La protection de la mère et de l’enfant
au fil de la législation
Le « sentiment de l’enfance » : causes et conséquences
Dans son ouvrage L’enfant et sa famille sous l’Ancien Régime, Philippe Ariès développe la notion de « sentiment de l’enfance » 11 . Cet ouvrage, aujourd’hui encore considéré comme fondamental, notamment par les pistes de recherche qu’il a ouvertes, soulève, lors de sa première publication (1960, réédité en 1973), à la fois un consensus et un débat. Si le consensus s’est fait autour de la notion de « sentiment de l’enfance » et de la nouvelle forme qu’il a pris à partir du XVII ème siècle, le débat s’est quant à lui tenu autour du principe de la « naissance » de ce sentiment. Selon un certain nombre de travaux ultérieurs à l’ouvrage d’Ariès (entre autres Luc, 1997 ; Becchi & Julia, 1998 a & b) ou selon certaines critiques argumentées, contemporaines à la parution de ce livre (Flandrin, 1964), le sentiment de l’enfance n’est pas une innovation du XVII ème siècle. Ce que le XVII ème siècle a vu, c’est une transformation de ce sentiment, due à l’évolution des conditions générales de vie et à un certain nombre de transformations sociales, aussi bien éducatives, institutionnelles que médicales. Sans nous attarder plus longuement sur ce débat 12 autour de la genèse du sentiment de l’enfance, nous retiendrons de ces travaux trois constats : le sentiment de l’enfance a connu une évolution considérable, les premiers signes importants de ce changement se trouvent au XVII ème siècle et le XIXème siècle fut dans ce domaine une véritable révolution. Jusqu’au XVII ème , les âges de l’enfance sont essentiellement déterminés par l’autonomie relative de l’enfant : celui-ci passe directement de l’âge de la dépendance totale (à la mère ou la nourrice) aux activités adultes où, s’il n’est pas directement participant, il est en tout, présent, « de très petit enfant, il devenait tout de suite un homme jeune, sans passer par les étapes de la jeunesse » (Ariès, 1973 : 6). À partir du XVII ème , les différents âges de l’enfance commencent à être perçus et pensés d’une autre manière. « Toutefois, dans ses efforts pour parler des petits enfants, la langue du XVII ème est gênée par l’absence de mots qui les distingueraient des plus grands » (ibid. : 47). C’est au cours du XVIII ème siècle que le vocabulaire de désignation des différents âges de l’enfance se diversifie considérablement, les catégories d’âge identifiant jusqu’à quatre périodes distinctes (de 0 à 7 mois, de 7 mois à 2 ans, de 2 à 7 ans, ces trois première périodes marquant la première enfance et de 7 à 14 ans pour la seconde enfance), arguments médicaux à l’appui (Luc, 1997).
Le travail des enfants
Il en va de cette même relation entre causes et effets pour les lois relatives à la réglementation du travail des enfants (Bourdelais, 2005b), qui n’auraient sans doute jamais existé sans l’évolution du sentiment de l’enfance. Pour autant, elles marquent dans le même temps un pas décisif dans la reconnaissance des spécificités physiques, morales et sociales de l’enfant. Il en va ainsi de la loi de mars 1841 qui fixe à huit ans l’âge minimal d’admission au travail dans les industries et limite le temps de travail quotidien à huit heures pour les enfants de moins de douze ans, et à douze heures pour ceux âgés de douze à seize ans. Première loi s’intéressant directement à l’enfant en tant que tel et à ses conditions de vie, elle sera suivie de textes qui en étendent la portée et en modifient les termes en s’intéressant aux apprentis (loi de 1852) ou en fixant de nouvelles limites d’âge, de durée quotidienne ou de lieu de travail (loi de 1874 et 1892). Mais bien d’autres éléments accompagnent et participent de cette « invention du jeune enfant » (Luc, 1997) à laquelle on assiste au cours du XIXème siècle, parmi lesquels le 29 grand questionnement qui s’ouvre sur les conditions d’accueil réservées au jeune enfant (Rollet, 1990). Ainsi, au cours du XIXème siècle, la politique à l’égard du jeune enfant connaît des transformations de sens qu’il est difficile d’ignorer. Au début du siècle, il s’agit de sauver les jeunes enfants de la mortalité, en tentant, d’une part, de diffuser les conseils d’hygiène auprès des mères, et d’autre part, d’éviter au maximum les infanticides ou la mortalité provoquée par les conditions dans lesquelles sont abandonnés les enfants. Le système des « tours d’abandon », dont le premier ouvrit en France en 1758 et qui fut généralisé en 1811, en préservant l’anonymat des mères, permet à la fois un recueil rapide et systématique du jeune enfant et vise à faciliter l’abandon tout en rendant cette pratique moins mortifère. Pour de nombreuses raisons sur lesquelles nous ne nous étendrons pas ici, le système des tours fut progressivement abandonné et le dernier ferma en 186013 . Dans le même temps, une politique visant à inciter les mères à garder leurs jeunes enfants auprès d’elles se développe. Dans cette optique, une aide financière est accordée aux mères célibataires désireuses d’allaiter leur enfant. Mise en place dès 1793, dans la droite ligne des idées de la révolution, cette idée est reprise en 1830, mais avec un déplacement quant à l’objectif recherché, puisqu’il s’agit cette fois de faire diminuer le nombre d’abandons ; mesure à laquelle s’ajoute en 1837 l’interdiction faite aux sagesfemmes de pratiquer l’abandon. Toutefois ce principe de « forcer » les femmes à garder leurs enfants auprès d’elles montre rapidement ses limites et induit un certain nombre d’effets négatifs pour la santé et parfois la survie de l’enfant. La faiblesse de l’aide financière accordé aux femmes célibataires et le refus des crèches de garder leurs enfants poussent de nombreuses femmes à les laisser seuls au domicile pendant qu’elles vont travailler, aucune mesure n’étant alors prévue pour qu’elles puissent revenir au domicile pendant la journée afin de le nourrir. L’autre solution qui se présente alors à ces femmes est celle du placement en nourrice. Mais leur condition d’enfant de femme seule les place au dernier rang des soins des nourrices qui bien souvent ne leur réservent que les rebus. Les effets non souhaités auxquels ont conduit ces différentes mesures à destination des jeunes enfants, mesures prises à l’origine pour lutter contre les 13 Pour plus d’informations sur l’histoire des tours voir Bardet et Faron (1998) 30 abandons, nous mènent directement à la question des institutions de garde qui se mettent en place à la même époque