LA RAISON D’ÊTRE DE L’INTERVENTION PUBLIQUE
Après avoir présenté ce que la politique économique fait et comment elle fonctionne, nous abordons maintenant sa raison d’être : pourquoi est- elle nécessaire ? Quels sont les objectifs de l’intervention publique ? À ces questions, souvent formulées de manière naïve, la théorie économique permet d’apporter des réponses précises. La raison d’être de l’intervention publique
Les Fondements
Les trois fonctions de la politique économique
À la suite de Richard et Peggy Musgrave (1989), on distingue usuellement trois fonctions essentielles de la politique budgétaire et, plus largement, de la politique économique. • L’allocation * des ressources (c’est- à- dire leur affectation aux différents usages possibles). Entrent dans cette catégorie les interventions publiques qui visent à affecter la quantité ou la qualité des facteurs de production disponibles dans l’économie ou à modifier leur répartition sectorielle ou régionale. D’une manière plus générale, y entrent les politiques visant à fournir les biens publics : investissement en recherche et développement , éducation, protection de l’environnement, etc. • La stabilisation * macroéconomique face à des chocs exogènes qui éloignent l’économie de l’équilibre (prix stables et plein emploi des facteurs de production), c’est- à- dire la réduction des écarts par rapport à cet équilibre. C’est le rôle que les économistes keynésiens attribuent usuellement aux politiques monétaires et budgétaires. • La redistribution * entre agents ou entre régions, c’est- à- dire la modification de la répartition des revenus. C’est ce que visent les politiques de taxation progressive et les transferts sociaux. Temps PIB Politique de stabilisation Politique d’allocation Graphique .
Politiques de stabilisation et politiques d’allocation
La raison d’être de l’intervention publique 43 Les chapitres 3 à 5 de ce livre traitent essentiellement des politiques de stabilisation ; les chapitres 6 à 8 de l’allocation et le chapitre 7, partiellement, de la redistribution . La redistribution a clairement un objectif différent de l’allocation ou de la stabilisation, puisqu’elle vise un certain objectif de distribution du revenu à l’intérieur d’une société. Allocation et stabilisation ont ceci de commun qu’elles influent toutes deux sur le niveau de l’activité économique d’ensemble. La distinction entre elles renvoie à la différence entre tendance de l’activité à long terme et fluctuations de court terme autour de cette tendance : les politiques d’allocation visent à accroître le niveau maximal de production atteignable sans inflation – ce qu’on appelle en général la production potentielle* ; les politiques de stabilisation visent à minimiser l’écart entre la production effective et son niveau potentiel – ce qu’on appelle l’ écart de production* ou output gap* (graphique1.5 et encadré 1.2). Dans un modèle simple, la production potentielle est déterminée par les facteurs de production (principalement l’offre de travail et le stock de capital), ainsi que par les facteurs qui affectent l’efficacité productive. Une représentation standard est : Yt = Ft (Kt , Nt ) (1.2.1) où Y est la production, K le stock de capital, N l’emploi, F la fonction de production. K et N dépendent du temps, ainsi que F, pour prendre par exemple en compte l’effet dans la durée du progrès technique, qui permet de produire davantage avec la même quantité de facteurs. À court terme, K peut être considéré comme exogène, en sorte que Kt = K¯ t . Soit N¯ t le niveau d’emploi qui est atteint lorsque le chômage est au niveau ut appelé taux de chômage d’équilibre*. ut ne peut pas être égal à zéro parce qu’à tout moment, une fraction de la population active est en recherche d’emploi. Son niveau dépend de l’efficacité des institutions du marché du travail du pays. Donc, si Lt est la population active, N¯ t = (1 – ut ) Lt (1.2.2) La production potentielle peut donc être définie comme : ¯ Yt = Ft (K¯ t , N¯ t ) (1.2.3) Elle est exogène à court terme mais endogène à long terme, horizon auquel le stock de capital s’ajuste. L’ écart de production (output gap) peut alors être défini comme la différence entre la production déterminée par la demande, Yt et la production potentielle déterminée par l’offre, ¯ Yt . Un écart de production négatif signifie que la production est inférieure à son potentiel, ce qui implique un chômage supérieur au chômage d’équilibre (on parle aussi de chômage involontaire). Un écart de production positif signifie que la production est supérieure au potentiel, ce qui peut paraître étrange si l’on envisage le stock de capital et la population active disponible comme des contraintes physiques. Mais il y a bien des moyens de s’ajuster à un niveau de demande plus élevé. Par exemple, une réponse fréquente à un accroissement de la demande est de faire appel aux heures supplémentaires ; ou bien, des équipements qui étaient considérés comme obsolètes mais qui n’avaient pas été mis au rebut peuvent être remis en service ; ou bien encore, des producteurs moins efficaces, qui La raison d’être de l’intervention publique 45 ne parvenaient pas à être compétitifs dans les conditions usuelles, peuvent accroître leur offre. Toutefois ces réponses impliquent un accroissement du coût marginal de production, et donc une hausse du prix du produit. L’ écart de production est une notion simple mais difficile à mesurer en pratique, parce que ni le stock de capital Kt , ni le taux de chômage d’équilibre ut , ni la fonction de production F ne sont observables (c’est moins vrai du stock de capital, qui peut être mesuré à l’aide d’enquêtes, mais en pratique il est généralement évalué sur la base des investissements passés et d’hypothèses quant au taux annuel de mise au rebut des équipements). Les mesures de l’écart de production disponibles, notamment celles des organisations internationales (Fonds monétaire international, OCDE, Commission européenne) diffèrent sensiblement l’une de l’autre et font l’objet de révisions fréquentes. À cause de ces difficultés, la production potentielle est parfois estimée à l’aide de techniques purement statistiques (en appliquant un filtre à la série observée pour en déterminer la tendance). Mais ceci ignore que la production potentielle est une notion économique et que son niveau dépend des prix : par exemple, une hausse du prix de l’énergie réduit la production potentielle, parce qu’elle rend non profitables certaines techniques très intensives en énergie. Les raccourcis statistiques peuvent être inappropriés lorsque l’économie est soumise à des chocs. Il peut donc être difficile de fonder des choix de politique économique sur une évaluation précise de l’ écart de production. Ceci est particulièrement vrai dans les pays dont la croissance tendancielle connaît des inflexions. Une comparaison entre les ÉtatsUnis et la France (ou d’autres pays qui ont connu une période de rattrapage au cours de laquelle leur croissance s’est accélérée) est, à cet égard, instructive. Dans le cas américain, la croissance économique fluctue au cours d’une tendance de long terme à peu près stable : une simple tendance linéaire sur longue période décrit l’essentiel de l’évolution structurelle (graphique 1.2.1.a). Le cas français est très différent : la croissance tendancielle est passée de 5 % environ dans les années 1960 à moins de 2 % dans les années 2000 (graphique 1.2.1.b). En conséquence, un décideur français observant en temps réel l’évolution du PIB pouvait confondre un ralentissement durable avec un choc temporaire (c’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans les années 1970 et à nouveau dans les années 1980).
Pourquoi intervenir ?
Pour les économistes, l’intervention publique doit être justifiée : ils se fondent sur le premier théorème de l’économie du bien- être *, qui enseigne que tout équilibre concurrentiel est un optimum au sens de Pareto*. En d’autres termes, un équilibre de marché parfait est tel qu’il n’est pas possible d’améliorer le bien- être d’un agent économique sans réduire celui d’un autre. Ce résultat est à la fois très puissant et très limité. Il est puissant parce qu’il énonce que l’intervention publique ne peut en principe améliorer le sort des uns qu’en détériorant celui des autres, ce qui pose immédiatement la question des fondements et de l’acceptabilité d’une telle intervention. Il est cependant limité, pour deux raisons. Il faut, d’abord, rappeler .Les Fondements que le critère de Pareto est muet quant à la répartition du revenu et de la richesse entre les agents (toute répartition du revenu peut être considérée comme Pareto- optimale). Ensuite, les conditions de validité de ce résultat sont très strictes : en énonçant rigoureusement les théorèmes de l’économie du bien- être dans les années 1950, Kenneth Arrow et Gérard Debreu (prix Nobel d’économie en 1972 et 1983) ont montré (Arrow et Debreu, 1954) que ceux- ci reposaient sur un ensemble d’hypothèses très exigeant. L’optimalité de l’équilibre concurrentiel suppose, en particulier, un fonctionnement concurrentiel de l’économie, l’existence d’un ensemble complet de marchés permettant d’effectuer des transactions sur tous les biens à toutes les périodes, et l’information parfaite des agents. Mettre en cause l’une quelconque de ces hypothèses, c’est offrir une justification à l’intervention publique. De fait, les théorèmes de l’économie du bien- être, qui ont souvent été regardés comme le fondement doctrinal du laisser- faire, peuvent tout aussi bien fournir des arguments aux partisans de l’intervention publique, à condition que ceux- ci se fixent pour discipline de la justifier par des arguments précis. Ces arguments ne sont pas de même nature dans les trois domaines envisagés : allocation, stabilisation et redistribution.