LA PROFESSIONNALITE DANS LES DISCOURS OU LA PROFESSIONNALISATION DES DISCOURS
Toute la thèse n’a cessé de poser de manière implicite la limite ou la borne entre ce que serait un discours néophyte (celui du bénévole, du religieux au service de populations défavorisées) de celui du professionnel, éducateur spécialisé, se réclamant d’une technicité particulière générant un salaire. A plusieurs reprises, les discours ont manifesté une ambivalence, du moins un rapport ambigu et complexe entre la revendication d’un professionnalisme rationnel et technique, et l’appel à des valeurs et des savoir-être beaucoup plus proches d’une posture d’amour et de bienveillance religieuses qu’un simple rapport à l’autre administratif et austère. Les informateurs ont témoigné plusieurs fois dans les discours du besoin d’habiter leur professionnalité d’un ensemble de postures relationnelles intègres et affectives. Cette question en quelque sorte reprend celle soulevée par les informateurs eux-mêmes, à savoir l’opposition ou la nécessaire complémentarité entre ce qui relèverait d’une position dite objective, rationnelle, outillée, et d’une position dite subjective, affective et spontanée à l’autre. Le métier d’éducateur est véritablement traversé dans toute son identité par cette inépuisable question. Elle est marquée parfois de façon caricaturale par des jeunes professionnels ou des étudiants qui affirment la nécessité de recul, de prise de distance épistémologique et relationnelle, face à des professionnels plus aguerris qui semblent moins préoccupés par la relation qu’ils entretiennent avec leurs usagers que des effets qu’elle produit sur eux. Plus généralement, la professionnalisation du service à l’autre ou de l’activité éducative renvoie à ce qui fonde le passage souvent subtil entre le dévouement, l’éducation populaire et familiale, à l’activité structurée, sanctionnée par une formation, institutionnalisée, et soumise à des compensations financières.
Parler, une question de sens
Une relative difficile unité discursive entre les éducateurs
DUBAR et TREPIED affirme que la profession est « un corps auquel on appartient et qui fournit à ses membres un statut et une identité » ; les origines religieuses du terme profession s’expliquent dans le fait que la profession « implique une division sociale essentielle entre ceux qui en sont membres et ceux qui n’en sont pas, ceux qui ont un statut et ceux qui n’en ont pas, ceux qui s’identifient à un nom et ceux qui ne peuvent pas, ceux qui sont sacrés et ceux qui sont profanes. » Et cette appartenance à profession se structure, selon les auteurs, entre autre autour d’un univers de discours particulier, c’est-à-dire « une manière de parler et de penser, propre à un petit groupe interactif, et un ensemble de faits palpables, des sites, des objets, des technologies. »Or, les analyses que nous avons pu dégager de l’ensemble du corpus font état d’un groupe professionnel pluriel, assez éclaté qui ne parvient à faire la démonstration d’un discours unifié, reconnaissable immédiatement d’un éducateur à l’autre, et surtout un discours qui permette de faire émerger un ensemble de significations et de représentations du monde spécifiques au groupe. Il n’en est rien, disons presque rien, puisque des régularités de discours apparaissent certes, mais des régularités qui manifestent un système de significations peu précis, peu ou pas référé à des technologies. Cette absence d’unité professionnelle dans le discours des éducateurs s’inscrit en miroir à la grande disparité des formes de prise en charge, des publics suivis, des institutions et des influences théoriques ou disciplinaires.
L’absence d’une réelle unité professionnelle est manifestée par les éducateurs spécialisés par le refus ou la prudence de se référer à un langage commun. Nous avons en effet pu voir l’extrême méfiance des informateurs face à un éventuel langage éducatif spécialisé, dans la mesure où ce langage est assimilé à quelque chose de peu crédible, à du verbiage et non un ensemble de significations révélatrices des objets et tâches professionnels des éducateurs. Il ne s’agit pas pour autant de conclure qu’en l’absence d’un discours qui rassemble un minimum d’adhésion et de cohésion entre les éducateurs, les éducateurs spécialisés ne partagent pas des univers de discours communs. La reconnaissance se fait entre éducateurs beaucoup plus à partir de ce qui se dit, de la représentation que les professionnels ont des choses ou du monde, que de la forme discursive elle-même. Comme dit F. MARTINI, « parler du travail c’est parler de celui qui travaille. Le travail qualifie (dénomme) le travailleur. » L’acte de travailler imprime donc chez chacun d’entre nous des représentations particulières du monde, en ce sens il modélise certaines conduites identitaires. Les éducateurs ont chacun transmis des valeurs, des conceptions du monde qui permettent de faire la preuve d’une certaine unité professionnelle, même si cette dernière reste fragile, peu structurée. Ceci dit, les formes de discours restent très disparates, très hétéroclites, mêlant des influences universitaires, politiques et institutionnelles nombreuses. Ce qui fait unité dans le discours des éducateurs appartient beaucoup plus au domaine de la politique, de la moralité, de la philosophie que de la technologie propre à un groupe professionnel. Il s’agit de représentations consensuelles relativement à l’enfant, à l’être humain en général, à la société mais peu voire jamais relativement aux techniques de prises en charge.
Remarquons d’emblée que le constat par lequel les éducateurs disent refuser de se référer à un discours ou un langage communs ne dit pas qu’il n’y a pas de langage commun. Je me suis intéressé à la manière dont les informateurs considèrent leur parler professionnel, ce qui constitue un indicateur bien connu en sociolinguistique à propos de la conscience métalinguistique.
Quelques thématiques sémantiques traversent en effet les discours des éducateurs spécialisés. Il s’agit de thèmes fort appréciés des éducateurs comme la référence au cadre et à la loi, la référence à l’équipe, la référence à la norme, la référence à la famille etc. De même des notions phares comme « l’accompagnement », « le travail », notions qui perdent en crédibilité du fait des définitions nombreuses et des acceptions larges qu’elles recouvrent chez les éducateurs, abondent dans les discours. D’un point de vue plus formel, les éducateurs décrivent leurs usagers dans des discours pour leur grande majorité très tristes, très douloureux, très axés sur la détresse en dépit de leur volonté explicite de regarder les enfants avant tout sous le filtre de leurs capacités. Toutefois, toutes ces marques discursives a priori unanimes chez les éducateurs restent très fragiles dans la mesure où elles manifestent en permanence des contradictions, des manques sérieux de maîtrise des champs sémantiques en question.
Tout cela révèle la grande complexité des discours, complexité chère à E. MORIN. Il y a de l’unité, mais il y a aussi ou surtout de la diversité, ce qui, rassure d’un point de vue identitaire. En effet, l’identité rassemble de la cohérence, de la mêmeté mais aussi, bien évidemment, de l’altérité, de la différence à l’intérieur d’un même groupe. Il n’empêche qu’une cohérence plus affirmée des éducateurs, notamment en ce qui concerne la manière dont ils décrivent les rôles et fonctions, aiderait à la consolidation de ce groupe professionnel, déjà fort abîmé par « la mosaïque des emplois sociaux » décrite par J. ION. Pour parler d’identité professionnelle, il importe tout de même que les acteurs manifestent des marques de mêmeté minimales, marques suffisamment solides et profondes. Or, les éducateurs sont victimes d’un métier encore jeune, de plus en plus sujet à la pression et à la démagogie politiques, ne cessant d’être contesté ou concurrencé par les militants bénévoles ou d’autres corps de métier déqualifiés, ce qui les met en situation de fragilité face à des corps professionnels plus établis, régis par des règles éthiques et déontologiques formelles, et protégés par des organismes structurés qui les représentent. Pour exemple, les éducateurs spécialisés ne sont jamais parvenus à se rassembler autour d’une forme d’ordre ou de syndicat d’éducateurs spécialisés. Le conflit qui a présidé à l’élaboration du référentiel métier est la preuve d’un secteur incapable de se rassembler autour d’un ensemble de compétences et de savoirs unanimes. L’une des plus grandes manifestations d’hétérogénéité dans les discours éducatifs repose sur l’inépuisable débat des savoir-faire versus savoir-être. Ces fameux savoir-être servent quasiment de fourre-tout à tout ce qu’ils ne parviennent à hiérarchiser dans un système stable et officiel d’un référentiel métier.
Du sens commun aux savoirs professionnels : tout un univers d’approximations
A différentes reprises j’ai souligné le décalage qui existe entre un discours annoncé et ce que recouvre réellement ce discours en terme de réalité professionnelle et de référent. Les éducateurs font la manifestation de discours riches, élaborés, complexes du point de vue des concepts auxquels ils se réfèrent, des champs disciplinaires dont ils empruntent des mots ou des constructions discursives. Mais ces discours ne parviennent pas à établir une correspondance entre la richesse discursive et formelle et ce que cela devrait induire de précisions, de subtilités dans la représentation qu’ils ont de leur réel professionnel par rapport au sens commun. Ces tournures complexes, faites d’emprunts à la psychologie, la sociologie, la pédagogie et le droit pour l’essentiel, ont une fonction de légitimation et de valorisation du discours éducatif spécialisé. Il s’agit pour les éducateurs de faire montre d’un discours sérieux, qui est la marque de la professionnalité du propos, a contrario d’un bénévole ou d’un militant, qui, dans leurs représentations, se cantonnerait à un discours affectif, non distancié, non technique. Le passage d’un discours profane à un discours professionnel ne s’effectue pas tant par la recomposition du réel autour du « particulier, [du] précis et [du] déterminé » où, pour le cas des technolectes, le discours professionnel « requiert un tracé à bord précis et à traits spécifiques » , mais sur l’emprunt de formules à teneur scientifique mais dont les éducateurs n’en maîtrisent peu ou pas la délimitation conceptuelle. Pour dire autrement, les éducateurs ont l’ambition de proposer un discours précis et scientifique, mais ils ne disent pas plus ni moins, en terme de référent, que ne dirait un non professionnel à propos de leurs objets de travail. Si un informaticien me parle de « pop under » et de « pop up », il réfère pour chaque mot à une bannière spécifique d’une page Internet ayant deux réalités distinctes ; pour moi, qui suis un novice de l’Internet, je me contenterais de parler d’une « page de pub ». Pour un éducateur qui va parler « du suivi personnalisé de l’enfant » ou « de l’accompagnement individualisé d’un enfant», je ne suis pas sûr qu’il désigne deux réalités différentes que ne comprend une personne extérieure à la profession. Les éducateurs manifestent donc un langage complexe, élaboré d’un point de vue formel ou matériel, mais la réalité référée reste assez similaire de celle du bénévole ou du sens commun.