La protection des sols dans le cadre de l’Union européenne

La protection des sols dans le cadre de l’Union
européenne

La perte d’un lien ancestral entre l’Homme et le sol

Les conséquences de la perte du lien entre l’Homme et le sol se mesurent à l’ampleur des périls qui le menacent et au désintérêt patent d’une grande partie de l’opinion publique pour leur désagrégation. Cette distanciation prise avec le sol n’est ni le fait de la fatalité ni celui du hasard. D’après le Professeur Rudolph Häberli, plusieurs raisons expliquent ce reniement : « l’évincement du sol naturel et vivant de notre vie quotidienne nous offre la possibilité d’échapper dans l’espace et le temps aux conséquences de nos actes26 ». De même, « la foi en le pouvoir réparateur de la technique et une multitude de priorités personnelles et sociales concurrentes » empêchent une véritable prise de conscience des phénomènes de détérioration des sols27. Quels que soient les motifs, la situation défie l’entendement si l’on prend acte du rôle capital joué par les sols dans la vie et la survie de l’être humain. S’il est tenu pour acquis que la raison ne guide que rarement la main de l’homme28, des causes profondes viennent exliquer cette lente mais durable désaffection des hommes vis-à-vis de leurs sols, et de la nature en général. A. L’homme au centre de l’univers ou la consécration d’un anthropocentrisme absolu La perte d’un lien entre l’homme et le sol dérive, pour partie, de la manière dont l’homme entrevoit sa place au sein de son environnement. Cette vision anthropocentrée conditionne les rapports qu’il entretient d’une manière générale avec la nature. A cet égard, les travaux du Professeur François Ost sont éclairants. Ils reposent sur le postulat suivant. Mû par la nécessité, l’homme a toujours manifesté une volonté ferme de transformer son environnement, mais cette emprise sur les composantes naturelles s’est considérablement accrue au cours de l’histoire. Ainsi, « à la différence de l’homme moderne qui, délivré de toute attache cosmologique, transforme sans frein le monde naturel par sa technologie, l’homme primitif, quant à lui, ne se risque à perturber l’ordre du monde qu’au prix d’infinis précautions, conscient qu’il est de son appartenance à un univers cosmique au sein duquel nature et société, groupe et individu, chose et personne ne se distinguent guère ». Selon le professeur François Ost, l’empreinte de l’homme sur son environnement est d’autant plus marquée que s’opère « un découplage entre le rythme de l’évolution sociale (…) et le rythme des transformations écologiques ». Il n’est donc pas possible de faire l’économie du facteur temps dans la compréhension des processus de dégradation des milieux naturels. Cette variable revêt une importance toute particulière lorsqu’il s’agit du sol. En effet, le sol constitue une « ressource non renouvelable avec des taux de dégradation potentiellement rapides et des processus de formation et de régénération extrêmement lents »32. Le temps de formation s’étend, en règle générale, bien au-delà de la durée d’une existence humaine et la restauration complète d’un sol dégradé peut prendre plusieurs siècles voire plusieurs millénaires. Par conséquent, « la gestion non durable des sols crée un décalage de plus en plus important entre le temps nécessaire à la formation et la régénération des sols et celui de leur dégradation ». Or cette discordance temporelle se constate particulièrement « à partir de la révolution industrielle34 ». A partir de cet instant, notre monde moderne, entrainé dans sa course folle vers le progrès et toujours plus de croissance, ne cesse de creuser ce fossé temporel et de l’étendre à toute la planète. Par ailleurs, le Professeur François Ost soulève avec justesse l’influence incontestable de la science, qui en confortant l’homme dans sa toute-puissance par rapport au non-humain35, le place dans la perspective d’un anthropocentriste absolue. Dès lors, le XVIIème siècle érigea un homme réinventé, désinhibé, qui « s’installant au centre de l’univers, se l’approprie et s’apprête à le transformer ». A travers leurs écrits philosophiques, Descartes et Hobbes créent l’illusion d’un homme affranchi de sa condition et de la place qu’il occupe au sein de l’univers. De ce nouveau postulat résulte une insatiable vanité qui conduit à une rupture des liens que l’homme entretenait avec les éléments naturels. La conception anthropocentriste, issue des paradigmes scientifiques et éthiques de la période des Lumières, suggère une domination totale de l’homme sur son environnement naturel, une volonté de restructurer, de modifier, d’altérer à outrance selon son bon plaisir. L’approche utilitariste du sol dérive incontestablement de cette vision anthropocentriste du monde. Ainsi, « chaque société modèle son espace vital selon ses objectifs, ses besoins, et ses moyens. Elle attribue au sol certaines fonctions qui évoluent dans l’espace et dans le temps. L’espace ainsi modelé devient un territoire structuré et organisé ».40 Le premier besoin de l’être humain est évidemment la satisfaction de ses besoins alimentaires. Telle fut l’utilité première attribuée au sol. Puis, avec l’émergence des sociétés modernes, d’autres usages, souvent concurrents, sont venus se greffer. Le sol fut de plus en plus considéré comme un objet sans vie, un « immeuble » géré, exploité et bâti, en proie à une multitudes d’intérêts, financiers, professionnelles voire familiaux. Or, tous ces intérêts ne se concilient pas avec le souci de conservation du sol41. A titre d’exemple, l’expansion urbaine et l’empiétement continu sur des terres agricoles témoignent des conflits d’usage qui peuvent survenir dans le cadre de la gestion des sols42. Or, dans une perspective utilitariste, « l’appréciation juridique des intérêts en présence et les choix pratiques donnent (…) fréquemment plus de poids aux préoccupations économiques telles que la valorisation du sol par une utilisation plus intensive ou la création d’emplois et de logements43 ». A l’inverse, dans une perspective écologique, l’arbitrage des usages devrait satisfaire à des considérations plus profondes que la seule satisfaction des besoins économiques ou sociaux immédiats et avoir pour finalité de « respecter les bases vitales de tous les êtres vivants ; couvrir les besoins élémentaires de tous les hommes, y compris ceux des générations à venir et assurer la régulation des cycles naturels »44. Les théories environnementalistes ont révélées deux pensées antagonistes : un anthropocentrisme exacerbé opposé à un écocentrisme absolu. C’est au croisement des chemins que naîtront les principes les plus féconds du droit de l’environnement, sans cesse à la recherche d’un équilibre, d’une harmonie vitale entre l’homme et la nature. Une voie du « milieu » 45, chère au Professeur François Ost, qui s’évertue à rétablir le lien, trop longtemps rompu, entre l’homme et la nature. Le Professeur Serge Gutwirth se réjouit que « les sciences s’écartent des présupposés modernes » et qu’elles « fassent l’expérience de ce que l’homme fait partie intégrante du monde » 46. De nombreux auteurs, philosophes et théoriciens de l’environnement s’attachent à réformer la pensée moderne et à initier de nouveaux comportements chez nos contemporains. Fustigeant la culture du risque de nos sociétés modernes, le philosophe Hans Jonas invite prestement les êtres humains à « agir de façon que les effets de leur action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre et de façon que les effets de leur action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie ».

Le sol – objet de propriété

La consécration du droit de propriété a cristallisé une vision utilitariste du sol en garantissant à chaque propriétaire le droit d’en abuser au risque de « le laisser dépérir ou même de le réduire à néant »50. Le droit de propriété est une construction juridique ancienne et constitue un héritage direct du droit romain et de la doctrine du droit naturel51. L’édification de ce concept participe de l’histoire commune de « l’Europe du Droit »52 et fédère autour de sa consécration l’ensemble des États européens. Dès lors, les systèmes juridiques de l’Union et européens ont toujours eu à cœur d’en garantir le respect. Consacrée sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne, la propriété devient même l’un des piliers fondateurs de la liberté individuelle. Par exemple, elle a été érigée au rang de droit inviolable et sacré par le droit français53 . Contrairement à l’air et l’eau, généralement considérés comme des res communes, le sol, en tant qu’immeuble, s’apparente à un objet de propriété et le propriétaire dispose, à cet égard des prérogatives que lui confère son titre54. Si, à l’origine, la Convention Européenne des Droits de l’Homme avait exclusivement pour objet de traiter des droits civils et politiques, le droit au respect des biens fut rapidement consacré par le protocole additionnel n°1 le 20 mars 195255. La Cour de Justice des Communautés européennes l’intègre, dans un premier temps, à son catalogue informel des droits fondamentaux garantis au titre des principes généraux du droit communautaire56. Cette reconnaissance sera entérinée par la Charte européenne des Droits fondamentaux57, qui se voit dotée d’une réelle force contraignante à partir de la date d’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, les Etats devant la respecter quand ils mettent en œuvre le droit de l’Union. D’après l’article premier, toute personne a « le droit de jouir de la propriété des biens qu’elle a acquis légalement, de les utiliser, d’en disposer et de les léguer ». Certains auteurs ont tendance à atténuer le caractère absolu et sacré du droit de propriété et à en contextualiser l’exercice. Selon le Professeur Michel Prieur, différents systèmes juridiques en Europe et dans le monde reconnaissent que « le droit de propriété ne peut aboutir à un abus de droit et, sans qu’il soit nécessaire de recourir à la thèse de la fonction sociale de la propriété, il y a bien une fonction écologique de la propriété ne serait-ce qu’en raison de la présence du sol58 ». En raison de la reconnaissance progressive et inéluctable des multiples services qu’il remplit, le sol « tendra à être considéré de plus en plus comme une ressource collective à protéger »59. Partant, « on assiste inéluctablement à un démembrement de la propriété et à l’apparition d’une fonction environnementale de la propriété (…) qui serait expressément ou implicitement reconnue soit par la loi soit par le juge » 60. L’absolutisme du droit de propriété serait alors un mythe puisque son exercice serait modulable par le droit 61. Sachons nuance garder toutefois. En France, par exemple, cette régulation serait entérinée par l’article 4 de la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 178962 et les énoncés des articles 544 et 552 du Code civil63. Selon cette hypothèse, la protection des sols serait garantie par des prescriptions légales ou règlementaires imposées par la société. Sauf que celle-ci n’a pas véritablement pris la mesure de l’ampleur et de la généralisation des dégradations du sol. Le droit n’a que trop tardé à ériger des édifices de protection des sols valables. Aussi, à défaut de réglementations environnementales dédiées, le droit de propriété doit pouvoir s’exercer de manière absolue à l’encontre des sols. Nous restons sceptiques face à ce désaveu du caractère absolu du droit de propriété autant que le Professeur François Ost qui dénonce le caractère explicite de « l’absoluité, l’exclusivité, et la perpétuité des droits du propriétaire » dans le code civil de 1804 et reconnaît dans le discours de Portalis, le « résumé d’un travail doctrinal de trois siècles, combinant l’ensemble des arguments avancés en faveur de l’individualisme possessif depuis Descartes et Locke » 64. D’après l’auteur, « entre la Fabula mundi de 1633 et l’article 544 du Code Civil, la filiation est directe, aussi droite que les chemins de la méthode »

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Une connaissance imparfaite du sol

Dans la conscience collective, la terre et le sol ne se confondent pas nécessairement. La terre se voit attribuer une multitude de visages et incarne dans la continuité « un genre commun des cultures du monde »66. Dans certaines cultures, la terre revêt même une dimension sacrée. Ainsi, « son âge que les mythes placent le plus souvent au début des temps, fait d’elle le témoin privilégié des sociétés humaines » 67. Dans les premiers textes Veda68, « la terre est célébrée sous le nom de Prthivi, c’est la Déesse, la Terre mère qui s’étend partout. C’est elle qui supporte toutes les choses, qui les fait naître et qui les nourrit »69. La plus emblématique des figures de la Terre emprunte les traits de la Déesse Gaia, mère nourricière et vierge primordiale mais aussi déesse du destin et de la mort. Elle cédera sa place au « règne de Déméter-Cérès (…) comme succède à la morne stagnation chtonienne des grains, des racines et des chrysalides hivernales le renouveau déméterien de la moisson qui lève, travail du laboureur ou travail du vigneron et de l’alchimiste ». Déesse de la glèbe fertile, Déméter est « celle qui porte le fruit » et qui, assumant sa fonction civilisatrice, dédie à l’homme les bienfaits de l’agriculture. Mais la Terre est « ambivalente et contient en son sein la leçon d’une voie médiane, « où se situe la véritable sagesse de l’espèce ». Ainsi, dans ses polarités, la terre est tout autant « notre mère primordiale que le fils du génie humain lorsqu’elle se transforme sous l’effet de l’agriculture et de l’industrie métallurgique ». Cette polarisation comporte selon Gilbert Durand, une leçon éthique : « la terre monopolisée par une seule de ces valences structurales se pervertit ». Cette perversion se traduit aussi bien par « la régression à un état de nature, à un paradis terrestre qui ne veut pas tenir compte de la condition laborieuse donc mortelle et souffrante de l’homme (…) » que par « la rêverie conquérante qui ne veut pas tenir compte des impératifs originels de l’homme terrestre, qui angélise ou divinise directement le labeur humain et qui surenchérit sur les cadences constructives et débouche finalement, non pas sur le Temple mais sur l’orgueilleuse tour de Babel »73. Quels que soient les visages qui lui ont été prêtés au fil de l’histoire et dans les rites culturels, la Terre représente la source première d’où éclot la vie. Désacralisée par l’homme moderne et démystifiée par le progrès, elle n’en demeure pas moins notre précieux car unique refuge. Témoignant de notre « fragile » continuité, elle porte les mémoires, les espoirs et les enseignements de l’humanité. 

Table des matières

INTRODUCTION
Première partie : le sol, appréhendé par l’Union européenne
Titre 1. La protection des sols dans l’Union européenne, une problématique atypique
Chapitre 1 : Le sol, émancipé de ses enclaves territoriales
Chapitre 2 : La politique environnementale de l’Union européenne à l’épreuve des diversités du sol
Titre 2. L’usage du sol dans les politiques de l’Union européenne
Chapitre 1. Le sol, socle négligé de la Politique agricole commune
Chapitre 2. Le sol, socle fragile des politiques sectorielles de développement économique et social de l’Union européenne
Deuxième partie : l’effectivite de la protection des sols au sein de l’Union européenne
Titre 1. L’action de l’Union européenne en faveur de la protection des sols
Chapitre 1. La compétence environnementale de l’Union européenne et la protection des sols
Chapitre 2. Les faux semblants d’une protection des sols dans l’Union européenne
Titre 2. L’avenir de la protection des sols dans la règlementation de l’Union européenne
Chapitre 1. La recherche de lignes directrices pour une politique européenne de protection des sols
Chapitre 2. Les qualités patrimoniales du sol à l’échelle de l’Union européenne
CONCLUSION GENERALE

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