La propriété et l’impropriété des mots (la métaphore entre clarté et ornement

La propriété et l’impropriété des mots (la métaphore entre clarté et ornement

La métaphore hors de l’ornatio, malgré tout Quintilien témoigne donc éloquemment de la difficulté qui était celle de tous les traités de rhétorique. Il était nécessaire aux auteurs, quoi qu’ils en aient, de toujours distinguer davantage : que ce soit différentes propriétés, différentes clartés, différents discours, celui qui séduit l’oreille et celui qui frappe l’esprit par exemple, ou différentes métaphores, celle « pour la nécessité » et celle « pour la beauté », voire « pour le sens », etc. ; et cette fuite en avant dans la taxinomie était nécessaire dans la mesure où certaines notions – issues d’autres distinctions – étaient déjà admises, tel l’ornement, distingué de la clarté, notions elles-mêmes issues de la distinction entre invention et élocution… Quintilien, même s’il s’en défend et semble conscient de la difficulté de la tâche, ne fait pas exception. Parallèlement, pour corriger ce défaut, les auteurs ont ressenti parfois la nécessité de sortir la 295 métaphore de l’ornement, de ne pas l’y cantonner. On vient de le voir pour Quintilien et Aristote, qui la placent en même temps dans la partie précédente, consacrée à la clarté du style. On l’a vu aussi, chez ces deux auteurs, à propos de l’inventio : des liens sont tissés par la métaphore entre l’élocution et l’invention. Quelques rappels suffiront donc. Chez Aristote, en effet, la métaphore est rapprochée de l’enthymème. On nous dit qu’elle instruit. Or, l’enthymème est développé dans le deuxième livre de la Rhétorique, consacré à l’invention. Il est d’ailleurs frappant de constater que ses qualités et défauts sont les mêmes que ceux de la métaphore et de la comparaison : à la différence des syllogismes, dans la dialectique, « il ne faut pas, ici, conclure en reprenant l’argument de loin, ni en admettant tous les termes ; le premier de ces procédés ferait naître l’obscurité de la longueur et, par le second, il y aurait redondance, puisqu’on dirait des choses évidentes. » 228 Comme dans l’énigme et la métaphore, il y a une « bonne obscurité » à rechercher : une relative obscurité, qui stimule l’intelligence. Par ailleurs, les exemples servent aussi à prouver : ils sont également développés dans le deuxième livre de la Rhétorique. Ils prouvent par induction, à la différence du syllogisme et de l’enthymème, qui prouvent par déduction. Or, nous avons déjà montré le lien entre les exemples (en grec « paradigmes ») et la métaphore : il y en a même deux espèces pour Aristote, qui sont l’exemple historique, d’une part, et l’exemple fictif d’autre part, qui se subdivise à son tour en « parabole », exemple court servant de parallèle, et en « récit », autrement dit en fable, comme chez Ésope.229 L’un des exemples les plus fameux est fourni par Denys imitant Pisistrate. Il vaut la peine de donner ce « paradigme », cité dès le début du premier livre ; l’auteur rappelle comment il faut comprendre que l’exemple constitue une induction : Ce n’est pas dans le rapport de la partie au tout, ni du tout à la partie, ni du tout au tout, mais dans le rapport de la partie à la partie, et du semblable au semblable. Lorsque sont donnés deux termes de même nature, mais que l’un est plus connu que l’autre, il y a exemple. Ainsi, pour montrer que Denys conspirait en vue du pouvoir tyrannique lorsqu’il demandait une garde, on allègue que Pisistrate, lui aussi, visant à la tyrannie, demanda une garde et que, après l’avoir obtenue, il devint tyran. De même Théagène à Mégare, et d’autres encore, non moins connus, deviennent tous des exemples de ce qu’est Denys, que l’on ne connaît pas encore, dans la question de savoir s’il a cette même visée en faisant la même demande ; mais tout cela tend à cette conclusion générale que celui qui conspire en vue de la tyrannie demande une garde.230 On voit bien ici la parenté avec le modèle théorique de la métaphore, où « le rapport de la partie à la partie, et du semblable au semblable » évoquent nettement les troisième et quatrième espèces de « métaphore ». En outre, l’exemple historique est présenté une page plus haut comme « signe » à valeur de « preuve » par Aristote, mais comme « preuve » faible, comme « signe non nécessaire », pour lequel il n’existe pas « de dénomination distinctive » (à la différence du « signe nécessaire » que constitue la preuve authentique) : la probabilité est grande que Denys devienne tyran, en effet, mais il n’y a là aucune certitude absolue. Ce caractère d’« élément de preuve » rapproche d’ailleurs l’exemple du « syllogisme oratoire », l’enthymème. Ces sont les deux piliers de la « démonstration » oratoire : « tout le monde fait la preuve d’une assertion en avançant soit des exemples, soit des enthymèmes, et il n’y a rien en dehors de là ».231 C’est dire si la métaphore et la comparaison appartiennent bien, dans une large mesure, à l’invention puisqu’ils participent, en partie du moins, de ces deux piliers. On peut noter au passage que le terme de « parabole » (παραβολή) signifie d’abord, en grec, « comparaison, rapprochement » : ce n’est que secondairement qu’il exprime l’idée de « parabole, discours allégorique ». C’est peut-être pour cela que le lien de l’exemple, qu’il soit historique ou fictif, avec l’analogie n’est pas souligné : il est suffisamment apparent dans la langue grecque ellemême, au moins pour l’une de ses espèces. 

Rhétorique et esthétique : le bon usage de la métaphore

L’inscription de la métaphore dans la rhétorique entraîne donc toute une série de conséquences. Certaines sont esthétiques. Je ne pense pas seulement aux conséquences de la théorie de l’ornement sur la pratique littéraire et artistique, que ce soit dans un usage appauvri de la figure, comme ces métaphores surabondantes au XIXe siècle en donnent parfois l’exemple, ou à travers cet interdit qui semble frapper la métaphore, et plus largement les « effets de style », dans une sorte de quête de « transparence », de simplicité ou de pureté, comme certaines œuvres du XXe siècle en donnent le sentiment, notamment depuis l’après-guerre. On peut relever aussi, dès l’Antiquité, toute une série de prescriptions qui s’imposent à la métaphore, qui ne sont pas forcément des conséquences de cette théorie de l’ornement, mais qui en sont solidaires. Il serait long et fastidieux de les détailler toutes, d’autant qu’on les a déjà rencontrées, pour la plupart. On peut cependant en donner une idée plus précise en rappelant que la métaphore doit d’abord, pour les Anciens, venir naturellement, c’est à dire « dissimuler son art », qu’ensuite elle ne doit pas être obscure, témoigner d’une recherche excessive, qu’elle doit par ailleurs être adéquate, proportionnée à son objet, et enfin qu’elle ne doit pas être basse. Ces quatre impératifs se recoupent parfois mais permettent de dégager les grandes lignes qui nous intéressent. L’idée principale est peut-être celle d’une métaphore discrète. Elle prend notamment la forme, chez Cicéron par exemple, d’une métaphore qui ne s’impose pas, qui viendrait naturellement : on peut craindre que la métaphore ne paraisse « un peu forcée » (durior en latin), un peu trop dure ; « il faut en effet que la métaphore soit discrète ; elle doit sembler avoir été amenée en cette place qui ne lui appartient pas et non y avoir fait irruption, être venue non par force, mais sur demande ».On notera que cette recommandation s’appuie sur l’idée que la métaphore est déplacée, dans tous les sens du terme – d’où, plus tard, l’idée d’une possible imposture, usurpation. Mais il faut évidemment rapporter ce conseil à la nature de l’art rhétorique, qui est oral, qui vise à produire un effet efficace. Ce n’est rien d’autre, ici, que l’idée de dissimuler l’art, rencontrée chez Aristote, reprise par Quintilien lorsqu’il conseille d’user de précautions oratoires, en cas de métaphores « hardies ». L’art de l’orateur doit être celui d’un hôte accueillant, qui ne heurte pas l’auditeur par des procédés ostensibles, qui aplanit toutes les difficultés. C’est pourquoi Cicéron conseille aussi, dans ce passage, d’« atténuer » la métaphore « en la faisant précéder d’un mot » : l’idée est plus acceptable si l’on dit que la mort de Caton laisse le Sénat « pour ainsi dire orphelin ». Le deuxième impératif est très proche du conseil de « discrétion », lui aussi : « la comparaison ne doit pas être cherchée trop loin ». C’est moins ici une recommandation à caractère esthétique, que l’on pourrait opposer aux préconisations surréalistes, qu’une remarque de bon sens : « les yeux de l’intelligence se portent plus facilement vers les objets que nous avons vus, que vers ceux dont nous avons entendu parler. » 248 Pour que la métaphore apporte vraiment quelque chose, il faut que le comparant soit connu en effet, et si possible dans ses moindres détails. Plus le comparant contient de traits caractéristiques – et de traits vivants, qui correspondent à une expérience – plus l’idée qui jaillira de la confrontation sera riche ; plus fine, plus nuancée sera la métaphore (plus juste ou plus contradictoire, plus évidente ou plus paradoxale, selon l’effet voulu). La même idée se rencontre chez Quintilien : « il faut veiller particulièrement à ce que la relation de similitude à laquelle on fait appel ne soit pas obscure ou inconnue. En effet, la chose qui est prise pour en illustrer une autre doit jeter plus de lumière que ce qu’elle éclaire. » Et peu après : « Il ne conviendra pas non plus à un orateur de désigner des choses claires par des choses obscures. » 249 D’autres traditions cependant rappellent l’utilité d’un peu d’« obscurité » qui attire l’attention, qui attise la curiosité : on l’a déjà relevé à propos d’Aristote, ou du Traité du sublime. Quintilien lui-même, s’il refuse le comparant obscur, s’il laisse aux poètes le soin « de désigner des choses claires par des choses obscures », reconnaît peu après la valeur de la comparaison recherchée, lointaine : « Mais ce genre de similitude, dont nous parlions tout à l’heure, à propos des arguments, orne aussi le discours et le rend sublime, fleuri, agréable, admirable. Car, plus loin elle a été cherchée, plus elle apporte de nouveauté et plus elle est inattendue ». On notera au passage ces comparaisons qui viennent de l’invention mais qui « ornent ». Et de citer deux exemples « banals », « seulement utiles pour gagner le crédit », puis un autre plus riche, « plus noble ». Néanmoins, l’auteur expose des réserves : « à vrai dire, ce genre de similitude a été corrompu par certains orateurs à la suite de la liberté excessive qui règne dans certaines écoles de déclamation ; car ils recourent souvent à de fausses similitudes et ils ne les adaptent pas aux objets qu’ils veulent présenter comme semblables ». Les poètes ne sont donc pas seuls à rechercher l’obscurité : certains rhéteurs au goût corrompu aussi. On ne peut néanmoins que souscrire à l’énoncé de Quintilien, qui apparaît étonnamment proche de la thèse défendue par Reverdy, selon laquelle la similitude doit être lointaine mais juste. La même exigence apparaît dans l’article d’Institution oratoire consacré à la métaphore : il faut éviter les métaphores abondantes et les métaphores « dures, c’est-à-dire tirées d’une similitude éloignée », et l’auteur d’ajouter : « Au vrai, la plus grande erreur est de croire, comme certains, que la prose aussi puisse s’accommoder des licences accordées aux poètes, dont le but unique est de plaire et qui sont souvent contraints par les exigences métriques de tourner nombre d’expressions. » 250 On voit ici combien la référence à la prose est ambiguë, combien elle peut tromper : tout en reconnaissant une spécificité à la poésie, qui peut s’autoriser une certaine obscurité, Quintilien semble la cantonner dans un domaine trop restreint, celui du seul plaisir, un peu vain, puisque son objectif « unique » est de plaire. Aussi ne semble-t-il pas lui reconnaître la possibilité, à elle aussi, de présenter des « similitudes éloignées » mais justes. Aussi ne distingue-t-il pas la nécessité parfois d’un langage plus indirect, où la similitude sera non seulement éloignée mais également peu explicite, à la différence des « bonnes similitudes » du discours.

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