La procédure de l’affaire Katanga aux confins
du droit international pénal
Il s’agit maintenant de tenter de comprendre, en s’appuyant sur la masse de documents écrits qu’ont produit les différentes parties à cette confrontation judicaire, comment les Chambres ont appréhendé les différents faits que nous avons présentés, et qui ont été pour certains établis pendant les procédures, pour d’autres rejetés et pour d’autres encore réinterprétés afin de les transformer en « matière juridique », c’est-à-dire en droit. Comme l’indique de manière quelque peu provocante Bruno Latour dans La Fabrique du droit, « il ne sert à rien d’être profond en étudiant le droit. Le rapport entre les apparences et la réalité, si important dans les sciences, dans la politique, dans la religion, dans l’art même, n’aurait ici aucun sens : les apparences sont tout, le fond n’est rien.530 » Il nous appartient donc, après être revenu sur les faits et les étapes procédurales préjuridictionnelles, d’étudier comment la Cour s’est saisie de ces éléments qui lui étaient nolens volens si étrangers, ce qui nous permettra de comprendre notamment pourquoi une certaine interprétation des ces faits a été adoptée malgré d’évidentes contradictions ou distanciations du « réel », pour aboutir à la condamnation de Germain Katanga et à la transformation de l’attaque de Bogoro en une « matière juridique ». Nous présenterons pour cela d’abord les principaux cadres de l’affaire, à savoir sa temporalité et le rôle de ses différents acteurs (A), avant de rappeler les différentes étapes de la procédure et les problématiques spécifiques à chacune d’entre elle (B).
Les données de l’Affaire : ampleur, difficultés et insuffisances d’un droit en construction
Comme l’indique la Chambre de première instance dans son jugement, celle-ci a siégé pendant 265 jours lors desquels elle a entendu 54 témoins531, soit une moyenne de dix jours par mois pendant la durée du procès. 643 « pièces » ont été « versées au dossier » . 409 ordonnances et décisions ont été prises par la Chambre, et 168 décisions orales rendues. 366 victimes ont été représentées, dont deux qui ont comparu534. Cette curieuse récapitulation comptable, dont nous ne reprenons ici que les principaux éléments, est devenue une habitude dans les jugements des tribunaux pénaux internationaux 535 . Elle est énoncée dès l’ouverture du Jugement, prétendant par la force des chiffres et une présentation formelle sans fioritures apparentes 536 montrer l’implacabilité du processus judiciaire, empruntant à une apparence d’objectivité scientiste pour renforcer un propos qu’elle n’a pas encore énoncé. Nous postulons qu’en ce qui concerne cette affaire, la comptabilité à laquelle s’est adonnée la Chambre – qui fait involontairement écho à son incapacité à agir en comptable du seul « chiffre » qui en était attendu, celui qui aurait permis de singulariser la masse informe des disparus, rendant ainsi leur identité aux victimes, et donc leur individualité – vise à se substituer à l’image manquante537 qu’elle a été incapable de combler, et pour laquelle il lui avait été attribué son pouvoir de juger, c’est-à-dire la révélation de la vérité sur l’attaque de Bogoro538, la reconstruction par le langage de la mort afin d’empêcher que la vie se résume à la pulsion de l’instant, afin de démontrer qu’elle ne peut, ne doit se réduire à l’effectuation des possibles sans regard pour leurs conséquences. Loin de nous attarder sur les différentes comptabilités – au demeurant d’ores et déjà fort bien établies, comme nous l’avons vu – des procédures qui ont touché Germain Katanga, il s’agit ici pour nous de donner une vision d’ensemble sur les principaux traits saillants de celles-ci avant d’en détailler les plus importantes étapes.
La temporalité de l’affaire
Avant cela, il nous semble cependant important de commencer par les délais de l’Affaire dans sa totalité, qui permettent de donner une idée de la monstruosité qu’a pris un cas a priori simple et dont les procédures ont progressivement laissé apparaître la dimension pour le moins secondaire. L’excroissance de l’affaire Katanga nous paraît d’autant plus centrale qu’elle met en relief les limites de l’institution dans son ensemble et sa capacité à remplir son rôle. Il est selon nous évident que la longueur des procédures a participé de l’invisibilisation de l’affaire et dès lors de sa neutralisation dans l’espace public, tant dans ses effets dans la lutte contre l’impunité que dans l’attention qu’aurait pu susciter l’accusé. Il nous apparaît par ailleurs essentiel de comprendre comment une affaire qui n’a pas connu le moindre incident de procédure et a été distinguée par le degré de coopération important de la défense, qui s’est refusée à adopter une stratégie de rupture ou même d’interventionnisme excessif, a pu connaître une telle dérive temporelle. La question qui se pose en relief est en effet de déterminer la capacité d’une telle institution à traiter une quelconque affaire, dès lors qu’elle exige une telle mobilisation pour des affaires mineures, alors même qu’elle est appelée par essence à juger des cas d’une ampleur incomparable à celle du cas qui nous occupe. Rappelons finalement que c’était notamment pour s’assurer de la rapidité de son traitement que l’affaire Katanga avait été jointe à l’affaire Ngudjolo539, ce qui ne manque pas d’interroger tant sur la pertinence de la procédure de jonction des affaires dans cet objectif540 que, à défaut, sur les déficiences éventuelles qui ont neutralisé l’effet de ce choix.
Une temporalité hors-norme pour une affaire ordinaire
Les procédures ont ainsi duré six ans, sept mois et cinq jours541, auxquels il faut ajouter 1014 jours (soit deux ans, neuf mois et dix jours) d’arrestation sans charges en RDC pour des faits a minima similaires542 et dont la prise en compte dans le décompte de la peine déjà effectuée avait été demandée par la défense, et défendue dans son opinion dissidente par la juge Christine Van den Wyngaert. Le procès en première instance lui-même a duré quatre ans, cinq mois et vingtneuf jours543. Ces délais ne prennent pas en compte les appels de la condamnation et de la sentence, qui ajoutent seulement un mois et deux jours du fait des désistements des parties de leurs appels respectifs. L’Affaire a été close en première instance douze ans et trois mois, jour pour jour, après la commission des faits. De ces douze ans, sept a minima, neuf à onze si l’on tient en compte des différentes étapes pré-juridictionnelles menées sans contrôle judiciaire par le Bureau du Procureur, sont directement imputables aux rythmes de la Cour. Seuls quatre mois pourraient éventuellement être imputables aux autorités congolaises – soit le délai entre l’émission du mandat d’arrêt et son exécution. Aucune lenteur excessive n’a été reprochée aux équipes de défense de Germain Katanga et de Mathieu Ngudjolo, qui n’ont soulevé qu’une exception procédurale majeure544, et dès lors aucun retard significatif ne leur a été imputé545 . Bruno Cotte nous a détaille au cours d’un entretien les raisons qui avaient pu amener à une telle lenteur, qu’il considère normale pour une Cour en construction: « les preuves sont difficiles à réunir, il faut arriver à trouver des témoins qui soient d’accord pour venir déposer, qu’ils puissent déposer dans de bonnes conditions, intégrer la lenteur de l’audience, intégrer des considérations telles qu’un témoin qui arrive en janvier à La Haye avec les 35° de différence et tombe malade…, l’appréhension des témoins qui est réelle… »Quelles que soient les difficultés réelles causées par ces éléments, aucun d’entre eux n’apparaît exceptionnel et tous seront appelés à se reproduire au long de chaque affaire de la Cour, sans que d’importantes marges d’amélioration soient à prévoir546 . Si donc la Cour a eu de bout en bout la maîtrise de l’affaire, il semble d’autant plus nécessaire d’interroger les raisons d’espèce et structurelles qui ont suscité de tels délais ; la réalité de leur exceptionnalité ; ainsi que le rôle, important, que qu’ils ont eu sur le déroulé des procédures. Fruit des défaillances de l’institution elle-même, nous verrons que le Bureau du Procureur et la Chambre ont tous deux une responsabilité, ils n’en ont pas moins été largement ignorés dans leurs conséquences, dans ce qui pourrait apparaître, sinon une tentative impossible de normalisation, une volonté d’éviter toute interférence de cette question avec les objectifs fixés à l’institution.
Les délais dans le silence de la jurisprudence
Notons tout d’abord qu’à propos de ces délais inédits dans l’histoire de la justice pénale internationale pour une affaire de cette dimension – nous reviendrons sur ce point – la majorité de la Chambre a rédigé dix-huit lignes (sur 28772), c’est-àdire trois paragraphes (sur 1696) courant sur une demi-page (sur 711), dans son Jugement 547 . Elle refuse de se prononcer sur les délais d’ensemble de la procédure, renvoyant à une décision prise quinze mois auparavant exposant sa « conception » du droit à être jugé sans retard excessif548 qui n’étudiait pourtant la question que dans le cadre de la requalification des charges. Ne souhaitant pas dans le Jugement se prononcer sur la dernière phase du procès, celle de la requalification des charges que nous détaillerons plus en avant, la majorité affirme « avoir veillé à ce que [cette phase procédurale] se déroule de façon équitable mais aussi, a fortiori dès lors qu’elle s’engageait à un stade avancé, dans un délai raisonnable. Les développements de la présente section, comme l’enchaînement, parfaitement régulier, des écritures qu’elle a sollicitées et qui ont été produites, comme des décisions qu’elle a rendues depuis le 21 novembre 2012, démontrent, s’il en était besoin, que la Chambre a été guidée en permanence par ce souci de célérité »549 . Il convient de noter que cette « dernière phase » aura duré à elle seule un an, trois mois et 16 jours, et aura été enclenchée plus de six mois après la mise en délibéré de l’affaire550. Dans un raisonnement se satisfaisant des moyens mis en œuvre sans égards aux résultats qu’elle se refuse à analyser, la majorité se contente d’avoir fait, de son point de vue, tout ce qui était possible pour que les délais soient respectés, concluant : « Pour la Chambre, les exigences de l’article 67-1-c ont donc été pleinement respectées ». Il convient de rappeler à ce stade, en reprenant les termes de l’opinion dissidente et avant d’aller plus en avant, que l’affaire en question concernait un cas de complicité d’un seul accusé concernant une seule attaque ayant eu lieu sur une seule journée, dans un seul lieu.
Entre omniprésence procédurale et impossible célérité du droit international pénal
La lenteur des procédures est peut-être l’une des critiques les plus centrales et récurrentes qui soient adressées à la justice internationale par les différentes composantes de la société (médias, associations, avocats, représentants des victimes…). Celles-ci s’appuient le plus souvent sur des comparaisons avec les procédures nationales, les procédures de Nuremberg ou encore plus simplement des raisonnements intuitifs. Il ne nous appartient pas de juger de leur pertinence, mais de noter que, alors même que les rédacteurs du Statut de Rome ont donné une importance particulière à cette question – montrant a minima leur sensibilité à la pression sociale, a maxima reprenant la reprenant à leur compte, voire la nourrissant – celle-ci n’a pas jusqu’ici été sérieusement interrogée par les juges de la Cour pénale internationale. Plus encore, un rapide retour sur les jurisprudences des tribunaux internationaux montre que si la question a fait l’objet de quelques développements, elle n’a jamais été à l’origine d’initiatives fortes qui permettraient sinon de résoudre, du moins de limiter le problème. Il n’y 07-3363-tFRA, page 41, paragraphe 99). De#l’affaire#Katanga#au#contrat#social#global 331 a guère que l’exemple de l’affaire Barayagwiza 551 , l’un des principaux organisateurs du génocide au Rwanda – et dont l’issue constitua certainement l’une des pages les moins glorieuses de la justice internationale – qui ait tiré, ou plutôt envisagé de tirer les conséquences de la violation du droit de l’accusé à être jugé rapidement. Dit autrement, et à l’exception de cette tentative avortée de la chambre d’appel du TPIR, le droit d’être jugé sans retard excessif n’a jamais connu de conséquences procédurales graves et définitives, autres que des mesures d’étape visant à accélérer les procédures, laissant les instances progressivement dériver vers des délais toujours plus critiqués. Il ne s’agit pas, bien entendu, de prétendre que la question des délais n’est pas présente et ne joue pas un rôle majeur dans le fonctionnement de la Cour pénale internationale et son quotidien. Au contraire, notre expérience au sein du Bureau du Procureur nous a permis de percevoir la dimension quasiment absurde que prenaient les batailles procédurales pour obtenir des extensions des délais — et dans une moindre mesure de la longueur des documents — concernant la transmission de requêtes, d’actes d’enquête ou de mémorandums à la Cour. Une importante partie des échanges et des signatures demandées au Procureur concernait ainsi cette « procédure dans la procédure » — invisible pour l’extérieur de l’institution — qui faisait l’objet en retour de décisions de la Chambre et éventuellement de contestations de la part de la défense552. Plus encore, une partie de ces délais sont fixés par des décisions orales, voire plus simplement par échanges d’email entre les différents organes de la Cour, échappant ainsi à l’examen public et évitant d’alourdir la masse documentaire alimentant les archives des procès. Cela rejoint l’argumentation de la majorité dans son Jugement, qui assure avoir de bonne foi fait tout son possible pour permettre à l’accusé d’avoir un procès aussi rapide que possible.