentes catégories de théories plutôt qu’à leur contenu, ce qui lui permet de les imbriquer plutôt que de les opposer (2002) : des théories englobantes qui renvoient à une vision du monde – telles que le modernisme ou le post-modernisme –, des théories exogènes provenant d’autres disciplines – celle des régimes politiques par exemple –, des théories sociales – théorie des choix rationnels, analyse foucaldienne etc. –, des théories philosophiques – agir communicationnel d’Habermas –, et enfin des théories indigènes – qui ajoutent aux quatre catégories précédentes des éléments contextuels. Elles se combinent pour expliquer l’émergence des courants théoriques connus sur la planification. Toutefois, Allmendinger reconnaît que ces théories restent normatives et dépendantes de contextes spécifiques de pensée. Dès lors, si une telle typologie permet de resituer les différentes théories sans les opposer, elle reste elle-même théorique. Une autre manière de traiter de la pensée planificatrice est d’y voir un mouvement cohérent d’évolution des valeurs et des normes relatives à l’action publique et au territoire, lié aux changements plus généraux qui ont eu lieu dans les sciences sociales et politiques (Taylor 56 1999). Les filiations des différentes théories par glissement et ajustement prennent là le dessus par rapport à une vision en termes de rupture paradigmatique. Dans cette perspective, l’histoire de la pensée planificatrice devient un mouvement continu : – De la modernité au post-modernisme et au multiculturalisme ; – D’une conception de l’espace comme objet physique, puis support de forces socioéconomiques et enfin élément fondamentalement relationnel et dématérialisé ; – D’une action politique gouvernementale centralisée par l’État à la gouvernance locale et participative en passant par les partenariats public-privé ; – Du futur comme un état idéal lointain au futur comme une construction incrémentale ; – D’une conception de la planification comme principalement substantive à une approche imbriquant les fins et les moyens voire exclusivement procédurale ; – D’une conception du plan comme outil technique et scientifique à un document porteur de valeurs politiques et d’intérêts particuliers (Taylor 1999). Le risque d’une telle approche cependant est qu’elle laisse entendre qu’il y a un chemin à suivre, prédéterminé et souhaitable : il serait normal et bénéfique de passer d’une planification moins traditionnelle à une planification plus stratégique avec l’objectif d’atteindre des pratiques collaboratives (Douay 2013). Par conséquent, cela accorde une supériorité normative aux théories les plus récentes, et ce indépendamment de leur contexte et modalités d’application. Or c’est bien sur cette question de la traduction pratique des théories que la littérature achoppe : les débats scientifiques finissent par ignorer la question de la pertinence. Dans une logique purement déductive (Lauria & Wagner 2006), certains travaux portent ainsi sur le fait de savoir si certaines pratiques ont de bons fondements théoriques (Shipley 2002), ou définissent un style théorique pour étudier la manière dont les pratiques y correspondent (Albrechts 2006). Nous optons pour une approche inverse qui s’intéresse aux conséquences et aux faits réels plutôt qu’aux causes et valeurs sous-jacentes de l’action, en abandonnant la recherche sur les fondements abstraits de la planification (Verma 1996) pour privilégier une étude en termes de politique publique.
L’INSTRUMENT DE LA PLANIFICATION
Although planning theory is basically all about planning tools, there is, however, hardly any literature that theorizes the concept of planning tool. Moreover, most planning theories focusing on process – rational-comprehensive planning, incrementalism, advocacy planning, radical 57 planning, communicative planning, strategic spatial planning etc. – implicitly have an instrumental position towards planning tools. In these theories, tools are there to be used to realize planning goals, and do not receive much theoretical attention […]. To develop the idea of a socio-political perspective on planning tools it is therefore necessary to look for other sources in literature. (van den Broeck 2008: 262–263) En l’occurrence, le cadre d’analyse offert par l’instrumentation de l’action publique (Lascoumes & Le Galès 2004) offre une méthode heuristique qui permet de retourner le point de vue et de partir des dispositifs d’action. Cette approche de la planification par ses outils permet de rendre plus concrète l’analyse de la littérature en identifiant les outils à disposition des acteurs, afin d’en tirer des conclusions quant aux modalités d’action à l’œuvre sur le terrain. En étudiant la planification urbaine comme un instrument d’action publique, cette approche permet de ressaisir sa dimension opérationnelle tout autant que sa portée politique, et de distinguer des types de planification non pas en fonction de principes normatifs mais d’outils concrets manipulés au quotidien par les acteurs de la fabrique urbaine.
Une typologie d’instruments d’action publique
Un instrument d’action publique ou instrument politique, est défini comme un : dispositif technique à vocation générique porteur d’une conception concrète du rapport politique/société et soutenu par une conception de la régulation. (Lascoumes & Le Galès 2004) Les instruments d’action publique peuvent également être définis comme des ‘institutions de second rang’, des dispositifs concrets intermédiaires (Lorrain 2008) qui ont une profondeur institutionnelle et une multitude de facettes. Un instrument a ainsi plusieurs dimensions : – Une filiation historique : il découle d’un contexte et d’une histoire, il crée des dépendances de sentier et des effets d’inertie, et est un marqueur de changement ; – Une vocation générique et multitâche : il peut servir plusieurs buts de manière concomitante, il a des effets propres qui peuvent dépasser la logique initiale ; – Une utilité technique : c’est un dispositif qui combine différentes techniques et outils opérationnels, il est constitué d’un ensemble de tâches et procédures de mise en œuvre ; – Un sens politique : il révèle la distribution du pouvoir et la conception du processus décisionnel, il renvoie à la définition sur le fond et sur la forme de l’intérêt général ; – Un support organisationnel : un instrument est ancré dans une forme administrative, il est déterminé par l’organisation de l’État et ses capacités d’action et les modifie en retour ; 58 – Un rôle dans la gouvernance et les relations d’acteurs : un instrument reflète l’économie politique du contexte dans lequel il s’inscrit ; en tant qu’institution sociale, il détermine les relations entre les acteurs, stabilise les attentes et organise les intérêts ; – Une signification sociétale et idéologique : il véhicule des représentations et valeurs quant à l’action publique, son contenu et sa forme ; il contient une matrice cognitive et normative souvent invisible mais intériorisée par les acteurs (Lorrain 2006). Il existe différents types d’instruments ; chacun est lié à une conception quant au rôle de l’État qui révèle le caractère politique de l’instrument (Figure 2) et qui se décline en une série d’outils spécifiques auxquels ont recours les acteurs pour mettre en œuvre l’action publique.