La Problématique de la folie Chez NIETZSCHE
Essence du Rationalisme : la raison en tout, partout et pour tout
« Le motif dominant du rationalisme est évidemment l’hypothèse que la réalité peut être atteinte en quelque façon et les actions humaines évaluées sinon gouvernées par l’usage de la raison. 1 » Ce propos de Gilles- Gaston Granger donne déjà un large aperçu de ce qu’est le rationalisme. Il ressort de là qu’elle est une doctrine qui accorde à la raison une valeur éminente et la croit capable de régenter la quasi totalité des actions humaines. En d’autres termes, comme l’énonce le Phédon : « …l’esprit ordonnateur ordonne toutes choses et dispose chacune de la meilleure manière possible. 2 »Tout donc semble partir de la raison et tout semble revenir a elle car sa souveraineté est totale. Seulement une telle vision ne reçoit pas l’approbation de Nietzsche comme le laisse apparaître ce précepte de Zarathoustra : « instrument de ton corps, telle est aussi ta raison que tu appelles « esprit », mon frère, un petit instrument et un jouet de ta grande raison. 3 » L’assertion a une valeur dépréciative puisqu’elle rabaisse la raison à l’étage de la petitesse et de la faiblesse. Selon Deleuze qui cite la Volonté de puissance, l’atrophie de la raison dont nous venons de faire part, ne doit susciter aucun étonnement car avec Nietzsche : « Nous en sommes à la phase où le conscient devient modeste.» . Sigmund Freud médecin autant que « philosophe du soupçon » démythifie la raison et invite les rationalistes a déchanter car en vérité la voie de la raison n’offre plus une issue certaine. Voilà son annonce : « Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit sur ce qui se passe en dehors de sa conscience dans sa vie psychique. » Apparemment Freud semble être plus radical que Nietzsche puisqu’il énonce l’incapacité de la raison à maîtriser son propre domaine et à connaître ses réelles possibilités. Les fervents et ardents défenseurs du rationalisme sont par conséquent tournés en dérision. C’est le cas de Descartes qui définit la raison comme étant « la seule chose qui nous rend homme » et de Socrate qui a formulé cette bouleversante équation : « Raison = Vertu = Bonheur » .Si Nietzsche s’est acharné sur Socrate au point de le juger problématique c’est parce que l’enseignement de ce dernier pullule et fourmille d‘«indices de décadence»4 dont l’exclusivisme de la raison («la raison à tout prix»5 ), «la superfétation logique »6 , l’introduction d’un «dérèglement et [d ’] une anarchie dans les instincts.» Voilà pourquoi le théoricien du »perspectivisme » salue l’arrêté condamnant le maître de Platon et le juge même salutaire car on empêche ainsi à la graine de la décadence de fleurir même si elle a eu le temps de germer. 1. Platon, Apologie de Socrate, Folio/ Essais, Gallimard 1950, Paris, §4, « la mission divine », p.45(c). Ainsi, tout le nietzschéisme pourrait en substance être compris comme l’antithèse du socratisme d’après Angèle Kremer-Marietti qui écrit : « à la superfétation socratique de l’instinct de savoir logique succède par l’intermédiaire de la perspicacité de Nietzsche, une tout autre manifestation le phénomène dionysiaque. »C’est donc clair, le temps socratique n’a été que célébration de l ’« instinct de savoir logique » c’est- à- dire une glorification de la raison et de tout ce qui passe par son « canal », une exaltation des divinités qui l’informent et une réfutation du déraisonnable et du déraisonné. André Lalande nous fait savoir que le rationalisme c’est aussi « la foi dans la raison, dans l’évidence et la démonstration ; [la] croyance à l’efficacité de la lumière naturelle.» Nous avons donc affaire à une doctrine qui mise sur la raison et croit fermement que la raison vaut et prévaut en tout, partout, pour tout. Il s’annonce alors ce qu’on pourrait appeler le règne sans partage de la raison et le requis semble être l’état de lucidité sans lequel la bonne orientation et de la bonne direction de l’esprit ne peuvent être assurées. Aux yeux de Nietzsche, une telle lecture dénote une maladie précisément celle de l’«idiosyncrasie» et elle consiste en une erreur de jugement et de classement. Autrement dit, le rationalisme n’est rien d’autre selon Le crépuscule des idoles que l’art de «confondre les choses derniers avec les choses premiers. »3 Une telle remarque a toute son importance puisqu’elle indique apparemment que « la voie du logos » n’a pas plus de prégnance que ce que Derrida a appelé « la non voie » Nietzsche va même jusqu’à faire du raisonnable le symptôme caractéristique d’une nouvelle maladie : « la raison à tout prix, la vie claire, froide, prudente, dépourvue d’instincts, en lutte contre les instincts ne fut elle-même qu’une maladie, une nouvelle maladie»1 écrit Nietzsche. Sigmund Freud que nous avons cité plus haut dit exactement la même chose puisqu’il fait coïncider le moment de la raison à « la troisième humiliation » donc troisième « maladie » que l’homme subit après celles occasionnées par les révolutions copernicienne et darwinienne. Voilà qui risque à coup sûr de faire écrouler, tel un château de cartes, l’édifice du raisonnable érigé par le rationalisme. La raison de cette désaffection vient du fait que « les clivages du moi » 2 ou encore « les motions pulsionnelles» que Nietzsche désigne par le terme «d’instincts» ne sont pas pris en compte et n’acquièrent aucune considération aux yeux des rationalistes. Pourtant à en croire Freud, ces « hôtes étrangers» qui sont du reste insensibles à une réfutation logique»3 mérite toute l’attention du chercheur. Comme pour dire que l’homme n’est pas un être unidimensionnel et que par conséquent les voies de la conscience restent impénétrables, in –cernables et simplement in-connaissables. Quelqu’un comme Jacques Lacan et même Kant soutiennent sans détours la congruence de la raison et pensent que l’impensable excède le pensable, tout comme l’invisible le visible. Nous en voulons pour preuve le propos de Lacan cité par Rozenberg qui n’est rien d’autre qu’une repartie apportée au fameux « Je pense donc je suis» : « Je ne suis pas là où je suis le jouet de ma pensée (…) ; je pense à ce que je suis là où je suis le jouet de ma pensée, je pense à ce que je suis là où je ne pense pas. » Nous avons là un style assez humoriste qui monte tout de même que la pensée participe à un jeu où elle tient pratiquement un rôle de comparse, elle n’est qu’une petite pièce dans un engrenage établit sur la base de la multiplicité et de la diversité. Selon Deleuze, des penseurs comme Pascal, Chestov, Kierkegaard vont tout bonnement préférer le « fil de l’intériorité» à la «Voie du logos » qui serait d’après eux plus expressive et plus digne d’intérêt. Le « philosophe au marteau » quant à lui casse l’absoluité de la raison et trouve qu’il est plus pertinent d’ « affirmer tout le hasard au lieu de le fragmenter et de laisser un fragment parler en maître. » L’évocation de Dionysos dont nous allons maintenant faire part obéit à cette logique de rassemblement et de regroupement des différentes forces que les rationalistes ont soit méconnues, soit ignorées. .
Le débordement dionysiaque
Dionysos, son identité, son action et ses pouvoirs se comprendraient difficilement sans une nécessaire mise en rapport avec Apollon. Ce que La Naissance de la Tragédie souligne sur Apollon c’est qu’il est la divinité qui symbolise « l’apparaissant » 4 , « la lumière »5 et se charge en même temps de stimuler les « facultés créatrices »6 .Cela voudrait dire alors que le fidèle apollinien doit toujours militer en faveur de la raison et doit par conséquent marquer ses actes du sceau de l’éclat et de la lumière. Sous ce rapport, nous nous demanderons légitimement si le maître de Platon n’a pas défendu la cause apollinienne conformément à son enseignement dont il rappelle la nature à l’heure de son procès : « Je ne fais rien d’autre en effet que de circuler partout- déclare Socrate -je vous engage les plus jeunes comme les plus âgés à n’avoir ni, pour vos corps, ni pour votre fortune, de souci qui soit antérieur à celui de l’amélioration de votre âme. »Le maître de Platon invite donc libéralement les athéniens à ne servir que leur âme c’est-à-dire à mettre tout leur zèle dans la recherche de la « tempérance » et de la modération car ce sont de tels états qui honorent et embellissent l’âme. Aussi, Henri Arvon peut- il faire cette remarque : « Socrate séducteur fait triompher auprès de la jeunesse athénienne le monde abstrait de la pensée. » 2 Ainsi, L’homme n’est digne que par la pensée et par la rationalité de cette pensée; ce qui passe inéluctablement par l’exercice et la bonne application de sa raison .Si la tempérance comme le précise Le Protagoras est le « contraire de la folie » , il reste évident, d’après la logique socratique, que l’homme lucide et raisonnable peut espérer échapper à la tourmente de la folie. Pour Nietzsche, cette lecture opérée par Socrate procède d’une erreur de vision car si les rationalistes disposaient d’un « œil cent fois plus perçant pour les choses proches, l’homme [leur] semblerait [aient] énorme » Le manque de profondeur et d’acuité dans le regard aura donc causé chez l’accoucheur des esprits cette « hypertrophie de la raison » dont parle Philonenko et occasionné en même temps l’oubli et l’omission du dionysiaque. Pour toutes ces raisons Socrate se voit déclarer « adversaire de Dionysos » car en réalité jamais « Apollon ne put vivre sans Dionysos » La Naissance de la Tragédie parle de Dionysos pratiquement en des termes louangeurs ainsi que l’atteste ce passage : « Oui mes amis, croyez avec moi à la vie dionysiaque […] Le temps de l’homme socratique est passé. Le thyrse à la main, couronnez-vous de lierre et ne soyez pas étonnés si le tigre et la panthère viennent se coucher caressants à vos pieds. Osez maintenant être des hommes tragiques car vous devez escorter le cortège dionysien […] Armez- vous de rudes combats, mais croyez, aux miracles de votre dieu ! »4 écrit Nietzsche. Après la diffusion de l’apollinisme par Socrate voilà la promotion du dionysisme entreprise par Nietzsche. Il apparaît dans ce propos que l’individu qui manifesterait un dévouement à Dionysos peut nourrir l’espoir de parvenir, en retour, à la béatitude. Pour cela, il doit s’acquitter pleinement de son enseignement qui n’est rien d’autre qu’appel à la DE -MESURE c’est-à-dire un dépassement de l’enseignement socratique caractérisé par une incessante et continuelle invitation à la MESURE. Le moment dionysien nécessite forcément un esprit « tragique » et un courage léonin car l’itinéraire du « cortège dionysien » est jalonné de « combats », d’épreuves et d’obstacles de toutes sortes que seul le disciple aguerri et endurci peut espérer le suivre de bout en bout. A la limite, un fou accomplirait merveilleusement les recommandations dionysiaques car il est quelque part l’être de l’entêtement et de la persévérance. D’ailleurs, les multiples appellations dont se sert Nietzsche pour désigner Dionysos montrent bien que cette divinité approuve la folie : il est le dieu « tentateur » 1 , « l ‘ensorceleur » 2 , « le visiteur des enfers de toute âme » et surtout le père de « l’ivresse » .De même, son programme initiatique se résume à l ‘exploration du sinistre et du lugubre .La question qu’il faut dés lors se poser est celle de savoir ce que l’humain gagne à s’inspirer de ce dieu terrifiant et horrifiant. La réponse nous est donnée dans Le Crépuscule des idoles où Nietzsche écrit : « Pour qu’il y ait la joie éternelle de la création, pour que la volonté de vie s’affirme éternellement par elle même il faut qu’il y ait « des douleurs de l’enfantement »… [Sic]Le mot de Dionysos signifie tout cela »3 En vérité, le dieu « tentateur » se préoccupe plus que quiconque du BIEN-ETRE de l’homme même s’il établit que l’accession à la félicité nécessite presque la folie et passe forcément par des folies. En ce sens, nous comprenons pourquoi Nietzsche disciple de Dionysos mais aussi penseur malade et « fou », aux yeux de certains, a tant chanté, loué et exigé la grande souffrance ainsi que l’explique Alfred Fouillé : « Nietzsche fait un admirable éloge à la souffrance à laquelle il attribue […]les progrès de l’humanité. ». Il apparaît très clairement que le « progrès »en soi, n’est pas un fait de la raison ; il est plutôt l’achèvement et le couronnement d’un cursus initiatique tissé et miné de douloureuses épreuves et dont l’homme a triomphé grâce à sa dé- raison. La critique peut pourtant brandir la maïeutique socratique pour signifier à Nietzsche que l’enseignement de Socrate ne passe pas sous silence cette nécessité de la douleur dans le travail d’enfantement de la connaissance. Seulement, le « CHANT D’IVRESSE » véritable hymne à la douleur, montre parfaitement que la bonne et souhaitable souffrance a un caractère lancinant et persistant puisqu’elle dit toujours « passe, mais reviens ! »De même cette douleur procure de la joie alors que celle de la maïeutique peut occasionner des plaintes ou des et des complaintes. En d’autres termes, la souffrance théorisée par l’accoucheur des âmes n’a pas l’aiguillon pointu, la morsure venimeuse et l’effet bouleversant. Il est de fait que le cheminement avec Dionysos ne peut en aucun cas se présenter sous les dehors d’une promenade tranquille et paisible. En effet, il s’agit ou de traverser un labyrinthe ou, de « descendre dans les enfers de toute âme » 2 ou encore d’explorer une « Terra incognita « ou enfin de pénétrer dans les « égouts »3 . Or de tels exercices n’offrent aucune garantie sécuritaire et salutaire. En effet, l’individu peut ainsi, soit sombrer dans l’envoûtement ou la folie, soit croiser l’infortune et la mort. D’ailleurs, Zarathoustra confirme l’enseignement dionysiaque relatif à l’assimilation de la connaissance au danger puisqu’il affirme énergiquement que « l’absence de fièvre est bien loin d’être de la connaissance » 4 ; avant de crier son dépit : « Je ne crois pas aux esprits réfrigérées ! ». Doit-on ainsi considérer la « fièvre » comme une marque de délivrance et d’ascension ? Il est médicalement démontré que la présence de la fièvre peut se révéler être le signe manifeste d’une maladie. S’il en est ainsi, le texte précité veut-il dire qu’ un malade comme le fou est un élu ou cherche-t-il à fonder la thèse selon laquelle, connaître c’ est transiter par la maladie (exemple de la folie) qui ne serait alors qu’ une des « douleurs de l’ enfantement.» Quoiqu’ il en soit, nous retiendrons que l’évocation de Dionysos dans La Naissance de La Tragédie une œuvre lucide et réfléchie parce que première, permet à Nietzsche de secouer le socle de l’édifice rationaliste et de montrer que la dé- mesure a aussi ses charmes, ses privilèges et ses secrets. Désormais, « la réduction de l’homme à la raison, à la logique, à la dialectique […] qui revient à ignorer la pluralité, la fluidité, l’inconnue de la vie réelle » 1 ; n’est plus de saison. Il s’ agit plutôt de promouvoir l’autre de la raison , l’ autre de la conscience , l illogisme, l’irrationalisme, la multiplicité des états, des situations et des possibilités. Autrement compris, Nietzsche appelle à la perspective, c’est-à-dire la capacité de devenir autre tout en restant le même. S’il est ainsi clair avec l’anti-rationaliste que la raison n’est plus la seule et authentique référence quelle est alors la valeur de ce propos de Mirabeau que cite Michel Foucault : « Il faut cacher à la société ceux qui ont perdu l’usage de la raison » . En d’autres termes, que vaut la folie à l’aune de la raison .
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