De récentes enquêtes attirent notre attention sur le taux étonnement faible de signalement à la police d’agression sexuelle au sein du milieu prostitutionnel, pourtant bel et bien présent. Alors que la victimisation est inhérente à la prostitution, peu d’importance est accordée aux femmes prostituées. Pour n’importe quelle femme, la violence sexuelle possède une portée traumatique face à laquelle les victimes sont démunies et dont les effets destructeurs semblent illimités (Keygnaert, 2017). Quand bien même l’ampleur de ce phénomène est relativement sous-estimé, les agressions sexuelles à l’encontre des travailleuses du sexe représentent pourtant une réalité. Souvent, le viol de ces femmes est accompli au moyen de la force, d’armes, de menaces ou de ruses malhonnêtes de la part de « mauvais clients », de proxénètes ou de leurs partenaires intimes. Par leur isolement et leur marginalisation, les prostituées de rues sont fréquemment, voire quotidiennement, exposées à toute forme de brutalité. Assurément, le racolage est certainement la pratique prostitutionnelle la plus subversive (Tutty & Nixon, 2007).
En effet, l’illégalité du racolage place les femmes prostituées dans une position instable qui les font vaciller entre victime et suspecte. Lorsque ses pratiques lui sont reprochées, l’infraction de racolage peut prendre le dessus sur sa victimisation. Pour renverser ce processus par lequel la compassion est remplacée par la suspicion, « il faudrait apporter la preuve du préjudice subi », or les éléments probants font souvent défaut (Jakšić, 2008, p.136). De cette façon, la capacité de porter plainte et d’appuyer son allégation pour les femmes prostituées apparait restreinte étant donné les difficultés liées à la corroboration des dépositions en matière de violences sexuelles. Le parcours du suivi judiciaire s’avère encore plus laborieux pour elles, notamment en raison des représentations sociales qui jettent un doute sur leurs allégations (Jordan, 2004).
Compte tenu des nombreux préjugés et stéréotypes intersexuels socialement acceptés, les femmes prostituées subissent une deuxième victimisation. La victimisation secondaire fait référence à un mécanisme par lequel l’individu est, dans un premier temps, victime d’une infraction et ensuite rendu coupable de sa situation. Autrement dit, la femme prostituée ayant subi une relation sexuelle forcée se voit blâmée pour l’agression sexuelle subie. D’après Bates, le blâme de la victime se caractérise comme « l’acte injuste accusant la victime d’avoir contribué à sa propre victimisation » (2015, p.18).
En réalité, le problème est sous-jacent car les femmes sont en fait tenues responsables de leur conduite sexuelle lorsque celle-ci est jugée immorale et effrontée. Cette discrimination implique des croyances au sujet des femmes et de leur pureté. Elles seraient utilisées pour justifier la violence quand elle ne se conforme pas aux standards d’une société prônant un comportement sexuel exemplaire tel que la vertu et la chasteté. On s’attend à ce que les femmes restent sexuellement dociles (Valenti, 2009). Avec cette idée, seules les femmes décentes sont considérées comme des victimes qu’il faut soutenir et protéger (Doezema, 1999) .
La violence sexuelle à l’encontre des travailleuses du sexe et la responsabilisation qui s’ensuit en sont le parfait exemple par le simple fait qu’une femme n’est pas censée être aussi ouverte sexuellement dans une «perspective traditionnelle de la féminité et de la sexualité» (Bates, 2015, p.19). Pour Mathieu, leur sexualité multi partenariale traduit une dimension scandaleuse aux yeux de la société qui établirait une division inconsciente de ces victimes comme digne ou indigne dans l’esprit judiciaire (Mathieu, 2002).
Le blâme de la victime comme processus d’attribution de responsabilité
Selon la théorie d’attribution d’Heider, il existerait une série de causes logiques et rationnelles conduisant à des évènements tels que l’agression sexuelle, qui sont soit internes, soit externes aux individus. Lorsque le comportement est attribué à des facteurs personnels, la population est plus susceptible de responsabiliser la personne pour son attitude. A l’inverse, l’attribution du même comportement à des forces extérieures et situationnelles balaierait toute tendance au blâme de la victime (Menaker & Franklin, 2013). A ce titre, cette théorie souligne la tendance chez les individus à « faire appel à des facteurs internes ou à des dispositions personnelles pour expliquer ce qui arrive aux gens » (Jorge, 2006, p.55). Une femme victime de viol perd de cette façon son « innocence » et est rendue coupable de ce qui lui arrive puisque c’est elle-même qui a provoqué sa propre victimisation.
Depuis un certain nombre d’années, les courants multidisciplinaires s’enchainent pour décrier l’inégalité de traitement entre les sexes au sein de la chaine pénale. Chaque maillon serait, à son niveau, teinté de représentations stéréotypées en matière de genre dont leur tempérament sexiste ne reste pas sans conséquence dans le paysage judicaire.
Ces idées reçues affectent notablement le processus pénal par une modélisation de la femme « autour d’une dichotomie des stéréotypes explicites et implicites qui renvoient aux représentations positives et négatives de la femme selon une vision sexiste » (Garcet, 2017, p.54). Les différentes études dénoncent le caractère dualiste de cette perception féminine que l’on peut réunir symboliquement en deux catégories distinctes : la femme « chaste » et la femme « non-chaste ». Ces croyances stéréotypées peuvent avoir des effets directs en façonnant nos réponses aux autres, comme cela influence les tendances à blâmer une victime. Cette distinction offre les ressources nécessaires à la dévalorisation de certains types de victimes en disculpant l’auteur et en justifiant son attitude sexuellement violente (Sarlet & Dardenne, 2012).
Abrams et al. stipule que, des stéréotypes sexospécifiques découlent une image irréaliste de la femme en tant que « gardienne de la sexualité » (2003). Les effets de cette construction d’idéal féminin s’avèrent délétères car elle donne naissance à un concept de moralité sexuelle dont la femme se voit dès lors responsable. Suivant cette logique, la victime d’abus sexuel est condamnable si elle n’a pas pris soin de préserver sa sexualité comme il était prescrit. Par conséquent, en cas d’acte sexuel coercitif, la réaction sociale a tendance à se focaliser exclusivement sur la conduite de la victime ainsi que la relation qu’elle entretenait avec l’agresseur plutôt que de se concentrer sur l’acte en lui-même et sur les intentions de l’auteur. Cette manière de procéder peut « représenter un obstacle dans le parcours tumultueux des poursuites pénales en cas de viol » (Abrams et al., 2003, p.112).
I. Introduction |