La qualité de l’audit externe et les mécanismes de gouvernance des entreprises
Les scandales financiers récents témoignent de différentes formes de problèmes d’imperfection des structures de gouvernance et rappèlent fortement que les dirigeants ont toujours la possibilité et une imagination débordante pour faire apparaître dans les comptes une situation financière très avantageuse, profitant notamment d’une situation propice d’asymétrie d’information. Avec ces manipulations comptables, les comptes sociaux perdent leurs crédibilité et fiabilité requises. L’intervention d’une autorité de contrôle indépendante et compétente paraît alors utile en vue d’assurer une crédibilité à l’information produite, et permettre aux utilisateurs de faire confiance aux données comptables communiquées (Carassus et Cormier, 2003) : il s’agit de l’auditeur externe. En effet, l’audit externe, un des mécanismes de gouvernement des entreprises (O’Sullivan et Diacon, 1999 ; Yeoh et Jubb, 2001), a pour principal objectif de garantir la fiabilité des données comptables diffusées. Il contribue par la même à atténuer l’asymétrie d’information sous-tendant la relation entre les différents partenaires économiques, à résoudre les conflits d’agence considérés comme entrave majeure au développement et à la pérennité des entreprises et, à réduire les coûts y afférents (Jensen et Meckling, 1976 ; Anderson et al, 1993 ; Charreaux, 1997 ; Yeoh et Jubb, 2001). A cet effet, Tondeur et Coulombe (2001) considèrent qu’un contrat basé sur une information fiable et vérifiable est un atout certain pour minimiser les coûts inhérents aux conflits opposant les différents intervenants de l’entreprise. Par ailleurs, il a été avancé que la qualité des données comptables divulguées est intimement liée à la qualité de l’audit externe (Becker et al, 1998 ; Velury et al, 2003). Conjointement, la demande d’une qualité différenciée d’audit est perçue comme étant une réponse immédiate à un accroissement des coûts d’agence (Francis et Wilson, 1988 ; Copley et al, 1995 ; Abbott et Parker, 2000 ; Piot, 2001, Collis et al, 2004 ; Hay et Davis, 2004). Cependant, très peu d’études se sont intéressées à explorer la relation entre la demande de la qualité de l’audit externe et les autres mécanismes de gouvernement d’entreprises (Yeoh & Jubb, 2001 ; Velury et al, 2003). Dès lors, il semble pertinent d’appréhender l’interaction éventuelle entre l’efficacité du contrôle assuré par certaines structures de gouvernance (particulièrement la concentration du capital, la participation institutionnelle, l’endettement et les administrateurs externes indépendants) et la demande d’une qualité différenciée d’audit, notamment dans le cadre des entreprises tunisiennes non cotées formant majoritairement le tissu économique du marché tunisien. Une association négative entre les mécanismes internes de gouvernance et la demande de la qualité d’audit renforce l’hypothèse de substitution proposée par Williamson (1983) et reprise par différents chercheurs dont on cite Anderson et al (1993), O’Sullivan et Diacan (1999), Yeoh et Jubb (2001) et Fernández et Arrondo (2005). Notre proposition sera articulée en deux temps : tout d’abord, nous tentons d’élaborer à partir de la littérature antérieure et des caractéristiques contextuelles de l’environnement d’audit tunisien des assises théoriques à la relation entre les structures de gouvernance étudiées et la qualité requise d’audit (2). Ensuite, nous présentons et analysons les principaux résultats relatifs à chacune des relations prévues et à l’effet d’autres facteurs de contrôle exogènes (3).
QualitÉ d’audit et mÉcanismes de gouvernance : cadre conceptuel
Lors d’une mission de contrôle légal des comptes, l’auditeur externe a pour objectif principal d’assurer la régularité et la sincérité des comptes annuels de l’entreprise auditée. La qualité du service d’audit fourni, difficilement observable, est reflétée dans la qualité de l’information certifiée. La problématique du présent travail est articulée autour du service d’audit externe, notamment dans le contexte tunisien (2.1), et est particulièrement axée sur la demande de la qualité d’audit (2.2). Au regard de la littérature abordée, il apparaît que les mécanismes de gouvernement d’entreprises s’interfèrent entre eux (O’Sullivan et Diacon (1999), Yeoh et Jubb (2001), Velury et al (2003), Kane et Velury (2004), Fernández et Arrondo (2005)). Particulièrement, il semble que le rôle de contrôle exercé par les détenteurs de blocs, les institutionnels, l’endettement et les administrateurs externes indépendants influencerait la demande d’une qualité différenciée d’audit (2.3).
L’audit externe : reglementation tunisienne
Plusieurs terminologies de l’audit externe existent ; à savoir la vérification externe, le contrôle légal ou statutaire et le commissariat aux comptes. On se propose de retenir une définition très générale de ce concept. Il s’agit de ‘‘l’examen méthodologique d’une situation par une personne indépendante et compétente qui s’assure de la validité des éléments qu’il doit contrôler, qui vérifie la conformité du traitement de ces faits avec les règles, les normes et les procédures du système de contrôle interne, en vue d’exprimer une opinion motivée sur la concordance globale de cette situation par rapport aux normes’’ (Collins et Valin, 1991). En ce qui concerne la réglementation de la profession en Tunisie, elle est régie particulièrement par la loi n°2000-93 du 03 Novembre 2000 portant promulgation du code des sociétés commerciales (CSC). Ainsi, le commissaire aux comptes (CAC) qui peut être une personne physique ou une personne morale, est un professionnel investi d’une mission légale de certification des comptes en conformité aux dispositions légales et réglementaires en vigueur[1]. Il(s) intervient (interviennent) obligatoirement et de manière systématique dans les sociétés anonymes qui font ou pas appel public à l’épargne (article 263 du CSC). Le CAC est obligatoirement désigné dans les sociétés à responsabilité limitée (SARL), les sociétés unipersonnelles à responsabilité limitée (SUARL) et les autres sociétés commerciales ; sous réserves de remplir certaines conditions fixées par le CSC[2]. Le même code prévoit aussi la désignation obligatoire du CAC dans toutes les sociétés commerciales quelle que soit leur forme si durant trois exercices successifs le capital ou le chiffre d’affaire dépasse un montant fixé par arrêté du ministre des finances. La désignation du ou des commissaires aux comptes par l’assemblée générale, pour une période de trois ans[3] reconductibles indéfiniment, est la procédure normale et la règle de base[4] en Tunisie. Par ailleurs, le statut tunisien du CAC se distingue par un système très strict d’incompatibilités, destiné à créer un environnement légal et financier protégeant l’indépendance des CAC. Ainsi, les fonctions du CAC sont interdites aux administrateurs, membres du directoire, apporteurs en nature et tous leurs parents et alliés jusqu’au quatrième degré inclusivement. Le CSC ajoute explicitement à ces interdictions les conjoints des personnes visées en vue de renforcer davantage l’indépendance du CAC. De même, les dispositions du même code précité interdisent au CAC de percevoir une rémunération quelconque autre que celle prévue par la loi, ni de bénéficier d’aucun avantage par convention, d’accepter un mandat d’administrateur ou de membre de directoire des sociétés qu’il contrôle pendant les cinq années qui suivent la cessation de ses fonctions, et de recevoir un salaire ou une rémunération des administrateurs du membre du directoire, des entreprises possédant le dixième du capital de la société auditée et des entreprises dans lesquelles la société possède au moins le dixième du capital. Et, pour préserver l’indépendance morale ou ‘psychologique’ du CAC, le CSC a prévu une interdiction formelle et explicite à l’assemblée générale, de révoquer le CAC avant l’expiration de la durée du mandat, sauf s’il est établi qu’il a commis une faute grave dans l’exercice de ses fonctions. Un système strict d’incompatibilités et d’interdictions est préconisé en vue d’assurer au moins un des attributs de la qualité de l’audit externe ; à savoir l’indépendance.
La demande de la qualite d’audit : une revue de la littérature
La qualité de l’audit a été définie par DeAngelo (1981) comme étant « la probabilité jointe pour qu’un auditeur puisse découvrir une erreur contenue dans les états financiers (compétence) et la révéler (indépendance)». La compétence et l’indépendance sont donc deux caractéristiques essentielles permettant de déceler la qualité du service d’audit fourni. Selon Flint (1988), un auditeur compétent « doit posséder des connaissances, une formation, une qualification et une expérience suffisantes pour mener à bien un audit financier ». Un auditeur est indépendant s’il l’est d’apparence[5] et de fait[6]. Cependant, et conformément à la conclusion d’Antle (1984), on ne peut pas affirmer une indépendance totale de l’auditeur mais, en fonction de sa stratégie et l’état du marché, il peut l’être à un degré moins important sans nuire aux intérêts des actionnaires ni entrer en collusion avec les dirigeants.
Par ailleurs, la qualité de l’audit a été largement appréhendée dans la littérature empirique antérieure en fonction de la réputation de l’auditeur externe (Simunic et Stein, 1987 ; Francis et Wilson, 1988 ; Beasley & Petroni, 2001 ; Piot, 2001 ; Hay et Davis, 2004). La demande d’une meilleure qualité de l’audit externe est présumée être un mode de résolution des problèmes contractuels de l’audité (Craswell et al, 1995). En fait, la littérature empirique antérieure montre que le recours à une meilleure qualité de l’audit externe pourrait s’expliquer par des considérations contractuelles (Chow, 1982 ; Francis et Wilson, 1988, Ettredge et al, 1994 ; Piot, 2001), de signalisation et d’assurance notamment dans le cadre des introductions en bourse (Titman et Trueman, 1986 ; Datar et al, 1991), et comme résultante d’une perte de contrôle organisationnel (Abdel-khalik, 1993). Peu d’études explorent le champ de la demande de la qualité de l’audit dans un contexte de gouvernance des entreprises. Dans ce sens, alors que Yeoh et Jubb (2001) examinent la relation entre diverses structures de gouvernance et la demande d’une meilleure qualité d’audit en se basant sur l’hypothèse de substitution proposée par Williamson (1983) ; Velury et al (2003) et Kane et Velury (2004) se concentrent uniquement sur la relation entre la participation institutionnelle et la demande d’une qualité différenciée d’audit et en font preuve d’une association positive. L’objectif de notre recherche est d’appréhender l’impact de certaines structures de gouvernance sur la demande de la qualité d’audit, tout en contrôlant l’effet d’autres facteurs exogènes (la taille, l’âge, la dispersion géographique et le statut de cotation de l’entreprise auditée).
Impact des structures de gouvernance sur la demande de la qualité d’audit : hypothèses de recherche
Le gouvernement d’entreprise traite des mécanismes par lesquels les ‘stakeholders’ d’une entreprise exercent un contrôle rigoureux sur les dirigeants, dans le but de protéger leurs intérêts (Charreaux, 1997 ; Velury et al, 2003). En effet, ces structures sont mises en place, essentiellement, en vue d’amener les dirigeants à maximiser la valeur des entreprises qu’ils gèrent au lieu de poursuivre des objectifs purement personnels qui ne profitent qu’à eux seuls. Elles visent aussi à assurer que les créanciers reçoivent une information fiable sur la situation réelle de l’entreprise (O’Sullivan et Diacon, 1999), et que les dirigeants ainsi que les actionnaires ne sont pas entrain de les appauvrir. Ces structures doivent enfin garantir que les actionnaires minoritaires reçoivent une information fiable sur la valeur de la firme et que les dirigeants ainsi que les actionnaires dominants ne les démunissent pas de la valeur de leur investissement (Bushman & Smith, 2003). Ces mécanismes sont autant internes (la surveillance mutuelle entre dirigeants, la hiérarchie, le conseil d’administration, le contrôle exercé par les actionnaires) qu’externes (les forces des marchés financier, de travail et de biens et services ; les clauses contractuelles dans les contrats de prêt ; le crédit bail ; l’émission d’actifs financiers hybrides ; l’audit externe,…) (Fernández et Arrondo, 2005) et recouvrent l’ensemble des relations d’agence (dirigeant/actionnaire, créancier/actionnaire ; dirigeant/salarié,…). Ils servent donc à protéger les intérêts des contractants se plaçant en situation d’asymétrie d’information ; et à atténuer l’ampleur des problèmes d’agence ainsi créés. La mise en place de ces structures est associée à un décaissement inévitable, afin de pallier aux inconvénients résultants des conflits relationnels entre partenaires économiques. Dans ce sens, différents chercheurs ont pu identifier une relation négative entre les structures de gouvernance instaurées dans l’entreprise confirmant ainsi l’hypothèse de substitution autant entre les mécanismes de gouvernance internes (Fernández et Arrondo (2005) montrent une relation négative entre la présence des administrateurs externes et les détenteurs de blocs d’actions), qu’entre les mécanismes de gouvernance internes et ceux externes (tels que Williamson, 1983 ; Anderson et al, 1993 ; O’Sullivan et Diacon, 1999).
Par ailleurs, et contrairement à d’autres mécanismes externes de gouvernance (tel que le marché de prise de contrôle), l’audit externe ne constitue pas un mécanisme de ‘dernier recours’ (Yeoh et Jubb, 2001). Il s’agit plutôt d’un mécanisme ‘intentionnel’ qui revêt beaucoup d’importance pour garantir la pérennité des entreprises. Il sert à parfaire la ‘bonne gouvernance’ des entreprises. Il a pour objectif de fiabiliser tout ou partie des informations transmises par les dirigeants aux tiers (Anderson et al, 1993 ; Charreaux, 1997 ; O’Sullivan et Diacon, 1999 ; Velury et al, 2003). Il est considéré comme un mécanisme de gouvernance à part entière, permettant de réguler les relations entre les différents détenteurs d’intérêts dans l’entreprise (O’Sullivan et Diacon, 1999). La question qui se pose à cet égard est de l’existence d’une éventuelle interférence entre l’audit externe et certaines autres structures de gouvernance reconnues par leur rôle d’atténuation des conflits d’agence. Plus précisément, on tente d’apporter une réponse à ce que les entreprises tunisiennes ont tendance ou pas à compenser une faible structure interne de gouvernance par la demande d’une meilleure qualité d’audit externe. Nous allons traiter cette question en fonction de trois jeux d’hypothèses. Le premier jeu d’hypothèse concerne la structure d’actionnariat, particulièrement l’existence des détenteurs de blocs d’actions et la participation institutionnelle (2.3.1). Le second jeu d’hypothèse concerne plutôt la structure du financement, notamment le financement par dettes (2.3.2). Le dernier jeu d’hypothèse est relatif à la composition du conseil d’administration, à savoir la présence des administrateurs externes indépendants (2.3.3). Nous prévoyons de contrôler enfin l’effet de certains autres facteurs exogènes (taille, dispersion géographique, statut de cotation et âge de l’entreprise).
[1] Elles englobent les dispositions du code des sociétés commerciales, du code de travail, du code de l’Impôt sur le Revenu des Personnes Physiques et de l’Impôt sur les Sociétés (IRPP/IS), du système comptable des entreprises tunisiennes ainsi que des normes de la profession.
[2] Pour les SARL et les SUARL, la désignation d’un auditeur devient obligatoire si leur capital social excède ou est égal à vingt milles dinars tunisiens, si cette nomination est demandée par un ou plusieurs associés représentant le dixième ou le cinquième du capital social selon le cas, et, si elle est prévue par les statuts (articles 123 et 124 du CSC).
[3] Pour cas de la France, le mandat de commissariat aux comptes est de six ans, renouvelable.
[4] Le commissaire aux comptes peut être désigné soit par l’assemblée constitutive, par l’assemblée générale ordinaire convoquée extraordinairement ou par voie de justice.
[5] L’indépendance d’apparence porte sur les relations de l’auditeur avec l’entreprise cliente et sa direction (Lee, 1993).
[6] L’indépendance de fait se réfère au processus mental de l’auditeur, à son attitude d’impartialité et d’objectivité (Richard et Reix, 2002).