La recherche d’approches comptables
Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, une partie de la recherche en comptabilité se décentre progressivement des organisations pour s’intéresser directement aux questions environnementales et aux pratiques calculatoires développées dans le cadre d’efforts de conservation de la biodiversité. Forts de ce constat, nous pouvons nous demander inversement si les chercheurs et les praticiens de la conservation ne cherchent pas déjà à développer des comptabilités de leur côté. Si oui, à quoi ressemblent-elles ? Qui les développe et dans quel cadre ? Dans quel but ? Dans ce chapitre, nous proposons de poursuivre le mouvement de décentrement des organisations pour adopter directement le point de vue des sciences de la conservation et de la gestion collective des enjeux écologiques. Nous partirons ainsi à la recherche d’approches comptables centrées sur les écosystèmes ou les enjeux écologiques. Premièrement, nous rappellerons en quoi et pourquoi les problématiques de quantification et d’élaboration de systèmes d’information occupent une place centrale dans le champ de la conservation. Nous étudierons ensuite le développement du domaine des « comptabilités des écosystèmes », qui cherchent à réaliser des bilans de l’état et de l’évolution des écosystèmes à l’échelle territoriale ou nationale. Puis nous étudierons le développement récent d’une famille de systèmes d’information plus proches d’une variété de processus de décision et d’action sur les territoires, et qui cherchent à fournir des évaluations des écosystèmes. Dans ces deux cas, nous concentrerons notre analyse sur les dimensions organisationnelles de ces systèmes d’information développés dans le champ de la conservation. Nous chercherons à mieux comprendre leurs rôles et leurs limites au regard de notre questionnement sur les comptabilités pouvant accompagner la gestion collective des écosystèmes.
Les sciences de la conservation ont comme enjeu central de produire des connaissances utiles à la préservation des systèmes écologiques. Les chercheurs et praticiens de la conservation consacrent beaucoup d’efforts à produire, structurer et mobiliser ces nouvelles connaissances dans divers contextes d’action et de décision où le sort des écosystèmes est en jeu. Nous montrerons ici que cet enjeu d’élaboration de nouveaux systèmes d’information et d’évaluation est fortement lié aux controverses portant sur les différentes philosophies et orientations gestionnaires existantes en sciences de la conservation. Nous prendrons comme exemple le La biodiversité, terme proposé au début des années 198032, peut être définie comme « the variety of life on Earth at all its levels, from genes to ecosystems, and the ecological and evolutionary processes that sustain it » (CDB, 1992). Le terme « écosystème » proposé par Tansley en 1935 (Drouin, 1999) fait référence à un système intégré composé d’une communauté biotique (plantes, animales), son environnement abiotique (minéraux, nutriments) et leurs interactions dynamiques. Comme le précise Fath (2009, p. 8) : « it is this feature of ecosystems, that they are the basic unit for sustaining life over the long term, which provides one of the main reasons for studying them for environmental management and conservation ». Dans son article phare de 1985, Michael Soulé définit la « biologie de la conservation » comme la discipline dont l’objectif est de « fournir des principes et des outils pour la préservation de la biodiversité » (Soulé, 1985). Constatant l’accélération de la dégradation de la biodiversité depuis le début de l’ère industrielle, il ajoute qu’à la différence d’autres champs scientifiques, cette nouvelle discipline revêt un caractère particulier de « discipline de crise ». Il invite non seulement les biologistes de la conservation à produire des connaissances pour fournir de nouvelles informations sur le fonctionnement complexe des écosystèmes et les impacts que les activités humaines ont sur eux, mais aussi à s’engager dans l’action pour faire le meilleur usage possible de ces informations en faveur de la conservation.
Le Millenium Ecosystem Assessment (MEA, 2005) est une étude qui a rassemblé près de 1 360 experts internationaux qui ont entrepris d’évaluer les grandes tendances d’évolution de la qualité des écosystèmes et de leur fonctionnement. Il montre que les pressions qui s’exercent sur les systèmes vivants continuent de croître (démographie, agriculture intensive, pollution, urbanisation, déforestation, etc.) et continuent de dégrader les écosystèmes à un rythme accéléré. Plus récemment, des études publiées dans les prestigieux journaux Nature et Sciences affirment que si les efforts de conservation des systèmes vivants ne sont pas à la hauteur des dégradations qu’ils subissent, la biosphère planétaire risquerait de dépasser des seuils irréversibles qui mettraient en péril le « système de support de vie » de notre planète dont dépendent les conditions de survie de l’humanité (Barnosky et al., 2012 ; Steffen, Crutzen, et McNeill, 2007 ; Steffen et al., 2015). Ces travaux sont venus confirmer trois décennies plus tard le diagnostic à l’origine de la biologie de la conservation, alors même que l’on parle aujourd’hui d’une sixième crise d’extinction de la biodiversité (Barnosky et al., 2011 ; Billé et al., 2014). Par ailleurs, la communauté des géologues s’accorde à considérer que nous sommes entrés dans une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène, où « l’humanité a émergé comme une force géologique majeure – et singulièrement réflexive » (Clark, Crutzen, et Schellnhuber, 2005).