La protection des créanciers de la filiale en cas de confusion de patrimoine
La constitution d’un groupe vient bousculer le principe d’autonomie de la personnalité morale. Elle aboutit à une situation juridique anormale dans laquelle la société mère se voit en mesure d’imposer aux filiales ses propres choix, tant en matière juridique, qu’économique ou sociale844. Cette situation découle du fait que la volonté des sociétés membres d’un groupe s’exprime au travers d’un centre de décision effectif qui dispose d’un pouvoir économique et financier ramifié s’étendant au niveau du groupe en entier. Une politique commune tracée par ce centre, fondée sur une complémentarité d’activités, et guidée par une stratégie unique, implique que chacune des filiales soit restreinte dans ses propres initiatives845 . À l’égard de ces larges pouvoirs, il existe une approche globalisée des patrimoines des sociétés membres, visant la satisfaction des orientations de la direction centrale du groupe. Les dirigeants de ces sociétés se trouvent tentés d’utiliser le patrimoine social sans respecter le principe d’autonomie de la personnalité morale, considérant que l’ensemble des sociétés liées ne forme qu’un seul et même patrimoine. Le risque qu’encourent les créanciers des sociétés filiales provient dès lors de l’imbrication et de l’enchevêtrement des patrimoines de ces sociétés, susceptibles d’entraîner de massifs transferts d’actifs de l’une à l’autre selon l’intérêt commun du groupe, voire celui particulier de la société mère. Ces transferts s’opèrent alors que le gage des créanciers se limite au patrimoine de la société filiale débitrice846 . 456. De ce fait, les magistrats n’hésitent guère à sanctionner une telle attitude, en retenant la responsabilité des dirigeants du groupe. De plus, la société mère peut être, ellemême, tenue pour responsable en qualité d’associé majoritaire des filiales dont la confusion de patrimoine a été constatée. Mais il faut souligner que cette responsabilité n’est pas présumée du seul fait que les sociétés en cause font partie d’un même groupe. Elle nécessite l’existence de plusieurs conditions qui caractérisent l’état de confusion de patrimoine, dont la réunion entraîne différentes conséquences. Il convient dès lors d’aborder dans un premier temps la notion de confusion de patrimoine (1er section) et d’analyser ensuite les effets issus de cette confusion (2e section)
Section I : La notion de confusion de patrimoine
Avant d’établir cette notion, il est à noter que la confusion de patrimoine en tant que concept juridique n’est pas propre au droit des procédures collectives mais intéresse également d’autres domaines juridiques. Elle recouvre en premier lieu le sens traditionnel qui lui est accordé en matière de succession : c’est un mécanisme qui produit une fusion automatique du patrimoine de la personne décédée avec celui de son héritier acceptant. Il en va également de même de la société dissoute dont les parts ou les actions sont réunies en une seule main. Son patrimoine sera confondu avec celui de l’associé unique. Selon l’article 1844-5 du Code civil, la transmission du patrimoine de la société s’opère sans qu’il y ait lieu à liquidation. Mais, dans ces hypothèses, la transmission totale des patrimoines implique la fusion de ceux-ci dans le patrimoine de l’héritier ou de l’associé unique. C’est un mélange entre deux patrimoines au sens abstrait du mot847 . De ce fait, la confusion de patrimoine peut être constatée entre « tous les groupements, y compris les sociétaires dans leurs rapports avec l’association dès lors que celle-ci appartient à la catégorie des personnes morales de droit privé848 ». Dans un arrêt récent, la Cour de cassation a affirmé qu’une procédure de liquidation judiciaire d’une association d’accueil de familles en difficulté peut être étendue à ses fondateurs en raison de l’existence de flux financiers anormaux849 . 458. Néanmoins, l’intérêt d’établir une notion précise pour la confusion de patrimoine est manifeste dans le cadre de groupes de sociétés où l’unité économique et gestionnaire mène souvent à cette confusion. L’absence d’encadrement juridique particulier à ce sujet soulève en pratique de grandes difficultés relatives à la notion de confusion de patrimoine ainsi qu’aux critères adoptés pour cerner cette notion. Certaines décisions judiciaires, considérant le groupe de sociétés comme formateur d’une seule et unique entreprise, ont ouvert une procédure unique à l’encontre de l’ensemble des sociétés membres. Selon cette jurisprudence, l’unité économique et gestionnaire constitue une source autonome de l’extension de procédure collective. Autrement dit, le déploiement économique du groupe doit atténuer le cloisonnement juridique qui résulte en principe de la personnalité morale de chacune des sociétés liées. D’autres décisions jugent au contraire que cette unité ne permet pas de constater la confusion de patrimoine. Le fait de placer plusieurs filiales sous la direction de dirigeants communs ou la dépendance économique et administrative d’une seule société mère n’est pas, en soi, de nature à confondre l’actif et le passif à la charge des sociétés du groupe mises en liquidation judiciaire. Aussi, convient-il de suivre ces tentatives jurisprudentielles afin d’établir une définition précise de la confusion de patrimoine, inclusive des éléments exigés pour cette notion.
Sous-section I : La définition de la confusion de patrimoine
Offrant aux créanciers de la filiale débitrice un gage supérieur, cette notion permet de rassembler plusieurs sociétés en une seule procédure collective, en considérant leur patrimoine comme un seul et unique. Elle implique que l’ensemble des actifs des sociétés concernées répond à l’ensemble de leurs passifs. Or, ce régime découle toujours d’une origine jurisprudentielle peu confortée par la loi , et produit des effets préjudiciables sur des sociétés étrangères à la société débitrice. Comme l’a affirmé F. Reille851, « parce que la définition permet d’affranchir un nombre significatif de règles propres aux procédures collectives, dont certaines s’appuient sur des théories générales aussi essentielles que celles de patrimoine, elle doit être maîtrisée. À défaut, comme la plupart des institutions d’origine jurisprudentielle élaborée pour combler des vides juridiques qui heurtent l’équité, la confusion de patrimoine pourrait devenir »une machine à faire sauter le droit » des entreprises en difficulté ». Selon le dictionnaire Capitant, la confusion de patrimoine s’entend d’un « mélange de biens d’origines différentes dans une masse unique au sein de laquelle il devient plus difficile de les distinguer». Ce concept s’attache au sens concret du terme «patrimoine» puisqu’il se définit comme «mélange d’éléments patrimoniaux» et non comme «fusion de deux patrimoines» au sens abstrait du terme. 460. En jurisprudence et en doctrine, il existe une variété patente de définitions de la confusion de patrimoine. Sur le plan jurisprudentiel, les juges du fond avaient dans les années quatre-vingt tendance à s’écarter de la conception classique de confusion pour s’en tenir à l’idée d’une politique économique au service d’un intérêt commun indissociable. Ils faisaient référence tantôt à la notion d’unité économique du groupe tantôt à la notion de groupe elle-même, pour justifier l’extension de procédure collective à des sociétés liées à la société débitrice. Cette démarche – transcender l’entité juridique de chaque société pour atteindre l’entité économique de l’ensemble des sociétés – considérait donc le groupe de sociétés comme une seule et unique entreprise afin de le traiter par une seule et unique procédure collective. Un arrêt d’appel de Paris, daté du 2 mai 1986852, énonça en ce sens que « si la notion de confusion de patrimoine constitue un motif souvent retenu pour entraîner la constitution d’une masse commune à deux ou plusieurs sociétés objets d’une procédure collective, elle n’est pas la cause unique d’une telle mesure ». Après avoir procédé à une analyse minutieuse des relations entre les différentes sociétés, cette décision justifie l’ouverture d’une procédure unique en « considérant en définitive et sans qu’il ait à caractériser la confusion de patrimoine sur un plan comptable, que B.X.O. n’était qu’un maillon juridiquement identifié et sans autonomie d’un ensemble plus vaste constituant une unité d’entreprise ».
Sous-section II : Les éléments constitutifs de la confusion de patrimoine
Trois critères jurisprudentiels ont donc été retenus pour qualifier précisément l’état de confusion de patrimoine : confusion des comptes, flux financiers anormaux et relations financières anormales. En tout état de cause, le critère de confusion doit s’apprécier au regard des caractéristiques de l’erreur de tiers qui ont pu croire que les sociétés du groupe n’étaient que des succursales ou des branches d’activité en raison de leur apparente unité. Un certain degré d’imbrication des activités et de confusion des comptes doit exister. Le juge n’a pas à déclarer la confusion de deux ou plusieurs sociétés du seul fait qu’elles appartiennent à un même groupe ou qu’elles sont réunies par un intérêt ou une stratégie commune. La Cour de cassation a récemment insisté sur cette réalité, en déclarant qu’ « en vertu du principe dit de l’autonomie des personnes morales, et sauf en cas de confusion des patrimoines ou du caractère fictif de la filiale, une société mère demeure une entité juridiquement distincte à l’encontre de laquelle les créanciers de sa filiale ne peuvent prétendre disposer d’un droit de créance ». Il faut donc prouver que les éléments de confusion de patrimoine vont au-delà de ce qui est justifié par l’existence du groupe. Pour cela, il doit être établi que l’imbrication des actifs et des passifs des patrimoines confondus ne permet plus de distinguer les uns des autres, et qu’elle entraîne un déséquilibre évident entre les engagements réciproques, et reflète une anormalité des relations entretenues. Autrement dit, trois éléments sont à retenir : le mélange des patrimoines, le déséquilibre patrimonial et l’anormalité des flux ou des relations financières. I- La nécessité d’un mélange des patrimoines. Le mélange des patrimoines se déduit de l’existence des relations ou des flux financiers anormaux révélant un écoulement de passifs et d’actifs d’un patrimoine à l’autre, l’un se vidant et l’autre se remplissant. En d’autres termes, et comme le précise A. Jacquemon, il y a confusion de patrimoine dans le cas où « les éléments d’actif et les éléments de passif sont mélangés de telle façon qu’on ne peut les rattacher à l’un ou à l’autre des patrimoines ». La Cour de cassation a bien dégagé cet élément dans un arrêt récent énonçant que « seule l’impossibilité de démêler les liens unissant deux sociétés et de distinguer leurs patrimoines peut justifier l’extension d’une procédure collective ouverte à l’encontre de l’autre ». La Cour d’appel de Parisa aussi offert une bonne illustration de cette exigence. Selon elle, la confusion de patrimoine est caractérisée « lorsqu’on est en présence de deux ou plusieurs personnes morales, qui, tout en (…) ayant des patrimoines distincts, les ont confondus, des éléments de l’un se retrouvant dans l’autre et réciproquement »