LA QUALITE DE L’EXPRESSION DE LA DOULEUR
INTRODUCTION
La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle, désagréable liée à une lésion tissulaire existante ou potentielle, ou décrite en termes d’une telle lésion. Depuis cette définition de l’association internationale pour l’étude de la douleur (IASP) en 1993, il est devenu évident qu’aucune plainte en matière de douleur ne doit être minimisée ou négligée sous prétexte qu’elle ne répond pas à un mode de raisonnement pastorien. Dans la démarche entreprise pour légitimer cette plainte douloureuse, les outils d’évaluation sont utilisés comme un moyen efficace pour objectiver un signe, qui à la base, est subjectif. L’outil optimal d’évaluation serait un outil rapide d’administration, moins couteux et surtout « déculturé ». Ainsi depuis des décennies, il a été élaboré de nombreux outils dont les sensibilités n’ont cessé d’être améliorées. Ces travaux ont été menés majoritairement dans les pays développés. Et en ce qui concerne les pays en voie de développement, qui sont assez conservateurs de leurs cultures ancestrales, il leur est recommandé de procéder d’abord à des études d’adaptation avant l’utilisation de ces différents outils. C’est parce que, sur la base de nombreuses études menées sur la douleur, il est considéré que, selon le contexte culturel, il y’a une différence d’expression, de perception ou simplement de la manière de vivre une douleur . Que les personnes issues de ces cultures plus vielles sont plus stoïques, car expriment moins et ou se plaignent moins de leurs douleurs . Or, comme la douleur, le stoïcisme est aussi une expérience universelle qu’on retrouve dans toutes les cultures. C’est une valeur dont l’éloge est aussi fait même dans les cultures européennes. Ce qui est bien illustrée dans l’œuvre de l’écrivain français Alfred de Vigny, dans le poème intitulé « La mort du loup », où nous pouvons relever des passages extrêmement éloquents à ce sujet 14 comme : « souffre et meurs sans parler », ou encore « seul le silence est grand, tout le reste n’est que faiblesse de l’âme». Il est donc plus prudent que, avant d’entreprendre des études d’adaptation des différents outils d’évaluation qui existent, de vérifier l’hypothèse de l’exclusivité de stoïcisme de nos populations face à la douleur. De faire place au discours du patient, pour que dans son environnement naturel et riche de son identité culturelle, il nous parle de sa douleur avec sa façon propre de s’exprimer. Ce travail se propose d’analyser l’expression de la douleur en contexte, afin de déterminer les éventuels paramètres nécessaires à l’élaboration d’un outil d’évaluation.
Physiologie de la douleur
.Définition : « Sensation désagréable et expérience émotionnelle en rapport avec une lésion tissulaire réelle ou potentielle ou décrite en ces termes « . (International Association for Study of Pain IASP).
Mécanismes de la douleur
La douleur est un phénomène perceptif pluridimensionnel qui signale une perte de l’intégrité physiologique. Elle résulte de plusieurs mécanismes : d’une part de l’intégration dans le système nerveux central d’un message afférent nociceptif modulé par des systèmes de contrôle inhibiteurs, selon une organisation anatomo-biologique formée d’un système neuronal et de substances neuroexcitatrices et neuro-inhibitrices qui peuvent subir des modifications fonctionnelles et structurelles (plasticité) ; d’autre part, de phénomènes centraux d’ordre émotionnels plus difficiles à appréhender. Cette organisation complexe explique l’absence de parallélisme entre les lésions observées et l’importance des manifestations douloureuses. On distingue plusieurs mécanismes générateurs de la douleur.
Douleur d’origine nociceptive
Physiopathologie : Elle est provoquée par une hyperstimulation de récepteurs périphériques, les nocicepteurs, constitués par les terminaisons libres des fibres nerveuses sensitives de petit diamètre Ad et C. Le stimulus intense mécanique, thermique ou chimique agit directement et (ou) par l’intermédiaire de substances libérées lors de la lésion tissulaire. Ces substances interviennent dans les phénomènes inflammatoires ou de sensibilisation des nocicepteurs [catécholamines, substance P, prostaglandines, calcitonine, CGRP (calcitonin-generelated-peptide)…]. Les afférences sensitives primaires Ad et C gagnent la moelle par la racine rachidienne postérieure. Elles se projettent sur des neurones spinaux nociceptifs spécifiques et non spécifiques, les neurones convergents, qui reçoivent des pro- 18 jections nociceptives et non nociceptives d’autres régions, expliquant le phénomène de la douleur projetée (convergence somato-viscérale). Au moins 20 substances sont libérées au niveau de cette première synapse, dont des acides aminés excitateurs(AAE) comme le L-glutamate et des peptides (substance P, CGRP…). Les axones des neurones spinaux forment dans les cordons antérolatéraux controlatéraux, les faisceaux spinothalamiques et spinoréticulaires qui se projettent sur la formation réticulée, le mésencéphale et le thalamus (figure). Les afférences sensitives tactiles non nociceptives (proprioception) de gros diamètre Aa et Ab empruntent elles, sans relais, les colonnes dorsales homolatérales dès leur entrée dans la moelle. Comme en périphérie, toutes ces structures possèdent des récepteurs pour les substances neuro-excitatrices, dont quelquesunes ont déjà été citées, et inhibitrices (sérotonine, adrénaline, opioïdes endogènes…) qu’elles ou des interneurones fournissent. La dernière projection se fait sur de nombreuses aires cérébrales qui participent au traitement de l’information sur les composantes de la douleur (intensité, durée, localisation…) et à l’élaboration de réactions émotionnelles, comportementales et neuroendocriniennes qui en découlent. Toute stimulation nociceptive intense et (ou) durable donne lieu au stockage d’une information « douleur » qui peut se réactiver ultérieurement, à la suite d’une lésion nerveuse (exemple de l’algo-hallucinose) ou sous l’influence de facteurs psychologiques, ce qui pourrait expliquer certaines douleurs qualifiées de psychogènes. Une stimulation nociceptive peut aussi induire une réponse réflexe motrice ou sympathique dont la pérennité engendre une douleur (contracture réflexe, algoneurodystrophie). 19 Figure : Les voies de la douleur
Sémiologie
L’excès de nociception est le mécanisme générateur le plus fréquent de la douleur. Constante après la lésion, elle siège au foyer lésionnel et dans sa région, ou à distance (douleur projetée, douleur référée). Elle s’exprime selon un mode mécanique ou inflammatoire, s’accompagnant d’une réaction exagérée à toute stimulation non douloureuse (hyperesthésie) ou douloureuse (hyperalgésie), sans déficit sensitif objectif. 3. Approche thérapeutique : La douleur par excès de nociception est sensible aux antalgiques qui agissent sur l’inflammation (inhibiteurs de la synthèse des prostaglandines) ou qui renforcent le mécanisme inhibiteur physiologique opioïde endogène (morphinomimétiques). Les anesthésiques locaux interrompent la transmission nerveuse du message nociceptif. La recherche s’oriente vers la synthèse d’antagonistes de la substance P et des récepteurs aux acides aminés excitateurs, comme le récepteur N-méthyl Daspartate(NMDA).
Douleur neurogène
Physiopathologie
Toute lésion périphérique, médullaire ou centrale du système nerveux sensitif, qu’elle soit d’origine traumatique, infectieuse, métabolique ou ischémique, est susceptible d’entraîner une douleur. La lésion provoque un dysfonctionnement de la transmission des messages, une hyperexcitabilité des neurones spinaux et supra-spinaux, une perturbation des contrôles inhibiteurs physiologiques.
Sémiologie
La douleur est décrite en termes de dysesthésies, sensations anormales et désagréables, spontanées ou provoquées (brûlures, décharges électriques, coups de poignard, striction, fourmillements…) plus ou moins intenses, continues et (ou) paroxystiques. Ces sensations sont influencées par la pression atmosphérique, le nycthémère, les phénomènes d’attention ou de diversion, l’humeur. L’examen retrouve des signes d’hypersensibilité comme l’allodynie (douleur provoquée par une stimulation habituellement non douloureuse, l’hyperpathie (réaction excessive et durable après une stimulation répétée), et (ou) d’hyposensibilité comme l’hypoalgésie (diminution de la sensibilité à une stimulation douloureuse) ou l’anesthésie douloureuse (absence de sensibilité à une stimulation nociceptive, dans une zone spontanément douloureuse).
Approche thérapeutique
Les douleurs neurogènes sont peu sensibles aux antalgiques usuels, même morphiniques. Certains antidépresseurs et anticonvulsivants sont efficaces. Ils agissent par effet stabilisant de membrane et (ou) de renforcement des systèmes de contrôle physiologiques. Les techniques d’électrostimulation renforcent l’inhibition segmentaire exercée par des collatérales à destinée médullaire des fibres de la sensibilité tactile et proprioceptive de gros diamètre A ab.
Douleur psychogène
L’origine psychogène d’une douleur est rarement évoquée précocement. Il s’agit soit du phénomène déjà cité de réactivation d’une douleur sous l’influence de facteurs psychologiques (douleur mémoire), soit d’une origine psychopathologique pure (hystérie de conversion, dépression, hypocondrie), soit de troubles somatiques mineurs majorés par des difficultés psychosociales. L’approche thérapeutique est souvent pluridimensionnelle et pour une grande part psychothérapique.
Caractéristiques de la douleur
Douleur aiguë et douleur chronique : • La douleur aiguë est d’évolution brève et souvent de forte intensité. Elle a un début et une fin bien précis. Elle s’accompagne de manifestations physiques, psychiques et comportementales du domaine du stress. C’est un signe d’alarme utile qui appelle un diagnostic et un traitement étiologique. • La douleur chronique est sans début précis et sans limite. C’est une douleur qui perdure au-delà de la guérison d’une lésion ou plus généralement qui évolue depuis 3 à 6 mois. D’intensité variable, elle s’accompagne de modifications émotionnelles du registre de l’anxio-dépression, et de modifications du comportement social, familial et professionnel. On l’évoque devant une plainte hors de proportion avec les données cliniques et paracliniques, chez des patients qui ont déjà beaucoup consulté et qui ne sont pas soulagés par les traitements déjà entrepris. Elle appelle une évaluation pluridimensionnelle et un programme thérapeutique multifactoriel.
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