La question de l’intégration de la sémantique dans la linguistique
Autonomie de la sémantique
La légitimité de la sémantique en linguistique ne va pas de soi. Certains linguistes se refusent à donner une existence à quelque chose d’aussi insaisissable que le sens (voir 1.1.2.), alors que d’autres considèrent que le sens est au cœur du langage et qu’il transcende ainsi tout plan d’analyse. Nous commencerons par ces derniers. A. Wierzbicka, par exemple, formule la thèse suivante : i. le langage est un outil pour exprimer du sens [Wierzbicka, 1992 : 3].
Dans ce cas, une des tâches de la linguistique est de : ii. décrire comment les langues créent et véhiculent du sens Pour décrire ce sens et, à moins de s’intéresser à des problématiques d’acquisition du langage, il faut présupposer l’existence d’un lexique, i.e. d’un système de connaissance structuré permettant la reconnaissance et la manipulation d’unités linguistiques.
La fonction primaire d’un lexique est, à la manière d’un dictionnaire, de livrer le sens de chaque unité. Il doit avoir un substrat mental (chaque individu est doté d’une compétence lexicale) et une dimension sociale (les individus d’une communauté donnée partagent un lexique commun). L’étude du lexique sur le plan sémantique porte le nom de sémantique lexicale (par opposition à la morphologie lexicale par exemple). D’une part, il s’agit d’étudier les différents sens d’un mot, de les structurer et de proposer des moyens pour les caractériser, voire les formaliser (figure 1.1).
Étant donnée la place qu’occupe le sens dans un tel domaine, il est scientifiquement nécessaire de proposer une définition de ce qui est mis en relation, autrement dit le sens. Cette question peut être abordée, comme nous le verrons, de différents points de vue : selon la célèbre formule du linguiste F. de Saussure, « le point de vue crée l’objet » [de Saussure, 1916 : 23].
Le système lexical s’oppose en principe au système grammatical. L’étude de la grammaire, la syntaxe, caractérise les mots en fonction de leurs propriétés combinatoires, isole des règles de composition, et identifie les structures majeures d’une langue. L’étude de la grammaire peut être menée indépendamment de critères sémantiques, dans le sens où les catégories et structures sont établies indépendamment de la nature des mots (oui, mais quelle est-elle ?).
En effet, tous les mots ne fonctionnent pas de la même manière, mais certains mots, si : les catégories de déterminant ou de verbe ont, par exemple, des propriétés syntaxiques bien distinctes. Nous devons préciser quelques bémols à cette stricte répartition des tâches : • Si la syntaxe limite généralement son étude au domaine de la phrase, rien n’empêche de considérer que ses attributions s’appliquent à tout type de phénomène de composition linguistique linéaire, du niveau morphologique jusqu’au niveau discursif.
• L’existence de modèles de grammaire sémantique comme la Grammaire Cognitive [Langacker, 1987] pousse à croire que même les catégories syntaxiques de déterminant ou de nom sont sémantiquement motivées. • Certaines théories postulent une continuité entre les pôles lexical et grammatical [ibid.] [Givón, 1985].
• Enfin certaines entreprises de formalisation du lexique incluent des propriétés grammaticales. J. Pustejovsky [Pustejovsky, 1998] propose des paradigmes lexico conceptuels, agrégats richement structurés de contraintes sémantiques permettant de prédire/expliquer leur combinatoire grammaticale.
Pour ces modèles qui choisissent d’inclure explicitement (au moins) un peu de sémantique dans leur lexique ou un soupçon dans leur syntaxe, se pose la question de l’autonomie de la sémantique vis-à-vis de la linguistique : ces catégories du lexique ou de la grammaire sont-elles propres aux mots (« attachées », « contenues », pour prendre des métaphores concrètes) ou relèvent elles d’un niveau distinct vers lequel les mots « pointent » ?
Autoriser l’existence d’un niveau de représentation sémantique distinct, hors de la linguistique (pas nécessairement universel), c’est lui attribuer une autonomie. Après tout, les mots ne sont pas les seuls « outils » permettant de véhiculer du sens : on peut transmettre une même idée en utilisant des gestes ou des mots..